Intervention de François Brottes

Réunion du 11 mai 2016 à 9h30
Commission des affaires économiques

François Brottes, président du directoire de Réseau de transport d'électricité (RTE :

Ce n'est pas sans émotion que je me trouve aujourd'hui devant les membres de cette commission, que je salue et devant qui j'ose affirmer que, lorsque j'ai pris mes fonctions de président du directoire de RTE, ce fut en toute conscience de la grande responsabilité qui était la mienne, puisqu'il s'agissait de prendre la tête d'une entreprise qui constitue le coeur du système électrique français et qui est le fruit d'une histoire très forte de plusieurs décennies.

RTE, ce sont aujourd'hui 4,6 milliards d'euros de chiffre d'affaires, 215 millions d'euros de résultat en 2015, 1,4 milliard d'euros d'investissements sur nos territoires, 2,5 milliards d'achats, 8 600 emplois – presque 9 000 si l'on inclut certains prestataires permanents – et 74 000 emplois induits.

Le réseau de transport d'électricité tire son origine du parc hydraulique français, dans l'aventure de la « houille blanche » – en disant cela, je rends hommage à mes attaches alpines mais aussi, Madame la présidente, à Aristide Bergès, Ariégeois bien connu, qui a su faire chuter l'eau pour en faire de l'électricité.

À l'époque où les barrages – que nous ne pourrions sans doute plus construire aujourd'hui – entrent en fonctionnement, la production hydroélectrique est trop importante pour être écoulée localement, malgré l'arrivée des premiers électro-intensifs au pied des barrages. Les réseaux à haute tension vont permettre de relier la production aux grands centres de consommation – en effet, l'électricité est rarement produite là où on la consomme, même si le développement des territoires à énergie positive poursuit cet objectif –, en transportant les électrons sur de grandes distances, avec un minimum de pertes.

Le réseau de transport d'électricité est donc devenu progressivement l'incarnation de la solidarité électrique entre les territoires de notre pays. Sans lui, pas de péréquation tarifaire !

Il a su aussi répondre à la prouesse qu'a constituée la construction du parc nucléaire français historique. C'est suite au premier choc pétrolier qu'est véritablement lancé le programme nucléaire français. Le plan Messmer, en 1973, prévoit la construction de treize tranches nucléaires de 900 mégawatts ; au total, 58 réacteurs seront raccordés à notre réseau.

Depuis plus d'un siècle, le réseau de transport d'électricité s'inscrit dans le collectif d'une industrie électrique et gazière, qui constitue l'une des forces de notre pays. Compétence, expertise, exigence, innovation et sens du dévouement au service de l'intérêt général guident l'action des femmes et des hommes de l'électricité française. Chaque jour ces hommes et ces femmes assument la responsabilité de cet actif stratégique pour le pays qu'est notre réseau, classé par la loi de programmation militaire parmi les infrastructures d'importance vitale. À ce titre, ils gèrent, en temps réel, l'équilibre nécessaire entre l'offre et la demande.

Quels que soient l'ensoleillement, la vitesse du vent, la disponibilité des centrales nucléaires, les besoins ou les décisions politiques, RTE doit assumer sa mission stratégique, dans toutes ses dimensions. Acteur polymorphe, RTE doit être à la fois un acrobate, un architecte, un chercheur, un régulateur, un coordinateur, un prévisionniste et un optimisateur, toutes choses qui impliquent de savoir anticiper des événements sur lesquels nous n'avons pas directement prise.

Héritiers de cette histoire, nous sommes aussi à l'aube d'une nouvelle ère énergétique. Dans cette perspective, RTE doit faire face à trois grands défis qui nous conduisent à réinventer notre métier.

Le premier défi est celui de la transition énergétique, qui concerne le monde entier, comme l'a démontré le succès de la COP21 en décembre dernier à Paris. Partout, cette transition énergétique attend et exige beaucoup des opérateurs de réseaux comme RTE.

Pour user d'une métaphore éclairante, j'ai coutume de dire que, avant, le réseau était une famille traditionnelle, avec trois enfants : le nucléaire, l'hydraulique et le thermique – nés du même père et de la même mère, faciles à élever et très obéissants. Les temps ont changé, et aujourd'hui, le réseau s'assimile davantage à une famille d'accueil dans laquelle cohabitent : les intermittents, sortes de sales gosses qui ne sont pas toujours là où il faut et quand il faut, si l'on songe aux pics de consommation qu'il faut savoir gérer ; les abstinents, c'est-à-dire ceux qui s'effacent ; les autonomes, voués à être de plus en plus nombreux, qui produisent leur propre électricité, souvent grâce aux panneaux solaires, la stockent et la consomment en n'utilisant le réseau qu'avec parcimonie… et à bon escient, mais sans nécessairement nous prévenir ; les étrangers enfin, reliés à RTE par quarante-huit interconnexions transfrontalières, sachant que les volumes d'électricités échangés sur la bourse EPEX ont représenté l'an dernier 20 % de la consommation électrique française, contre 3 % l'année précédente.

