Ils peuvent prendre la forme des « valeurs asiatiques » chères à l'ancien Premier ministre malaisien Mahathir : l'homme asiatique aurait plus besoin de développement économique et de droits économiques et sociaux que de droits civils et politiques. On peut aussi songer à la Charte islamique des droits de l'Homme : « nous n'avons rien contre les droits de l'Homme », nous dit-on ; « voyez, nous avons les nôtres » – mais ce ne sont pas les mêmes, surtout vis-à-vis des femmes.
Genève, New York sont les champs de bataille de cette confrontation conceptuelle entre ceux pour qui les droits de l'Homme sont une aspiration partagée par toute l'humanité et ceux qui les considèrent comme un concept occidental. La réfutation la plus récente de cette dernière affirmation est venue des printemps arabes, dont la dimension la plus intéressante n'est justement pas arabe : il s'agit de l'aspiration universelle à goûter les fruits de la liberté, à accéder aux libertés fondamentales dont jouit une grande partie du monde. Voilà ce que nous disaient les protestations des rues arabes, au moins dans les premiers temps, et qu'une grande partie de la rue arabe continue d'affirmer aujourd'hui. Parmi les lignes de front de ce combat, on trouve la diffamation des religions et la tentative de certains pays du Sud de faire inscrire le blasphème dans l'ordre international, tentative à laquelle nous nous sommes fermement opposés, avec les Européens, lors de la conférence de Durban II, mettant tout notre poids diplomatique dans la balance – avec succès puisque nos contradicteurs ont reculé. Voilà un exemple de situation où l'engagement de la France au nom des droits de l'Homme a été utile, monsieur Loncle.
Ainsi, paradoxalement, plus nos moeurs, nos codes, notre économie, notre environnement sont globalisés, plus nous avons l'impression d'appartenir à un village global, et plus décroît le sentiment d'appartenance à ce que René Cassin appelait dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l'Homme la « famille humaine ». C'est pour nous une grande source de préoccupation qui mériterait de plus amples développements.
Madame Fort, s'il est une chose universelle, c'est bien la violation des droits des femmes. C'est ce qui me frappe lorsque je me remémore mes différentes missions. Récemment, pour la première fois, j'ai pu me rendre en Algérie ; même si je n'y ai pas été reçu par les autorités, j'y ai vu beaucoup de choses, rencontré de nombreuses personnes qui soutiennent les migrants, les familles des disparus, les homosexuels – vrais oubliés des printemps arabes –, les femmes, les enfants. Et il m'y est venu ce mot : à Alger comme dans le reste du monde, l'enjeu essentiel est la décolonisation des femmes par les hommes.
En prenant ses fonctions, Rama Yade m'avait dit que les droits des femmes seraient sa priorité. À l'époque, je n'aimais pas cette idée, car aucun des droits fondamentaux n'a, par définition, la moindre priorité sur les autres : qui prétendrait que le foie est plus important que le rein ou qu'un autre organe vital ? Tous les droits fondamentaux concourent également à la dignité humaine. Mais j'ai révisé mon jugement : si je devais ne retenir qu'une catégorie de mesures ou qu'une ligne directrice, ce seraient les droits des femmes, en particulier le droit à l'éducation des filles. Je suis très fier d'être un ambassadeur – un homme – chargé des droits des femmes ; c'est une part très importante de l'action extérieure de la France.
Si les droits de l'Homme ne sont pas un concept occidental, c'est aussi parce qu'il ne s'agit pas, en réalité, d'un concept. Car ce qui est universel, ce ne sont pas les droits de l'Homme : c'est l'homme lui-même, ce sont ses souffrances, ses aspirations et, hélas, le désir qu'a l'homme d'opprimer ses semblables, notamment les femmes.
