De par mes anciennes fonctions de négociateur pour le Mouvement des entreprises de France (MEDEF), j'ai côtoyé le monde du paritarisme et animé nombre de négociations, dont certaines furent importantes, comme celle qui a abouti, le 11 janvier 2013, a abouti à l'accord sur la sécurisation de l'emploi, ou celle sur la représentativité, qui a profondément bouleversé le monde syndical.
Mon parcours ne me disposait pas particulièrement à devenir négociateur pour le compte du MEDEF et chef de file dans le cadre de l'interprofession mais je l'ai fait avec mes convictions et l'expérience acquise au sein de la Fédération nationale des travaux publics (FNTP), profession au sein de laquelle le dialogue et le désir de rassembler constituent des valeurs primordiales. Il faut conserver à l'esprit que cette profession a toujours rassemblé les petites et les grandes entreprises, ce qui constitue parfois un exploit au regard des divisions susceptibles d'être observées au sein de certaines branches ou secteurs d'activité.
Dans ce contexte, j'ai observé que la plus grande transparence devait prévaloir lorsqu'on entame une négociation avec les organisations syndicales : une totale confiance doit régner entre les interlocuteurs, quand bien même les points de vue sont très divers. Il faut laisser toute sa place au dialogue et laisser chacun exprimer ses arguments pour pouvoir progresser vers l'issue heureuse d'une négociation. Selon les périodes, la négociation est plus ou moins compliquée, et celles que j'ai pu conduire en mon temps seraient plus difficiles aujourd'hui : chacun a pu constater que le climat s'est tendu et que le jeu des partenaires sociaux est quelque peu bloqué.
Du fait de ses particularismes, le CESE est un lieu où l'on parvient encore à travailler et à discuter. Dans cette enceinte, il est possible d'aboutir à des accords qui pourraient surprendre dans un autre contexte ; c'est le cas de l'avis sur les travailleurs détachés que nous avons adopté, ce qui n'aurait pas été possible dans le cadre de l'interprofessionnalité classique. Grâce à notre mode de fonctionnement, mais aussi au fait que notre champ est beaucoup plus ouvert que celui des partenaires sociaux, nous avons pu formuler des propositions dont certaines ont été reprises dans l'actuel projet de loi réformant le droit du travail ainsi que par l'Europe.
Notre particularité principale réside, outre notre capacité à nous saisir des sujets d'actualité, dans le fait que nous ne travaillons pas sous les feux de la rampe, à la différence de lieux plus exposés comme l'interprofessionnalité ou le Parlement, où chacun se réfugie dans sa chapelle, ce qui empêche souvent d'aboutir à un accord de bon sens.
Du fait de cette discrétion, l'utilité du CESE est mal connue, et pourtant nous travaillons : nous venons de rendre un avis portant sur le traité transatlantique et je constate qu'un certain nombre de ses dispositions sont reprises aujourd'hui. Il y a quelques heures, nous avons publié un avis sur les circuits de distribution alimentaire, auquel tous les partenaires du monde agricole – producteurs, industriels, grande distribution – ont participé et qui a été adopté à l'unanimité. Pour autant, cela n'a pas été facile : il a fallu beaucoup de discussions et de tractations pour y parvenir et certaines des propositions émises mériteraient d'être étudiées avec la plus grande attention.
Le Gouvernement a saisi le CESE de la question du dialogue social, sujet moins facile à traiter, car en cours de discussion au Parlement, ce qui provoque l'importation de jeux de posture. Il nous revient de nous attacher à traiter le seul sujet dont nous avons été saisis, qui diffère du projet de loi El Khomri. On constate que, dès qu'un sujet est sous les feux de l'actualité, le naturel revient au galop…
Le CESE est donc une bonne instance de dialogue entre les partenaires sociaux, et le jeu y est facilité par la présence d'autres acteurs : le monde de l'agriculture, qui n'est pas habituellement partie à ces discussions, celui des professions libérales, mais aussi les syndicats non représentatifs et, au-delà, le monde associatif, écologiste, mutualiste et coopératif. La composition de notre assemblée n'est pas duale et les avis qu'elle produit ne sont pas de rupture : ils abordent des sujets sur lesquels la société civile s'est mise d'accord. Le législateur, lorsqu'il souhaite utiliser nos travaux, sait pouvoir le faire en confiance, car ceux-ci ont fait l'objet d'un accord au sein du CESE.
Cette assemblée est donc plus apte à faire progresser certains sujets que d'autres cénacles, car les partenaires sociaux travaillent dans un esprit de responsabilité, avec le souci de faire oeuvre utile.
Du paritarisme, je retiens que nous avions souvent la capacité à avancer dans les négociations, et, parfois, à nous mettre d'accord, mais que l'intervention des pouvoirs publics pose problème. Lorsqu'un accord interprofessionnel est obtenu – avec ce que cela emporte de concessions –, sa transposition dans la loi peut conduire à le dénaturer, ce qui dégrade l'esprit de confiance nécessaire à une négociation aboutie. Ces entorses, quelle que soit la majorité du moment – j'en témoigne, car j'ai eu à subir ces pratiques pour l'accord sur la représentativité comme pour celui portant sur la sécurisation de l'emploi –, découragent les bonnes volontés, car les négociateurs renoncent à aborder certains sujets, craignant que le législateur aille au-delà des clauses de l'accord adopté. Cela pose la question de la place respective de la loi et de la négociation.
