Mon propos sera plus rétrospectif que prospectif ; j'espère toutefois pouvoir, in fine, apporter quelques réponses à vos interrogations.
Le paritarisme est né avec la généralisation du salariat, que des évolutions sont susceptibles de modifier. La question est de définir le paritarisme d'institution, établi dans l'intention de structurer le rapport entre le patron et l'ouvrier par l'organisation de leurs intérêts respectifs. Mais il s'agit aussi d'en associer la représentation à la production de biens collectifs et de règles établies dans l'intérêt général. Antérieurement, cette dernière référence n'apparaissait pas clairement, car un certain nombre d'acteurs associés à la vie paritaire ne la reconnaissaient pas nécessairement.
Le paritarisme est plutôt généralisé dans l'État-providence contemporain. Il est aussi présent au sein des organes professionnels issus des conventions collectives et, historiquement, on le rencontre dans quelques entreprises du secteur public, telles la SNCF et EDF.
L'invention du paritarisme a toujours été associée à ce que les politologues appellent un « impératif de gouvernabilité ». Quel est, au départ, le pari politique sous-tendu par cette invention ? Il s'agit de chercher à solidariser les représentants des intérêts sociaux avec des programmes institutionnels, de les y intéresser, et de mettre ces intérêts sociaux organisés au service d'une idée.
Les débats et actions ayant porté sur la formation professionnelle ainsi que sur le projet de « Nouvelle Société » de Jacques Chaban-Delmas et Jacques Delors ont constitué, à mes yeux, l'un des derniers grands moments du paritarisme d'institution et, dans une moindre mesure, d'industrie. Il convient de ne pas le confondre avec d'autres formes de représentation ou de partenariat social institutionnalisées plus tardivement, tel le partenariat social dont l'accord du 21 février 1968 sur le chômage partiel pourrait constituer l'acte de naissance, et qui a créé une nouvelle sphère de relations entre ce que, depuis cette date, on appelle les partenaires sociaux et l'État.
Il faudra attendre la loi du 31 janvier 2007 de modernisation du dialogue social, créatrice de l'article L. 1 du code du travail, pour que la procédure dite de « loi négociée » — expression née à l'époque de Jacques Delors — s'institue et permette à ce partenariat social institutionnalisé de bénéficier d'une garantie extérieure. L'institution des allocations familiales illustre bien l'intérêt qu'il y a à solidariser les partenaires sociaux ; avant-guerre, il s'agissait surtout d'une institution patronale à laquelle certaines organisations syndicales, dont la CGT, étaient défavorables, considérant que ces allocations pouvaient constituer un moyen de pression sur les salaires directs. Après-guerre, il a été constaté, particulièrement à Paris, que la part de ces allocations dans le revenu ouvrier était passée de 15 % dans les années 1930 à un peu plus de la moitié dans les années 1950. La CGT, par exemple, est désormais très solidaire de cette institution qui a participé à l'homogénéisation des conditions d'emploi avant que des grilles de salaire n'apparaissent, précédant la mensualisation du versement des paies.
La mission du paritarisme était d'aller chercher les acteurs sociaux pour les solidariser avec les institutions de l'État social. Il met en présence des intérêts potentiellement antagonistes afin de les forcer à coopérer sur quelques grandes lignes : historiquement — et cela me semble redevenir au goût du jour — il s'agit d'une régulation du social par le politique, mais aussi d'une régulation de l'économique par le social. La situation a changé au cours des trente dernières années : auparavant, le social égalait le national et l'économique était la sphère subordonnée, ce qui n'est plus le cas aujourd'hui.
L'idée paritaire n'est pas apparue toute faite : son introduction dans le droit positif peut être fixée au décret du 17 mai 1848 sur l'organisation des conseils de prud'hommes. Ainsi, le procédé paritaire naît dans le champ du travail et pas dans celui de la protection sociale. À l'époque la fraternité entre patrons et ouvriers est proclamée sans vraiment que les moyens lui en soient donnés : c'est ce que j'ai appelé la « thèse du malentendu », car l'intention était de dénouer les malentendus entre les parties, thèse assez en vogue à l'époque au sein du patronat industriel chrétien.