La France est engagée sur ce terrain. Concrètement, nos ambassadeurs ont pour mission de soutenir les ONG et les responsables des associations de défense des droits des femmes, ce qu'ils font effectivement, le plus souvent ; nous finançons en outre des programmes de soutien aux fillettes victimes d'abus sexuels dans les faubourgs de Kinshasa et des programmes de formation d'avocats en Afrique orientale et de journalistes en Europe centrale. Il est vrai, monsieur Loncle, que peu de gens le savent. Une grande partie de ces programmes sont liés aux droits des femmes, par exemple la Maison des femmes à Istalif, en Afghanistan.
Monsieur Loncle, il ne m'appartient naturellement pas, comme ambassadeur, de me prononcer sur l'architecture gouvernementale. Je le ferai néanmoins, à ma façon. Je le répète, il faut proscrire toute architecture dont découlerait une opposition entre les droits de l'Homme et les autres missions qui nous incombent. Ce ne sont pas les hommes qui sont ici en cause, mais bien l'architecture. Imaginons un ministre des transports dont les priorités déclarées sont des transports rapides, économiques et sûrs. Si l'on nomme un secrétaire d'État à la rapidité, un secrétaire d'État aux coûts et un secrétaire d'État à la sécurité, il s'ensuivra mécaniquement une confrontation. J'ai très bien travaillé avec le secrétariat d'État aux droits de l'Homme ; je travaille très bien sans lui. Cela ne pose en tout cas aucun problème de lisibilité. Le ministre définit la politique et l'incarne ; l'ambassadeur exécute. Ici, la dimension des droits de l'Homme ne risque pas d'entrer en conflit avec les autres dimensions. C'est peut-être plus facile ainsi. Mais je ne saurais m'avancer davantage.
Vous avez également évoqué la discrétion de la fonction, qu'il m'arrive à moi aussi de déplorer. Elle résulte toutefois de ce que je viens d'indiquer : cette fonction s'exerce par nature dans l'ombre, ce qui a aussi ses avantages – des missions plus longues et plus approfondies, par exemple. Il m'est arrivé de penser qu'un rang gouvernemental rendrait impraticables les actions que je mène dans le cadre de mes missions, par le cadre officiel, la solennité, le protocole, les effectifs – fussent-ils réduits – et le programme strict qu'il supposerait. Au Sri Lanka, pour négocier, avec les Britanniques, l'ouverture des camps de Vavunyia et de Manik Farm, où 250 000 personnes étaient en garde à vue, j'ai fait la navette entre le camp de réfugiés et la capitale. Voilà un exemple parmi tant d'autres de l'utilité de ma fonction. Un secrétaire d'État ou un ministre n'auraient pu improviser comme j'ai dû alors le faire. Ainsi, l'action conjuguée de la France et de l'Union européenne et la menace de suspension des accords de préférence douanière – le « SPG plus » – ont permis l'ouverture des camps et, grâce à ma mission, le journaliste Tissainayagam, qui avait été condamné à vingt ans de prison pour avoir usé de sa liberté d'expression, a été libéré. Il ne s'agit que d'un exemple. Naturellement, il n'a pas fait la une des journaux, et je trouve dès lors parfaitement légitime que l'on m'interroge sur mon utilité, à condition que je puisse répondre.
Aux cas individuels s'ajoutent les situations plus générales. Quels sont les résultats ? me demandez-vous. Ils vont de la libération d'un camp de réfugiés à celle d'un individu en passant par les encouragements prodigués aux militants des droits de l'Homme, dont on ne mesure pas la portée. Pour l'avocat Zhovtis, jugé au fin fond du Kazakhstan, à sept heures de route d'Almaty, comme pour les défenseurs des droits de l'Homme dans le pays, il était essentiel que la France ait délégué un ambassadeur à son procès, auquel lui-même n'avait pas le droit d'assister. Certes, cela ne l'a pas empêché d'aller en prison – mais il en est sorti aujourd'hui.
