Personne ne peut prétendre rivaliser avec Jacques Barthélémy sur le terrain du paritarisme. C'est un monde que les avocats ont très peu exploré, et dont il reste l'un des seuls véritables connaisseurs.
Je développerai essentiellement deux points : l'évolution de la fonction syndicale dans la négociation et la gestion paritaire ; et l'apparition d'un mouvement qui tend à considérer comme obsolète le système actuel d'organisation des relations de travail et de la fonction syndicale.
Il a fallu une double intervention, législative et jurisprudentielle, pour donner corps au paritarisme. C'est la Cour de cassation, en 1907, qui a défini la catégorie du salarié pour l'application de la loi de 1898 sur les accidents du travail. Avant cela, les choses n'étaient pas claires du tout entre le statut des ouvriers patentés, des contremaîtres et des chefs d'atelier. L'histoire du conseil des prud'hommes au XIXe siècle en donne l'exemple : on ne savait pas qui devait siéger où. D'ailleurs, les ouvriers à livret détestaient les ouvriers patentés, qu'ils considéraient comme pires que les maîtres. La loi de 1905, quant à elle, a donné la forme d'organisation moderne du paritarisme pour faire fonctionner les conseils de prud'hommes, avec des patrons d'un côté et des salariés de l'autre. Cette forme continue de gouverner le fonctionnement actuel de la juridiction prud'homale.
Le syndicalisme a subi des évolutions dans ses fonctions, mais pas dans son organisation. Le syndicalisme réformiste et plus ou moins complaisant avec l'employeur a joué un rôle dans l'action collective ouvrière, mais ce rôle a beaucoup évolué au cours des années.
Le droit social a longtemps été un millefeuille où chaque conquête se traduisait par l'ajout d'un nouveau droit aux droits préexistants, la hiérarchie des normes et le principe de faveur faisant le reste, interdisant toute désescalade, sauf par l'effet d'une intervention du législateur ou d'une inflation organisée. Ce fut le cas après les accords de Matignon en 1968, pour reprendre les concessions salariales qui avaient été faites. Les choses étaient simples alors, et savoir si le syndicat signait ou pas n'avait en réalité aucune importance. L'industrie du livre a connu une négociation intense, qui a marqué l'histoire du syndicalisme dans ce secteur, Henri Krasucki rappelait alors : on va jusqu'au bout de la discussion possible, on ne signe pas ou on signe, et ensuite le combat continue.
Aujourd'hui, les choses ont beaucoup changé, en particulier avec les accords donnant-donnant : en échange de concessions, les syndicats obtiennent des garanties, notamment de pérennité d'emplois. Un pas supplémentaire vient même d'être franchi avec l'organisation de la dégradation des conditions de travail et l'abaissement des conditions de rémunération et de travail de manière unilatérale, en sollicitant les syndicats. Et si les syndicats ne consentent pas aux concessions, on menace de les désavouer par la voie du référendum. Le système aboutit à un effet pervers, qui fait assumer par ceux qui en sont les victimes la responsabilité de ce qui leur arrive. S'il ne s'agissait que d'accords de défense de l'emploi, on pourrait l'admettre, mais le projet de loi sur la réforme du code du travail vise les accords de développement de l'emploi. Le développement de l'emploi est une perspective favorable, positive, qui devrait être assortie de garanties de pérennité. Mais ce n'est pas du tout la logique qui est proposée.
Par conséquent, la fonction syndicale a profondément changé de perspective, tandis que s'accentuait la fracturation entre les organisations syndicales. Tant que le syndicalisme manifestait ses effets par des conquêtes, les syndicats étaient plus ou moins performants dans ce domaine, chacun avait ses voies propres. Mais aujourd'hui, la signature apparaît aux yeux de certains comme une trahison du front syndical.
