Intervention de Nathalie Chabanne

Réunion du 4 mai 2016 à 16h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaNathalie Chabanne, co-rapporteure :

L'Europe a pour ambition la création d'un véritable marché unique du numérique. Le président Juncker a fait de cette initiative phare de la stratégie UE 2020 la deuxième priorité de son mandat.

Selon la communication relative à la stratégie numérique en Europe, publiée le 6 mai 2015, cette dernière repose sur trois axes : améliorer l'accès des consommateurs et entreprises aux biens et services numériques ; mettre en place un environnement propice et des conditions de concurrence équitables pour le développement des réseaux et services numériques ; maximiser le potentiel de croissance de l'économie numérique européenne.

La régulation européenne etou nationale dans les télécommunications s'articule aujourd'hui autour de trois objectifs : créer et préserver une concurrence sur les marchés concernés afin d'offrir aux utilisateurs un choix effectif entre des offres de services de qualité et à des prix abordables ; assurer une redistribution en faveur de catégories déterminées de la population ou de certains territoires ; conserver un certain contrôle sur la production et l'évolution de cette dernière.

Or nous faisons le constat d'un biais du régulateur en faveur du premier de ces objectifs, qu'il soit étatique ou communautaire. La question n'est donc pas tant celle de la dérégulation (ces régulateurs interviennent d'une manière très contraignante) pour les acteurs que de la définition de cette régulation, et des modalités de son action.

La dimension industrielle doit, pour nous, être au coeur de la définition de cet environnement propice que la Commission souhaite promouvoir avec le paquet télécoms rénové, avec la mise en place d'un cadre incitatif à l'investissement dans les infrastructures afin de permettre le déploiement le plus rapide et le plus large possible des réseaux mobiles et des réseaux à très haut débit de nouvelle génération, et propice à l'innovation.

Il en va non seulement du futur de l'industrie européenne des télécommunications – les industriels l'ont compris, une recomposition de l'industrie européenne est en cours, mais le cadre concurrentiel doit accompagner, et non handicaper, cette recomposition –, mais aussi de la satisfaction des consommateurs à terme.

La question du marché unique numérique dépasse de loin le simple aspect technique. En effet, il s'agit avant tout d'aménagement et de développement des territoires, des économies et des sociétés européennes. Parce les consommateurs, objet de toute l'attention de la Commission, sont avant des citoyens, l'amélioration du service qui leur est rendu doit contenir, au premier chef, une réelle égalité d'accès, aux services comme aux contenus.

Or cette égalité d'accès, elle n'existe pas encore, quoi qu'on en dise.

La conception française traditionnelle du service public, c'est un instrument mobilisé au service d'objectifs relevant de l'intérêt général définis dans le cadre d'une politique publique. L'Union européenne a retenu une approche différente : celle du simple constat de l'existence de manques, qu'il convient de pallier.

La première traduction de cette approche, c'est la notion de « service universel », dont le périmètre est strictement défini : la téléphonie fixe (y compris un accès Internet, mais à des conditions de débit limitées), les annuaires et renseignements téléphoniques et la publiphonie. Les prestataires chargés de fournir les composantes du service universel sont désignés au terme d'une mise en concurrence.

Dévolue à Orange en octobre 2013, cette mission prendra fin en novembre prochain, et un nouveau prestataire devra être désigné. L'Arcep vient ainsi de publier un bilan de l'action de l'opérateur historique, pour le moins mitigé, notamment dans sa première année. Le régulateur plaide ainsi pour un nouveau cahier des charges mettant l'accent sur des exigences élevées en matière de qualité de service, notamment dans les territoires toujours exclus du très haut débit.

Nous ne pouvons que partager une telle demande, mais plus fondamentalement, l'interrogation doit aujourd'hui porter sur le contenu de ce service universel.

Le rapport « Le service universel des communications électroniques au regard des nouveaux usages technologiques : enjeux et perspectives d'évolution », remis le 17 octobre 2014 à la Secrétaire d'État au numérique, Mme Axelle Lemaire, par Pierre Camani, sénateur du Lot-et-Garonne, et Fabrice Verdier, député du Gard, fait un état des lieux très précis de la mise en oeuvre de ce service universel, et nous en partageons le constat de décalage, voire de désuétude, avec les besoins aujourd'hui exprimés par nos concitoyens : l'impact de la composante « téléphonie fixe » (péréquation géographique et réduction sociale téléphonique) est aujourd'hui très limité ; en matière de services de renseignements et d'annuaires des abonnés aux services téléphoniques, le caractère prépondérant des services en ligne est aujourd'hui évident ; quant aux cabines téléphoniques, leur fin a été décidée l'été dernier, par la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques.