Notre action se heurte à deux contraintes principales : nous agissons généralement avec d'autres – souvent les Européens, mais aussi l'OTAN ou le Conseil de sécurité de l'ONU ; et nous agissons toujours chez les autres. Or nous ne pouvons résoudre comme par magie tous les problèmes relatifs aux droits de l'Homme dans le monde, et nous n'en avons pas la prétention. Cela étant, par notre présence, nos financements, nos ONG, par l'échange d'expériences, par l'accueil et la protection juridique, bref par tous les moyens dont nous disposons, nous encourageons ceux qui défendent les droits de l'Homme au risque de leur liberté ou de leur vie. Car les droits de l'Homme sont portés non par des États ou des institutions, mais par des gens courageux ; le rôle de la France est d'être à leurs côtés et je vous assure que nous y veillons.
Il est aussi des causes qui progressent grâce à la diplomatie française des droits de l'Homme. En voici quelques exemples. Paradoxalement, alors que la France a été l'un des derniers pays d'Europe à abolir la peine de mort, l'abolition fait aujourd'hui partie de l'identité française et nous évoque immédiatement les grandes figures nationales qui ont livré ce combat, de Victor Hugo à Robert Badinter. Au niveau international, la France reste à l'avant-garde de cette lutte, marquée ces dernières années par d'importantes avancées. Il y a dix ans, trente-neuf pays avaient aboli la peine de mort ; aujourd'hui, cent quarante, soit plus de trois fois plus, y ont renoncé en fait ou en droit. Et c'est en grande partie à la France qu'on le doit. L'adoption de la convention sur les disparitions forcées a nécessité quant à elle vingt ans d'efforts diplomatiques – de la France et de l'Argentine –, comme l'adoption de la convention sur la torture. Quant aux enfants soldats, qui ont toujours existé – par exemple dans les armées napoléoniennes –, c'est la France qui s'est saisie de ce sujet de société mondial, qui en a fait une cause de mobilisation multilatérale et qui a contribué à la création au sein du Conseil de sécurité d'un mécanisme de suivi des démobilisations bataillon par bataillon, grâce auquel j'ai pu annoncer l'année dernière lors de l'Assemblée Générale des Nations unies, avec le directeur général de l'Unicef, qu'à ce rythme il n'y aurait plus d'enfants soldats dans vingt ans – même s'il faut rester prudent puisque l'on ne connaît même pas leur nombre exact aujourd'hui : 150 000, 200 000 ? Tout cela n'empêche pas Joseph Kony et d'autres, en Colombie et ailleurs, de circuler librement. Mais la France s'est très fortement impliquée dans cette affaire et a joué un rôle décisif, incitant les pays à des politiques de démobilisation, de réinsertion et de prévention.
Il est d'autres batailles d'avant-garde, difficiles, ingrates, que nous n'avons pas encore gagnées. Je songe à la dépénalisation de l'homosexualité, qui reste un délit dans soixante-dix pays et un crime puni de mort dans neuf pays. La France est à la pointe de ce combat, d'autant plus difficile qu'il se heurte non seulement à des obstacles politiques, mais à des préjugés profondément ancrés dans les mentalités.
Une anecdote en témoigne. Nous accueillons ces jours-ci à Paris, pour la première fois, 120 jeunes militants des droits de l'Homme venus de 89 pays. Ils vont d'ailleurs visiter l'Assemblée nationale où vous pourrez, si vous le souhaitez, les recevoir et les guider. Plusieurs débats entre eux ont été organisés.
Quand s'est posée la question de l'homosexualité, il s'en est trouvé quelques-uns pour dire qu'il s'agissait d'une maladie qu'il convenait de soigner, et non d'un problème de droits de l'Homme !
Il m'est arrivé dans certains pays des printemps arabes, en allant voir des militants LGBT – lesbiens, gays, bisexuels et transgenres –, qui militent pour le droit d'être ce qu'ils sont et d'aimer qui ils veulent, de constater qu'ils étaient critiqués, voire menacés par d'autres militants des droits de l'Homme, et dans un isolement total. La France est à leurs côtés, ce qui est bien ; je veille à ce que les ambassadeurs de France les reçoivent : pour eux, c'est très important.