Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du 11 mai 2016 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli, co-rapporteure :

Après l'intervention de Charles de La Verpillière qui a abordé la question de la crise migratoire et de ses implications dans la manière de gérer nos frontières communes extérieures, je vais vous présenter les principaux changements apportés par ce règlement.

Mon propos s'articulera autour de trois idées : la constance avec laquelle nous nous sommes régulièrement et avec constance exprimés sur les mesures à prendre ; les enjeux récurrents ; les mesures proposées.

Il est devenu de plus en plus évident que les différents États membres agissant en ordre dispersé ne peuvent pas convenablement relever les défis que constituent des mouvements migratoires de masse, nécessitant à la fois une prise en charge des réfugiés et leur accueil régulé, et l'arrêt aux frontières des migrants irréguliers.

Nous avons besoin de normes à l'échelle de l'Union et d'un système unifié de responsabilité partagée pour la gestion des frontières extérieures.

L'agenda européen en matière de migration adopté en mai 2015 par la Commission européenne a mis en évidence la nécessité de passer à une gestion commune des frontières extérieures, conformément à l'objectif visant à « mettre en place progressivement un système intégré de gestion des frontières extérieures », énoncé à l'article 77 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne.

Notre commission a émis à plusieurs reprises sa volonté de voir instituer un corps de garde de frontières.

Ainsi la résolution présentée par nos soins, Charles de La Verpillière et moi-même et adoptée par notre commission (enregistrée auprès de la Présidence de l'Assemblée Nationale le 11 février 2015) « sur les politiques européennes en matière de lutte contre l'immigration irrégulière au regard des migrations en Méditerranée » demandait « un renforcement très significatif des moyens de l'agence Frontex et de ceux mis à disposition des États membres les plus concernés » et rappelait « son soutien, à moyen terme, à la création d'un corps européen de gardes-frontières ; »

Nous avons renouvelé cette prise de position à l'occasion de notre projet résolution sur le programme européen de sécurité de l'UE (déposée auprès de la Présidence de l'Assemblée Nationale le 1er décembre 2015) et adopté par la commission. Elle mentionnait la position de notre commission qui, je cite, « Réitère(ait) ses observations et demandes en matière de mise en oeuvre d'un corps de garde-frontières « européen » tout au long des frontières communes »

Venons-en aux enjeux récurrents. L'espace Schengen est confronté à trois défis majeurs : une pression migratoire sans précédent, une menace terroriste se maintenant à un niveau élevé et l'augmentation continue du nombre de voyageurs.

La situation géographique de l'Union européenne fait que certains États offrant une large façade maritime et de longues frontières extérieures sont particulièrement exposés, comme La Grèce, l'Italie ou Chypre. Les États Membres où arrivent les flux migratoires doivent donc être davantage soutenus et le contrôle des frontières extérieures plus intégré et modernisé. C'est dans ce contexte que la Commission a proposé le 15 décembre 2015 un nouveau Règlement portant création d'un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes et renforçant les prérogatives de l'Agence FRONTEX.

L'actuel système fondé sur un vivier de garde-frontières mis à disposition par les États Membres auprès de l'agence FRONTEX dans le cadre des opérations conjointes, a montré ses limites. Face à une crise migratoire soudaine, le système Frontex actuel manque de réactivité car cette agence ne peut déclencher une opération conjointe qu'à la demande d'un État membre en difficulté

On constate aussi une rigidité en matière d'affectation des moyens ; Frontex est tributaire de l'implication des EM qui se montrent plus réticents en période de fortes tensions budgétaires. Frontex se heurte enfin à la compétence limitée des garde-frontières mis à disposition de l'agence car opérant sous l'égide de FRONTEX dans l'EM hôte, ces garde-frontières ont des pouvoirs moindres que les agents nationaux comme par exemple pour la consultation de certains fichiers de police.

Au constat d'enjeux à prendre en compte font écho…les mesures proposées.

Sur la forme, il faut tout d'abord saluer la rapidité avec laquelle la Commission et les États membres ont mené les négociations pour aboutir à un compromis. Ce texte représente l'aboutissement de longs efforts mais il ne va pas jusqu'à créer un corps autonome de garde-frontières européens sous la seule responsabilité de l'Agence Frontex.

Cette évolution aurait heurté de front tous les États membres soucieux de préserver leur souveraineté nationale même si elle est mise à mal par les flux migratoires ou par les menaces terroristes.

Le texte proposé reste donc dans une construction de compromis, le corps européen de garde-frontières sera constitué par la coopération entre les agents mis à disposition par les États membres et des personnels propres de Frontex qui interviendront sous la responsabilité opérationnelle de l'Agence dont les prérogatives sont renforcées.

Sur le fond, et pour la commodité de l'exposé je distinguerai, les initiatives nouvelles à la main de l'agence, ses pouvoirs d'agir en urgence, le renforcement de ses capacités opérationnelles et enfin ses attributions nouvelles dans l'organisation des opérations de retour.