Or la persistance de zones blanches ou grises de téléphonie mobile pose la question de la définition du service universel alors que, de plus en plus, l'usage d'un téléphone mobile devient aujourd'hui essentiel dans la gestion des relations sociales et pour nombre de pratiques. Mais l'inclusion d'un accès abordable à la téléphonie mobile – dont je rappelle d'ailleurs que la France l'avait souhaité au début des négociations sur la directive relative au service universel – se heurte tant à la position contraire de la Commission européenne, qui considère que le marché garantit à lui seul aux consommateurs un accès abordable à la téléphonie mobile, qu'à la jurisprudence européenne (arrêt CJUE du 11 juin 2014 Base Company et Mobistar).

Une inclusion ciblée dans le service universel correspondrait pourtant à une aspiration des consommateurs et permettrait d'imposer une obligation de couverture territoriale étendue. Les frais liés à l'obligation de couverture des zones isolées peu rentables seraient alors répartis sur l'ensemble des opérateurs.

L'égalité d'accès de tous à la téléphonie mobile exige une forme de solidarité nationale. L'appui de l'État en est une manifestation, l'inscription dans la définition du service universel pourrait en être la consécration.

Une solution alternative et limitée a été retenue : l'article 129 de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques entérine la disparition des cabines téléphoniques en contrepartie d'une obligation, pour les opérateurs de télécommunications, de couverture de centres-bourgs de communes rurales en 2G et en 3G, grâce à une mutualisation du réseau et moyennant un financement public.

La résorption de ce retard, essentiel pour assurer l'égalité des territoires, ne concerne donc pas la 4G et se limite à apporter une couverture de base à près de 3 800 centres-bourgs en 2G d'ici le 31 décembre 2016, et en 3G (indispensable pour utiliser Internet) d'ici le 30 juin 2017. Par conséquent, certaines zones stratégiques, notamment économiques ou touristiques des communes concernées pourraient demeurer dépourvues d'une telle couverture. Ces mesures sont accompagnées par un appel à projets « 800 sites stratégiques » ouvert pour une durée de quatre ans, de 2016 à 2019 (300 sites en 2016, autant en 2017), complété par l'annonce d'un effort financier supplémentaire de l'État.

Il faut certes s'en réjouir mais il faut aussi noter que cette liste inclut 67 communes toujours non couvertes malgré des précédents programmes gouvernementaux en 2003, puis en 2008… Les engagements des opérateurs devront donc être suivis avec attention tant par le régulateur que par les pouvoirs publics.

Deuxième traduction de cette approche européenne de « comblement des manques » la question du très haut débit fixe.

Dans le cadre de la stratégie Europe 2020, le plan numérique de l'Europe a pour ambition que, d'ici à 2020 tous les Européens aient accès à un débit supérieur à 30 Mbits, et que 50 % d'entre eux au moins aient accès à des offres proposant un débit supérieur à 100 Mbits. L'investissement nécessaire pour atteindre l'objectif d'un accès généralisé à des offres de 30 Mbits est estimé, à l'échelle de l'Union, à 60 milliards d'euros, et à 270 milliards d'euros pour l'accès de la moitié des ménages à 100 Mbits.

Tout en réaffirmant le principe d'une priorité donnée aux mécanismes de marché et à l'initiative privée, la Commission européenne a dû admettre la possibilité d'une carence de cette dernière et la nécessité d'un financement public afin d'atteindre ces objectifs.

Le régime des aides d'État a été aménagé via des lignes directrices communautaires en 2009 puis 2013. Le texte 2009C 23504 a ainsi prévu une sectorisation, avec trois types de zones : noires, denses, réservées à l'initiative privée ; grises, de densité intermédiaire, où la mutualisation doit être privilégiée et où l'intervention publique doit être dûment justifiée ; blanches, qui, en raison de leur faible densité de population, ne font pas l'objet d'une offre privée suffisante, et où une intervention publique est ainsi justifiée. Les lignes directrices 2013C 2501 ouvrent la possibilité d'une intervention publique dans une zone noire, à condition qu'elle permette un saut technologique notable par rapport aux infrastructures déployées par les opérateurs privés. La Commission européenne a en outre veillé à ce qu'un constat de carence soit réellement possible. Le droit européen offre ainsi une palette d'outils plus souples qu'il n'y parait au premier abord pour réaliser le déploiement du réseau fixe à très haut débit y compris là où les acteurs de marché – soumis à des impératifs de rentabilité et qui n'investissent que dans les zones les plus peuplées, donc les plus rentables – ne vont pas.