Une autre comparaison achèvera de vous donner la mesure des changements à l'oeuvre : si l'on parle en « équivalents réacteurs », notre « monnaie » de référence, la production éolienne représente l'équivalent de 9 réacteurs en capacité installée et de 3 réacteurs en production effective ; la production solaire équivaut à 5,5 réacteurs en capacité installée et à 1 réacteur en production effective ; les exportations équivalent à la production de 14,5 réacteurs et les importations à 11 réacteurs – chiffres qui confirment l'importance des échanges ; les effacements enfin correspondent au potentiel de 2 réacteurs.

Si je me permets de faire la différence entre la capacité installée et la production, c'est parce que, trop souvent, on croit que la puissance installée c'est la production effective. Or ce n'est pas le cas. La puissance installée correspond à la puissance maximale que pourrait atteindre la production si l'installation produisait au maximum de sa capacité en permanence. La production réelle dépend, elle, de plusieurs aléas que, bien souvent, personne ne maîtrise, sachant néanmoins qu'au fur et à mesure qu'évoluent les technologies, le taux de disponibilité des énergies intermittentes devrait s'améliorer et passer pour l'éolien de 20 à 30 % dans les cinq prochaines années.

En l'absence de vent, les éoliennes ne produisent pas d'électricité, alors même que les installations sont prêtes à fonctionner et que le réseau est prêt à accueillir l'éventuelle production, y compris la surproduction.

Dans le Grand Est ou les Hauts-de-France, respectivement premier et second producteurs d'énergie éolienne, nous sommes confrontés quotidiennement à ces phénomènes. Lorsque nous fournissons des chiffres, il s'agit donc de moyennes sur l'année, qui ne reflètent pas les aléas auxquels est confronté le réseau. Si ces ordres de grandeur laissent penser qu'il reste parfois de la marge, voire que nous sommes en situation de surproduction, il ne s'agit que d'une évaluation moyenne qui n'intègre ni les pics de consommation, ni le non-fonctionnement de certaines installations.

Bref, le paysage électrique change et, pour faire face à cette évolution très rapide du système électrique, le réseau est essentiel. C'est lui qui permet le foisonnement, et le foisonnement, c'est moins d'intermittence. En d'autres termes, plus nombreux sont les parcs d'énergie intermittente dispersés sur le territoire, moins l'intermittence est importante.

Dans un monde électrique qui bouge, le réseau de transport est une garantie de sérénité même si, dans le même temps, la transition énergétique bouscule, paradoxalement, notre modèle économique. En effet, même quand la consommation d'électricité croît légèrement, l'utilisation du réseau de transport, elle, est en baisse, ce qui s'explique par le développement d'une production consommée localement via les réseaux de distribution, qui diminue les soutirages sur le réseau de transport. Reste que, la production locale n'étant jamais totalement autonome, elle a parfois besoin d'être évacuée largement et a pour cela grandement besoin du réseau de transport.

Si vous me le permettez, j'aimerais ici prendre quelques secondes pour faire un peu de pédagogie du système électrique. Les lois de la physique imposent qu'il y ait autant d'électrons entrant sur le réseau que d'électrons en sortant, et ce à tout instant, ce qui implique une vigilance à la seconde. À cette nécessité s'ajoute la triple exigence, extrêmement complexe, qui consiste à gérer à la fois la tension – 230 volts en France –, la fréquence – 50 hertz en Europe – et la puissance.

Le TURPE étant calculé en fonction de l'électricité consommée qui transite par le réseau de transport, laquelle est en baisse constante, notre assiette de rémunération diminue, mais les besoins du réseau, eux, demeurent les mêmes. Nos coûts sont donc stables, voire en augmentation puisque de nouvelles contraintes vont s'exercer sur le réseau.

Le changement technologique doit donc s'accompagner d'une évolution des modèles économiques et tarifaires, problématique qui est au coeur de nos échanges avec notre régulateur, la Commission de régulation de l'énergie (CRE).

Le deuxième défi que nous devons relever consiste à opérer la transition énergétique dans un cadre institutionnel qui évolue pour faire davantage de place aux territoires.

Sous votre impulsion, le découpage des territoires change : treize grandes régions remplacent les anciennes régions et des métropoles se consolident sur l'ensemble du territoire. Ce sont autant de collectivités territoriales qui ont des exigences de plus en plus importantes à l'égard du secteur de l'énergie et de plus en plus d'ambition pour prendre toute leur part dans cette grande mutation énergétique.