Ce mouvement s'est doublé d'un autre processus, qui est allé s'accentuant jusqu'à aujourd'hui, où il semble marquer un coup d'arrêt : la délégation par l'État du soin de fabriquer la loi aux partenaires sociaux. Le législateur devient le scribe – on a parlé de voiture-balai – et laisse les partenaires sociaux conclure des accords nationaux, leur promettant par avance de ne pas modifier les textes qu'ils vont négocier. Ce système donne un pouvoir considérable et un champ nouveau à la négociation syndicale. Cette vision de la légitimité des organisations syndicales pour produire la loi est celle de certaines organisations syndicales. À l'époque, Nicole Notat disait que l'État devait respecter les partenaires sociaux. En clair, cela veut dire que le législateur doit s'effacer devant ceux qui sont censés connaître mieux que quiconque le monde du travail, et qui auraient, de ce fait, une meilleure légitimité pour le représenter, meilleure encore que les représentants de la nation.
Cette notion me semble extrêmement dangereuse. Les syndicats, à la différence des parlementaires, ne représentent pas l'intérêt général et ils n'ont pas vocation à créer des normes directement subordonnées à la Constitution. L'article 34 de la Constitution attribue au législateur la mission de définir des règles de droit.
La question, aujourd'hui, est celle du plancher en deçà duquel on ne peut pas descendre par la négociation. Puisque la négociation peut se faire à la baisse, le rôle du législateur est évidemment capital face à cet accroissement du champ de la négociation collective, qu'elle se tienne au sein de l'entreprise, du groupe ou de la branche. Il est de première importance que le législateur joue son rôle en définissant des planchers. Par exemple, on peut se demander s'il est tout à fait normal que les partenaires sociaux aient négocié un accord, qui s'est traduit par la loi du 14 juin 2013, faisant passer la prescription de droit commun de trente à trois ans. Ce n'est jamais arrivé dans l'histoire du droit. La prescription de droit commun pour les dommages et intérêts était identique en droit du travail et en droit civil, exception faite des salaires pour lesquels elle était limitée à cinq ans. Elle est passée à trois ans dans tous les cas, et le législateur a transformé l'ensemble du texte de l'accord en de nouvelles règles législatives, qui s'imposent aujourd'hui.
Assumer des bouleversements aussi importants, c'est la fonction du législateur. Les faire assumer aux partenaires sociaux me paraît très dangereux, et c'est un effet de la négociation. Négocier, c'est faire des concessions : les partenaires sociaux, considérant qu'ils ont sauvé certains acquis, lâchent sur d'autres règles, par exemple en prévoyant que lorsque l'on accepte une convention de sécurisation de parcours professionnels, il s'agit d'une rupture d'un commun accord. Comme si cette notion avait un sens, alors que tout licenciement économique doit avoir une cause réelle et sérieuse, vérifiable par le juge.
La deuxième grande évolution sur laquelle je souhaite intervenir concerne le paritarisme de gestion. Il a pris une place considérable dans le domaine des garanties sociales, mais on observe là encore un phénomène d'instrumentalisation des organisations syndicales. On a vu que le législateur les instrumentalise en leur déléguant le soin de faire la loi et, ici, il les instrumentalise en leur déléguant le soin de gérer des taxes parafiscales qui ont toutes les caractéristiques d'un impôt, par exemple dans le cas de la formation professionnelle. À la clé, on place un adjuvant sous la forme de la distribution de 73 millions d'euros dans le cadre de la facilitation du dialogue social.
Tout cela transforme un syndicalisme de lutte en un syndicalisme gestionnaire, qui a pleinement sa légitimité, mais qui joue avec le feu. Il est extrêmement difficile de respecter une règle du jeu transparente et loyale lorsque les enjeux de pouvoir et les enjeux financiers sont aussi importants.
Une illustration caricaturale en a été fournie par la négociation de la dernière convention Unedic. C'est par l'effet d'une délégation de l'État que les partenaires sociaux gèrent un monstre tel que l'Unedic, institution légale intervenant dans des domaines connexes à l'action de l'État. Il est extraordinairement difficile de négocier : le patronat ne veut pas augmenter les cotisations, les syndicats sont indifférents à la situation des intermittents car ils n'ont pas de syndiqués dans cette catégorie professionnelle, et ainsi de suite. Il est difficile de demander aux partenaires sociaux de prendre une hauteur suffisante.