Nos collègues sénateurs Hervé Maurey et Patrick Chaize ont parfaitement décrit le mécanisme retenu en France, mis en oeuvre à travers le Programme National Très Haut Débit de 2010 puis le Plan France Très Haut Débit de 2013, dans leur rapport d'information pour la Commission des affaires économiques du Sénat paru en novembre dernier sur la couverture numérique des territoires : ce n'est pas l'État, mais les collectivités territoriales qui se sont vues chargées d'assurer le déploiement de la fibre sur les zones les moins denses du territoire et ainsi réparer la véritable fracture numérique apparue entre les territoires très urbanisés et les zones moins denses.

De surcroît, l'État, certes contraint par ces lignes directrices européennes, a dressé un cadre plus favorable aux opérateurs privés en allant au-delà de ces dernières. Il a ainsi permis de « simples déclarations » d'intention d'investissement des opérateurs (procédure d'appel à manifestations d'intentions d'investissement) dans la zone intermédiaire, non seulement non contraignantes mais également avec un laps de temps concédé la concrétisation de ces projets presque doublé par rapport aux exigences européennes (cinq ans, au lieu de trois ans). Il a également rendu impossible, via les règles d'éligibilité des subventions, le déploiement avec le soutien de l'État des réseaux d'initiative publique dans les zones intermédiaires sous la forme d'un SIEG.

Le constat très documenté dressé par le rapport d'information de nos collègues sénateurs Hervé Maurey et Patrick Chaize conforte notre appréciation sur la disparité de traitement appliquée à nos concitoyens en matière de télécommunications et sur l'accentuation des inégalités existantes qui en résultent, puisque cet accès se trouve de facto réservé aux usagers des zones denses.

La couverture de la population en matière de très haut débit progresse essentiellement par la modernisation des réseaux existants dans la zone d'initiative privée, et comme nombre d'élus, locaux ou nationaux, nous pouvons constater dans nos territoires respectifs la persistance d'infrastructures fragmentées, voire absentes. La circonscription de Jacques Myard est ainsi symptomatique de l'effet perturbateur lié à la fusion entre Numericable et SFR, autorisée par l'Autorité de la concurrence le 27 octobre 2014, alors que SFR était amené à participer activement au déploiement de la fibre jusqu'à l'usager dans la zone d'initiative privée, à titre principal ou en tant que cofinanceur avec Orange. La mienne illustre quant à elle à la fois le volontarisme des collectivités territoriales en zone peu dense et les difficultés auxquelles elles se heurtent, avec notamment le coût prohibitif des abonnements satellites ou le refus des opérateurs de desservir certaines zones.

La conséquence en est une fragmentation du territoire, avec des territoires pionniers, et, parfois juste de l'autre côté de la limite administrative, des départements qui viennent seulement de déposer leur dossier. Or cette fragmentation numérique peut avoir de graves conséquences sur le développement des territoires via les décisions d'implantation ou de développement d'activités économiques.

Enfin, dernier obstacle, le dossier du Plan France THD est toujours entre les mains de la Commission européenne pour une validation officielle. À défaut, les aides publiques aux projets de réseaux d'initiative publique lancés par les collectivités territoriales seront qualifiées d'aide d'État. Or l'optimisme dont faisaient preuve nos interlocuteurs lors des auditions que nous avons conduites risque fort d'être douché par la réaction de l'Autorité de la Concurrence allemande au plan de l'Agence nationale allemande pour les réseaux signé avec l'opérateur historique Deutsche Telekom pour le déploiement du très haut débit via la « vectorisation », technique qui permet de monter en puissance sur le réseau cuivre historique en attendant le déploiement de la fibre optique.

L'autorité allemande de la concurrence a en effet émis des doutes sur ce plan notifié le 7 avril à la Commission européenne, la « vectorisation » limitant à son sens les capacités d'innovation des concurrents de Deutsche Telekom, cette dernière gardant la main sur le réseau et la qualité des produits proposés par ses concurrents, avec pour effet une « remonopolisation » du réseau allemand.

Or la montée en débit sur le réseau cuivre en France sera directement concernée par la décision de la Commission. Si cette question ne concerne qu'une minorité des plans de déploiement locaux, c'est pourtant elle qui freine depuis des mois l'approbation du Plan très haut débit français par les autorités européennes de concurrence.

En mars dernier, le commissaire à l'Economie numérique, M. Günther Oettinger, a indiqué qu'à ses yeux, pour arriver au très haut débit, « toutes les techniques se valent ». Reste à en convaincre, une fois de plus, la Direction Générale de la Concurrence…

Voilà pour les citoyens, qu'en est-il des consommateurs et des opérateurs ? L'objectif affirmé de l'introduction de la concurrence était bien la baisse des prix pour les consommateurs, la question de l'impact pour les opérateurs européens ne peut être éludée.

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