Ces acteurs des territoires ont longtemps été tenus à l'écart, alors qu'ils détiennent des solutions et que – je le rappelle – le réseau de distribution leur appartient. Les collectivités connaissent les ressources locales : gisements d'énergies renouvelables (ENR), filières industrielles ou compétences humaines. Elles agissent sur la consommation – qui mieux, en effet, que les collectivités peut mettre en oeuvre des plans de performance énergétique et de rénovation thermique ? À travers leurs compétences étendues en matière d'urbanisme, de réseaux, de déchets, de transports, d'environnement, les collectivités territoriales sont les mieux placées pour rapprocher les énergies entre elles.

J'en donnerai deux exemples : celui du power to gas qui, à l'inverse du gas to power consistant à produire de l'électricité à partir de centrales thermiques, permettra bientôt de transformer l'excédent d'électricité en hydrogène pour l'injecter sur le réseau de gaz. Or, pour que cela fonctionne, il faut, au plan local, des connexions entre les réseaux de gaz et les réseaux électriques.

En matière de transport, les collectivités territoriales ont également la main sur l'implantation des bornes de recharge des véhicules électriques – actuellement au nombre de 13 000 sur l'ensemble du territoire, y compris en milieu rural et en milieu rurbain – dont le développement a un impact direct sur les modalités de gestion des réseaux de distribution et de transport.

La mise en oeuvre de la transition énergétique se fait donc à l'échelon des territoires. Pour rappel, RTE, par ses lignes, est présent sur près d'une commune sur deux.

Nous ne devons donc pas être isolés, car l'autonomisation aurait des répercussions extrêmes : les coûts exploseraient et des frontières se dresseraient de nouveau au sein du système électrique, le privant des avantages du foisonnement.

Cela signifierait surtout renoncer à la péréquation. Des écarts de richesse se créeraient entre les régions, car, comme le montrent les bilans régionaux publiés chaque année par RTE, certaines se reposent encore sur d'autres pour leur approvisionnement, alors que d'autres sont très excédentaires. Ainsi, la région Centre-Val-de-Loire produit 4,8 fois plus que ce qu'elle consomme ; en Normandie, la production couvre 2,5 fois la consommation ; la région Grand Est et la région Auvergne-Rhône-Alpes produisent, quant à elles, deux fois leur consommation. Cela permet aux régions « déficitaires » de bénéficier d'énergie. En effet, l'Île-de-France ne produit que 5 % de ce qu'elle consomme, la Bourgogne-Franche-Comté 11 %, la Bretagne 15 % – il n'y a pas si longtemps, ce n'était que 7 % –, les pays de la Loire 22 %. Quant aux Hauts-de-France et à la région Languedoc-Roussillon-Midi-Pyrénées, elles couvrent leur consommation par leur production. Je ne mentionne pas ici la Corse, sur le territoire de laquelle RTE n'intervient pas.

Je voudrais à ce stade vous dire un mot de l'opposition très forte que nous rencontrons désormais sur certains de nos gros projets d'ouvrages.

Il y a les oppositions constructives, qui reposent sur des craintes légitimes et parfaitement fondées, et nos équipes sont là – je tiens ici à les remercier du travail conséquent qu'elles accomplissent, alors qu'il leur arrive d'être malmenées, y compris physiquement –, pour mener des concertations avec les acteurs locaux. Il n'en reste pas moins que, dans le domaine électrique, nous faisons face à un problème que ne rencontrent pas les constructeurs d'autoroutes ou de lignes de chemin de fer, à savoir que les utilisateurs ne font pas le lien direct entre l'infrastructure et le service qu'elle rend. Certains projets ne sont donc pas compris, et c'est notre rôle que de faire oeuvre de pédagogie, car il ne suffit pas d'avoir raison pour être compris, et il faut toujours prendre le temps d'expliquer les choses.

Il y a ensuite les oppositions idéologiques, qui peuvent se traduire par des actions « coup de poing » parfois gratuites. Il s'agit d'un véritable problème de démocratie, et il est parfois difficile d'expliquer que nous oeuvrons pour l'intérêt général et qu'un réseau de transport ne sert pas uniquement à transporter de l'énergie nucléaire mais permet également le foisonnement des énergies renouvelables.

Notre troisième défi, c'est l'Europe de l'énergie. Avec quarante et un opérateurs, RTE est en effet le premier gestionnaire de réseau de transport à l'échelle de l'Europe. Il est né des directives européennes et de leurs lois de transposition. L'entreprise a acquis son statut autonome au sein d'EDF le 1er juillet 2000, en réponse à la première directive de libéralisation du secteur de l'électricité ; elle devient filiale d'EDF à la suite de la deuxième directive de libéralisation, le 1er septembre 2005. À la suite de la troisième directive, la France opte pour le modèle ITO – Independent Transport Operator –, modèle dans lequel le gestionnaire de réseau de transport appartient pour tout ou partie au producteur historique, présent au conseil de surveillance, mais en est indépendant. Des barrières infranchissables sont ainsi érigées entre EDF et RTE. RTE a donc un actionnaire unique – EDF –, mais qui n'a pas le droit de se mêler de sa gestion – la CRE y veille.

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