De façon quelque peu autoritaire et maladroite, on a voulu procéder à l'intégration politique de la classe ouvrière, d'autres tentatives ayant échoué ; il fallait donner un contenu à ce que l'abbé Sieyès appelait l'« idéal d'adunation ». Quel est l'intérêt supérieur commun susceptible de rapprocher les parties ? L'intérêt national, caractéristique de la Grande Guerre, par exemple, ou des perspectives comme celle tracée par la doctrine sociale de l'Église, qui a constitué une importante référence pour aimanter cette solidarité entre patrons et ouvriers.
L'importation du paritarisme dans la sphère de la protection sociale est assez tardive, si l'on excepte la loi du 5 avril 1910 sur les retraites ouvrières et paysannes, au sujet de laquelle on parle de « patronage associé » : les patrons gouvernent et les représentants des ouvriers sont subordonnés.
On ne peut pas inventer le paritarisme sans un certain nombre d'inventions connexes — ce qu'a abondamment montré le XXe siècle —, comme le contrat de subordination, qui a pour rôle de matérialiser des intérêts divergents entre les parties, la notion d'ordre public social, ainsi que la détermination progressive d'un plan général de relations collectives du travail. Cette dernière emporte deux notions-clés : la notion d'intérêt, qui sera progressivement construite par la jurisprudence, et la notion de représentativité, qui fait encore débat aujourd'hui.
Cet édifice est extrêmement fragile, ce qui n'a pas empêché la multiplication des formes de gouvernement paritaire. Le paritarisme constitue une doctrine assez faible qui a fondé une pragmatique institutionnelle ; aujourd'hui, il s'impose à défaut de technologie politique alternative, ce qui le rapproche de l'expression anglaise ready-made solution. Lorsque l'on a quelque chose à instituer entre la société civile organisée et l'État, on fait appel au paritarisme.
Le paritarisme favorise la reconnaissance d'intérêts collectifs, qui divergent de l'intérêt général, ainsi qu'un partage de souveraineté — idée qui trouble en France — opéré par l'État au profit de ces intérêts. Il correspond à une façon de penser le gouvernement au moment où l'on passe de la conception d'un gouvernement des hommes sur un territoire donné à celle d'un gouvernement des choses pour une fin donnée, selon l'expression de l'un des inventeurs du droit public, Maurice Hauriou, qui évoquait le « gouvernement d'institution ». Or, gouverner consiste à diriger des institutions. On voit que discipliner la société revient à associer aux institutions que l'on va créer tous ceux qui sont susceptibles de s'opposer à l'État.
L'invention du paritarisme renvoie à une question très mal traitée en France — contrairement à certains pays dits néocorporatistes tels que l'Autriche, au modèle continental ou nordique, et aux Pays-Bas — qui est celle de l'incorporation collective des producteurs et de leurs représentants respectifs à la politique. Un autre inventeur du droit public, Léon Duguit, qui écrivait dans La Revue politique et parlementaire, a fait part de son hostilité à l'association des représentants salariés et patronaux aux travaux du Parlement.