Le système d'organisation de la représentation syndicale est pérennisé, car il a une utilité. Il y a cinq organisations syndicales, trois sont qualifiées de réformistes et deux font la mauvaise tête. Or les conséquences de la représentativité s'apprécient au niveau du système des syndicats : trois contre deux. Même si deux syndicats regroupent le plus grand nombre d'adhérents, ils n'ont plus leur mot à dire si les trois autres s'entendent.
La négociation de la convention Unedic a additionné tous les travers que l'on peut imaginer. Stéphane Lardy vous en a parlé : Force Ouvrière a signé, mais n'a pas du tout approuvé la manière dont cette négociation a été conduite, et Jean-Claude Mailly a adressé une lettre à Philippe Martinez pour dresser le bilan de cette négociation. Elle est extrêmement sévère sur la manière dont elle a été conduite. La communication préalable des projets n'a jamais été réalisée : les projets étaient sur la table à l'arrivée des participants. Les organisations syndicales qui souhaitaient présenter des contre-projets n'ont pas pu utiliser les projections financières de l'Unedic, et il n'a même pas été possible d'évaluer les conséquences sur les équilibres financiers des différentes propositions alternatives : il a été impossible de faire tourner les ordinateurs de l'Unedic au profit d'autres organisations que le Medef et la CFDT.
Le Medef a créé un bloc autour de lui, son négociateur a demandé à tous les représentants patronaux de le laisser s'exprimer seul en leur nom à tous. Les syndicats avaient donc un seul interlocuteur, alors qu'ils étaient profondément divisés par le fait que certains avaient le pouvoir à l'Unedic tandis que d'autres en étaient exclus. Stéphane Lardy disait que si l'on ne signe pas, on ne gère pas ensuite. Je comprends cette position, mais le résultat est que ceux qui ne signent pas n'ont pas voix au chapitre. La CFDT a d'ailleurs fait plaider que la CGT n'ayant pas signé une convention Unedic depuis vingt ans, on pouvait se demander si elle avait le droit de prendre part à la négociation. Quand on signe, on gère ensuite. C'est le mécanisme binaire actuel. Et ceux qui gèrent organisent la négociation suivante. Par conséquent, le système a tendance à se pérenniser : le projet suivant est préparé entre les deux partenaires qui gèrent, et l'on aboutit à la situation que nous avons connue. Les deux partenaires sont d'accord sur un texte et ne souhaitent pas le négocier, ils disparaissent toute une après-midi dans les étages parce qu'il y a quelques points résiduels de désaccord avant de réapparaître à minuit moins dix avec le texte définitif, dont il n'est pas question de modifier un mot.
Force Ouvrière a dit : « Plus jamais ça ! » La CGT a intenté un procès, qui a abouti à la décision du Conseil d'État que vous connaissez. Lors de la précédente négociation de l'assurance-chômage, la question centrale de la loyauté de la négociation avait déjà été soulevée. Quand on concède autant de pouvoirs, dans un monde syndical tel que nous le connaissons, il faut fixer des règles. Soit par un accord de méthode, comme le propose Jacques Barthélémy, soit par une réglementation très stricte des conditions de la négociation. J'ai entendu dire que l'argument de la déloyauté de la négociation avait été rejeté par le Conseil d'État, le tribunal de grande instance et la cour d'appel ; ce n'est pas exactement le cas. Le Conseil d'État a déclaré que la question pouvait sérieusement se poser, mais que les juridictions judiciaires étant encore saisies du problème, il valait mieux ne pas se prononcer sur cette question. Et la Cour de cassation n'a pas encore rendu son arrêt.
Nous avons parfaitement conscience qu'annuler un monstre tel qu'une convention d'assurance-chômage, qui régit le sort de millions de personnes, est un exercice presque impossible de par ses conséquences. Mais nous touchons un point extrêmement sensible, et si nous voulons pérenniser le syndicalisme de gestion dans la protection sociale, il faut fixer des règles du jeu pour assurer son bon fonctionnement.