Intervention de Michel Henry

Réunion du 7 avril 2016 à 10h00
Mission d'information relative au paritarisme

Michel Henry :

Ma deuxième série d'observations porte sur l'idée, que l'on sent s'affermir, selon laquelle nous serions à la traîne en termes d'adaptation aux nouvelles formes de l'emploi. Nous voyons converger un certain nombre de critiques qui vont toutes dans le même sens.

La première de ces critiques porte sur les syndicats, dont la légitimité serait insuffisante pour représenter le monde du travail. Malgré les péchés et les difficultés qui sont les leurs, aucune organisation politique ou association ne compte autant d'adhérents que les organisations syndicales. De plus, l'audience des organisations syndicales ne se limite pas au nombre de leurs adhérents ou des votants. Dans les entreprises, beaucoup de personnes font confiance aux organisations syndicales sans pour autant y adhérer. En France, à la différence d'autres pays, on ne retire aucun avantage du fait d'être syndiqué, on peut tout au plus recevoir quelques coups au cours de sa carrière professionnelle. Par conséquent, atteindre des taux d'adhésion tels que ceux qui sont donnés par les grandes confédérations syndicales ne délégitime pas leur capacité à représenter le monde du travail.

Une seconde série de critiques estime que le code du travail imposerait des contraintes d'un autre temps, et serait de moins en moins en phase avec les formes nouvelles du travail et de l'entreprise. On évoque « l'entreprise agile », qui aurait besoin de formes d'emploi qui ne soit pas le salariat. Cette pensée est fortement exprimée dans le rapport Mettling, qui signale que dans les pays du « monde développé », on constate une multiplication des entreprises ayant recours à des travailleurs indépendants pour éviter l'application du droit du travail.

Je ne pense pas que l'avenir soit de remettre en cause la notion de salarié ni le code du travail. Historiquement, le progrès, en France comme dans d'autres pays, va de l'inorganisation de la classe ouvrière vers la définition d'un salariat auquel on peut appliquer un corps de règles protectrices. Dans le cadre de cette relation de travail peuvent aussi s'exercer des libertés individuelles et collectives, et la première d'entre elles, considérée comme une liberté fondamentale et constitutionnelle, est l'exercice du droit de grève, qui ne se conçoit pas en dehors d'une relation contractuelle de salariat.

On doit aussi considérer que la loi protège les patrons eux-mêmes des autres patrons. L'exemple de la guerre entre les chauffeurs de taxi et Uber démontre que le monde de la concurrence a besoin de règles pour s'organiser.

Cela signifie-t-il que les syndicats, c'est-à-dire les groupements de défense des intérêts professionnels des personnes visées dans leur statut, ne doivent pas chercher à étendre leur action vers les catégories voisines du salariat ? La loi qui a fondé les syndicats les définit par un principe de spécialité, ce qui les différencie des associations. Mais l'objet exclusivement professionnel de l'action syndicale n'exclut pas la défense des non-salariés. Si l'on se reporte simplement à la loi, il est indiqué que le syndicat défend les personnes « visées dans leur statut ».

Les syndicats ont-ils vocation à défendre des personnes qui n'ont pas la qualité de salarié ? La première démarche a évidemment été de raccrocher, par voie législative ou conventionnelle, des catégories limitrophes du salariat dans lesquelles la définition du lien de subordination n'était pas évidente, soit parce que c'était essentiellement une subordination économique, soit parce qu'il y avait une liberté intellectuelle telle que la subordination juridique était difficile à caractériser. C'est le cas, par exemple, des journalistes dont on a estimé qu'ils devaient entrer dans le champ du code du travail.

Ensuite, le cas de certains acteurs indépendants relève d'une requalification pure et simple : lorsque Calberson a décidé de transformer tous ses chauffeurs en artisans, cela n'a duré qu'un temps, jusqu'au jour où les juges ont estimé que c'étaient des salariés et les ont requalifiés comme tels.

Les organisations syndicales traditionnelles ont aussi la possibilité, rarement évoquée, de syndiquer des gens qui ne sont pas salariés. On note que cette pratique ne choque absolument pas dans le syndicalisme allemand, qui a certes un champ d'action économique plus vaste que le nôtre. La fédération allemande Druck und Papier, équivalent du syndicat de l'imprimerie français, syndique des petits artisans ou des libraires. En France, la Fédération du livre syndique également des acteurs économiques indépendants, comme des petits libraires, des auteurs, des écrivains, qui n'ont pas à proprement parler un patron en face d'eux, mais qui sont dans un rapport de subordination économique extrêmement fort et qui ont besoin d'être défendus dans leur relation de travail.

L'organisation syndicale pour qui cette extension de l'activité syndicale au-delà du salariat est la plus nette est la Fédération CGT du spectacle, qui compte en son sein des syndicats d'auteurs, des syndicats d'artistes-plasticiens, et qui négocie pour le compte de ses adhérents. Elle ne négocie pas avec des patrons à proprement parler, mais avec les redistributeurs sur internet ou les diffuseurs.

Il existe donc des solutions, sans fragiliser les frontières traditionnelles du salariat ni remplacer la subordination juridique par la subordination économique, car cela reviendrait à rendre obsolète la notion même de code du travail pour le remplacer par des nouvelles règles applicables à tout le monde qui incluraient un socle sur la santé, des règles pour que la durée du travail ne soit pas excessive, et ne se préoccuperaient pas trop du reste. Il est beaucoup plus efficient de créer un code du travail partiel pour des gens en situation de subordination économique très forte, et qui ont besoin d'être défendus.

L'histoire nous en donne des exemples. C'était le cas des commandites ouvrières au XIXe siècle, dont certaines perdurent toujours : la dernière commandite en France imprime les travaux de l'Assemblée nationale, c'est le Journal Officiel. La SACIJO (Société anonyme de composition et d'impression des journaux officiels) est une commandite ouvrière, une association ouvrière qui facture ses prestations à l'atelier patronal. La Cour de cassation a estimé qu'il s'agissait de salariés, et que le code du travail devait leur être appliqué.

Autre exemple – je crois que c'est l'une des rares lois du gouvernement Pétain qui a survécu – les gérants de magasins d'alimentation à succursales multiples ont la qualité de salariés par l'effet de dispositions législatives, alors qu'ils sont patrons de leurs propres salariés.

Nous trouvons donc des catégories de salariés que les tribunaux auraient du mal à enserrer dans leurs filets si l'on demandait l'application intégrale du code du travail. Tout le code du travail ne leur est pas applicable : seules le sont des dispositions considérées comme particulièrement essentielles pour la protection du ravailleur, mais aussi pour la rupture du contrat de travail.

Des pistes peuvent donc être trouvées sans considérer comme obsolètes les formes actuelles de représentation du monde du travail et les formes d'organisation des relations de travail.

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