Le paritarisme, en tant que doctrine, va procéder d'une sorte d'échange politique. Dans les années 1970, le politologue italien Alessandro Pizzorno a considéré que l'échange politique est un jeu dans lequel un acteur politique fort — l'État — donne des ressources à un acteur faible en cherchant à accroître la capacité de médiation de celui-ci, toujours susceptible de s'opposer à lui, et en jouant sur l'économie qui procure au fort les capacités du faible à agréger des soutiens et à produire du consentement. Il s'agit là d'un calcul ancien, car le paritarisme été inventé par les Allemands au XIXe siècle lorsque l'empereur Guillaume avait introduit dans le champ politique le paritarisme confessionnel, dont sait à quelle urgence sociale il avait à répondre à l'époque. En 1877, dans La Revue des Deux Mondes, Georges Valbert écrivait ces mots qui revêtent une certaine actualité : « La politique ecclésiastique qu'on y pratiquait s'appelait le paritarisme : c'était un système de respect également bienveillant pour tous les cultes ; le gouvernement les protégeait, les patronnait et leur demandait en retour de l'aider à combattre le radicalisme, la démagogie, les passions révolutionnaires. »
On voit bien qu'à la question sociale, qui s'origine dans le XIXe siècle, la technologie politique apporte des réponses de cette nature.
La question se pose : pourquoi n'y a-t-il pas de paritarisme dans l'entreprise ? Le juriste René Théry a été le premier théoricien du paritarisme de branche, après la promulgation de la loi du 11 février 1950 relative aux conventions collectives et aux procédures de règlement des conflits collectifs de travail. Avec beaucoup de pénétration, il a étudié l'une des premières conventions collectives, celle de l'industrie textile, en date du 1er février 1951. À cette occasion, il a observé que l'institution du paritarisme de branche se situant entre la profession et l'entreprise, elle avait un intérêt pour le patronat qui, selon cet auteur, a conscience que : « En se ralliant à un paritarisme dont les instances sont extérieures à l'entreprise, il n'exposait inéluctablement aucune de ses prérogatives essentielles à un surcroît de contestation. » Voilà une institution qui va se révéler très pratique pour le patronat — j'évoquais tout à l'heure les réticences de la CGT au sujet des allocations — en lui permettant d'installer des organes de gouvernement au niveau de la profession et de s'affranchir de la nécessité d'accueillir l'organisation syndicale dans l'entreprise.
René Théry observe que la parité, à cette période, devient technique et méthode, s'institutionnalise en réunions, commissions, expertises et décisions paritaires. Dans la crise du textile à l'époque, naît aussi la conscience d'un lien étroit entre la prospérité des entreprises et le niveau de vie des salariés. Ainsi, le bénéfice du paritarisme historique est d'avoir produit cette évidence au coeur même de la société et de ses représentants.
Le développement du paritarisme dans les institutions sociales a constitué une évolution majeure. Au départ, le gouvernement de la protection sociale n'impose aucun modèle d'organisation et diverses formes de gestions existent : patronale, ouvrière, mutualiste, qui cohabitent avec du tripartisme… Dans les années 1930, le patronat va structurer une protection sociale pour les exclus — ceux qui ne bénéficient pas des assurances obligatoires et sont les collaborateurs, donc les cadres — ; à cette fin, il s'appuie sur la technique récemment constituée des conventions collectives de travail telles qu'organisées par la loi du 24 juin 1936. Il entend par là conserver une compétence de gestion et rapprocher de lui ceux qu'à l'époque il nomme ses collaborateurs. Le procédé paritaire va alors transposer à la gestion le formalisme propre à l'établissement de ces conventions ; c'est pour cela que j'ai appelé l'attention sur la confusion à ne pas commettre entre le partenariat social et tout ce qui existe en matière de relations collectives du travail dans le champ des conventions collectives — au sein duquel peut se déterminer la naissance d'institutions qui sont paritaires : cette erreur explique bien des drames.
Pour comprendre la crise que nous connaissons aujourd'hui et le trouble qui agite ces institutions providentielles, il faut savoir qu'à la fin des années 1930, les plafonds sociaux vont changer et certains exclus des assurances sociales — les cadres — vont entrer dans les régimes obligatoires : tout cela doit être harmonisé. C'est à partir de là que le procédé paritaire va progressivement constituer un système sui generis pour le gouvernement de ces assurances sociales ; une sorte de contrepartie à l'obligation d'affiliation et d'adhésion. Cela sera fixé par la jurisprudence au milieu des années 1970, et le caractère substantiel de la gestion paritaire dans l'hypothèse d'un régime obligatoire va naître progressivement d'une histoire développée avant-guerre pour se fixer dans la jurisprudence et le droit positif après-guerre.