La situation est plus simple en Allemagne, qui dispose d'une organisation syndicale n'appelant pas à la surenchère, et cela vaut aussi pour le patronat. En France, aujourd'hui, les syndicats représentatifs de salariés sont éparpillés, alors que la représentation patronale est plus construite, ce qui entraîne bien des complications. Cette différence avec l'Allemagne n'est pas neutre du point de vue de l'efficacité : chez nos voisins, lorsqu'un accord interprofessionnel est conclu, il entre en vigueur sans que le Parlement intervienne. Certes, nos cultures et nos modes de fonctionnement ne sont pas les mêmes, mais le sujet mérite réflexion et je crois qu'il faut aller dans ce sens, même s'il n'est sans doute pas envisageable d'aller aussi loin.
Le paritarisme a ceci de vertueux que l'on peut, une fois qu'un accord sur les règles est établi, apprendre à gérer et à tenir un discours à la fois social, économique et environnemental, ce qui est l'occasion d'un fructueux partage de points de vue. Ces effets bénéfiques devraient pousser à renforcer le dialogue au sein de l'entreprise, afin que tous les interlocuteurs puissent y jouer un rôle actif tant sur le plan économique que social.
Dans le cadre de l'accord du 11 janvier 2013, nous avons décidé de créer une base de données rassemblant l'ensemble des informations économiques utiles au dialogue social dans l'entreprise. Ce dispositif a connu quelques restrictions dans sa transposition législative, mais, dans certaines entreprises, les partenaires sociaux vont au-delà et passent des accords pour utiliser cet outil de gestion collectif. C'est un progrès considérable que d'arriver à un tel état d'esprit dans une entreprise. Par ailleurs, une réflexion authentique sur la formation des salariés à l'exploitation de la base de données est nécessaire, faute de quoi les intéressés sont vite dépassés et adoptent des comportements défensifs. Le mouvement créé par ces accords collectifs doit être accompagné : une véritable formation économique est indispensable afin d'atteindre un bon niveau de dialogue socio-économique ; c'est ainsi que nous ferons progresser notre pays.
Cela vaut pour l'entreprise et pour le dialogue interprofessionnel, mais aussi pour le CESE, dont les membres ne sont pas experts dans tous les domaines ; beaucoup d'auditions sont pratiquées, et il faut s'acculturer afin de se forger une conviction. Ce haut niveau de compréhension devient indispensable à la négociation, et de prochains travaux du CESE porteront sans doute sur les moyens d'assurer la bonne information des partenaires de la négociation.
Cette nécessité, réelle pour les entreprises, l'est encore plus pour les organismes comme l'Union nationale interprofessionnelle pour l'emploi dans l'industrie et le commerce (UNEDIC) ou l'Agence centrale des organismes de sécurité sociale (ACOSS), qui gèrent des milliards d'euros et où la responsabilité des administrateurs est très lourde. Ainsi, en 2005, j'ai été nommé administrateur chez Dexia, milieu où l'on ne parle que le « franglais » de la finance internationale, avec un vocabulaire très particulier. Sans une bonne formation, on ne comprend rien, on se sent perdu, on n'apporte rien au conseil d'administration. Ma présence avait tout de même un sens, puisque Dexia travaillait alors beaucoup sur les budgets d'investissement des collectivités territoriales et que j'ai acquis une certaine compétence dans la branche des travaux publics. Mais pour pouvoir faire de bonnes propositions, il faut comprendre le fonctionnement de l'établissement bancaire ainsi que les comptes qui vous sont présentés ; il a donc bien fallu que je me mette à niveau, et il en va de même pour chacun.
Je suis convaincu qu'un effort de professionnalisation doit concerner tous les acteurs de la négociation ; nous ne pouvons plus rester dans un système « à la papa », où l'on désigne les gens pour leur faire plaisir ou parce qu'ils ont rendu service. Les organismes paritaires doivent être plus professionnalisés, mais cela vaut aussi pour l'entreprise ainsi que pour le CESE lui-même. Le CESE a demandé aux organisations représentatives de lui adresser des personnes très impliquées en leur sein, afin qu'elles n'en soient pas « déconnectées » et puissent adopter des avis pertinents. C'était la condition que j'avais mise à ma candidature à la présidence de l'institution. Faute de cela, le CESE ne sert à rien ; il n'est pas là pour placer quelques copains ou récupérer de l'argent… Au mois de juin 2015, nous avons fait signer un document aux secrétaires généraux d'une vingtaine d'organisations, et non des moindres : la CFDT, la CFTC, l'UNSA, le MEDEF, les chambres de commerce et d'industrie (CCI), la mutualité, les coopératives, les SCOP, certaines associations écologiques.