Ce rappel historique conduit à deux questions très actuelles.
La première est celle de l'entrée de cette protection sociale complémentaire dans le marché de l'assurance collective avec la constitution de groupes gouvernés par des sommitaux paritaires, mais regroupant toutes sortes d'institutions : institutions solidaires, compagnies d'assurances, etc. Bien connu aujourd'hui, ce mouvement n'a été qu'entraperçu au départ.
En second lieu, le Conseil constitutionnel, par sa décision du 13 juin 2013, a posé une limitation portant sur les clauses de désignation, mais surtout de migration des contrats de prévoyance qui porteraient atteinte à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle.
Ce sont ainsi deux évènements relativement récents qui affectent l'économie du système : l'évolution du marché de l'assurance collective, et cette décision du Conseil constitutionnel qui marque un point d'arrêt aux prétentions des acteurs sociaux et interroge le recours au procédé et donc, d'un certain point de vue, sa dilution comme organe de gouvernement.
Le débat de doctrine portant sur le paritarisme a été instruit par les acteurs sociaux, souvent au sujet d'une institution. À part en 1983, du fait des élections à la Sécurité sociale, et en 1986, parce que le Conseil national du patronat français (CNPF) quitte le conseil d'administration de l'assurance maladie, la presse n'évoque pas le paritarisme au cours des années 1980 mais s'empare du sujet à partir de la décennie suivante : un jeu entre acteurs s'institue alors.
L'équivoque entre la convention collective de travail et les institutions susceptibles d'en procéder demeure ; comme aurait pu le dire le juriste Paul Durand dans les années 1950 : une confusion existe entre la convention collective de travail et la convention collective de prévoyance et de sécurité sociale. C'est-à-dire que les partenaires sociaux vont mettre à profit la signature du contrat pour interdire aux non-signataires l'accès aux organes de gouvernement, procédé assez courant contre lequel la CGT avait pu s'élever dans les années 1990 au sujet du comité paritaire national pour la formation professionnelle, et qui a donné lieu à une jurisprudence. En principe, cette exclusion est incompatible avec l'idée paritaire, mais on voit bien qu'elle est compatible avec l'idée conventionnelle, et il y à là une difficulté puisque les accords qui instituent les régimes sont typiques d'une hybridation de la loi et du contrat ; de là résulte la délégation d'autorité de la part de l'État à des parties afin de gérer des institutions établies dans l'intérêt général.
Jean-Jacques Dupeyroux considérait cela comme absurde, estimant que ces institutions n'ont pas pour objet la gestion de rapports entre les employeurs et les salariés, mais les rapports entre les institutions, ainsi qu'entre leurs débiteurs et leurs créanciers. Cette distinction n'a pas été conservée ; elle était présente dans la doctrine de Paul Durand, et Jean-Jacques Dupeyroux l'a faite sienne. Cela a fait place à toutes les controverses tactiques qui ont pu être évoquées par la plupart des interlocuteurs de votre mission d'information. La séparation princeps, en 1984, du régime d'indemnisation du chômage entre assurance et solidarité préfigure ces jeux d'acteurs à travers une série d'oppositions entre le vrai et le faux paritarisme, d'origine conventionnelle ou étatique, de gestion ou de contrôle et d'orientation — dans le champ de la formation professionnelle —, entre le paritarisme et le « partenarisme », c'est-à-dire un paritarisme à l'eau de rose, entre le paritarisme arithmétique, avec l'arrière-pensée de l'autonomie de gestion, et la démocratie sociale, entre le paritarisme et le tripartisme — identifié par certains acteurs sociaux comme étant le véhicule de l'étatisation —, entre la gestion par les financeurs et la gestion par les bénéficiaires.