Une étape symbolique a été franchie : la gestion des frontières extérieures ne relève plus de la seule responsabilité des États membres mais le principe d'une gestion européenne intégrée des frontières est posé qui repose sur la responsabilité partagée entre Frontex et les autorités nationales (art 5). L'Agence Frontex voit ses prérogatives accrues car elle a la charge de définir une stratégie technique et opérationnelle de surveillance des frontières. C'est surtout en cas de crise grave mettant en danger le fonctionnement de l'espace Schengen que l'Agence aura un rôle majeur pour proposer des mesures correctrices à l'État défaillant ou décider de mesures urgentes pour répondre à la menace.

La principale innovation de ce Règlement est de conférer à Frontex la capacité de prendre l'initiative de certaines mesures lorsqu'elle constate la vulnérabilité de certaines zones ou de certains États.

Le règlement définit de manière détaillée les missions de l'Agence (art 6 et 7) qui peuvent être résumées ainsi :

L'agence aura d'abord à établir une stratégie opérationnelle et technique pour la mise en oeuvre de la gestion intégrée des frontières, elle supervisera le contrôle effectif des frontières extérieures de chaque EM, via un volet préventif et un volet correctif. Le volet préventif se traduirait par une « évaluation de vulnérabilité » élaborée par l'Agence des EM face à la pression migratoire, en complément des évaluations prévues dans le Code Frontières Schengen. Le volet correctif permettrait, face à une pression migratoire disproportionnée, de déclencher une opération aux frontières de manière autonome et indépendante de l'EM sur le territoire duquel aurait lieu cette opération.

Elle pourra fournir une aide technique et opérationnelle renforcée aux EM à travers les opérations conjointes, les interventions rapides aux frontières, et dans les cas nécessitant une action urgente aux frontières extérieures et dans les hotspots.

L'accent est mis sur le rôle de veille de l'Agence qui doit renforcer son centre de suivi et d'analyses des risques pour être en capacité de détecter le plus en amont possible les risques de flux migratoires importants.

Pour renforcer la prévention il est prévu un nouveau mécanisme à l'article 12 d'évaluation de la vulnérabilité des États membres. Au cours des travaux préparatoires, certains ont critiqué cette disposition car cette procédure risquait de faire doublon ou de se superposer avec la procédure d'évaluation de vulnérabilité du Code des Frontières Schengen.

Nous avons interrogé la Commission européenne sur ce point qui nous a précisé que ces deux mécanismes ont des objectifs différents.

Dans le cas présent il s'agit d'évaluer la capacité d'un État à faire face à des pressions sur la frontière extérieure dont il a la charge et de vérifier s'il est en mesure de mobiliser des forces d'intervention, des matériels pour réagir aux franchissements illégaux de la frontière.

Le mécanisme d'évaluation Schengen a un objet beaucoup plus large et vise à faire le bilan une fois tous les cinq de la politique de sécurité de l'État membre concernant sa politique des visas, la coopération policière, l'organisation des opérations de retour, l'instruction des demandes d'asile…. La procédure suite à cet audit est très encadrée si on découvre des défaillances puisque ces manquements peuvent conduire à déroger au principe de libre circulation. Dans notre projet de Règlement, l'évaluation de vulnérabilité vise à organiser une réponse immédiate en cas de danger détecté et à définir des mesures correctrices immédiatement opérationnelles.

Troisième innovation, de ce texte est le pouvoir d'agir en urgence. L'agence pourra agir en urgence si un État membre est défaillant et ne prend pas les mesures correctives suggérées ou si une « pression migratoire disproportionnée » menace le bon fonctionnement de l'espace Schengen.

Cette disposition de l'art 18 a suscité de fortes réserves parmi les États membres car il prévoyait que la Commission pouvait, sur demande de Frontex, imposer à un État membre par un acte d'exécution l'adoption de certaines mesures correctives. Certains y ont vu une atteinte à la souveraineté des États.

Les négociations entre la Commission et les États membres ont abouti à un compromis qui devrait faire que ce soit le Conseil et non la Commission qui décide des mesures correctrices à imposer à l'État membre.

L'idée est que cet acte sera considéré comme une décision politique et qu'il aura donc plus de légitimité qu'une décision d'exécution de la Commission perçue comme plus technocratique.

La Quatrième innovation est le renforcement des capacités opérationnelles de Frontex. Afin de rendre les interventions de l'Agence plus rapide à mettre en oeuvre, il est prévu de structurer les mécanismes d'intervention. L'article 19 donne des précisions sur le déploiement des équipes d'intervention. Il est prévu de constituer dans chaque État membre une réserve de personnel pouvant être mobilisée rapidement.

Cette réserve rapide européenne de garde-frontières et garde-côtes (à minima 1 500 personnes) pourra être déployée avec l'accord du Conseil d'administration de l'Agence : chaque EM serait tenu de mettre à la disposition de l'Agence un vivier de 2 % de ses effectifs de garde-frontières et garde-côtes (3 % s'il ne dispose pas de frontières extérieures terrestre ou maritime). En cas de besoin, tout déploiement complémentaire de matériels et d'équipes de gardes-frontières serait requis dans les cinq jours qui suivent le déploiement de la Réserve Rapide.

Frontex devrait aussi renforcer l'efficacité de son système d'information à vocation opérationnelle qui coopérera et échangera les données collectées avec les États membres et les autres agences européennes dans le cadre de sa mission. Les données pourront notamment être échangées et croisées avec celles d'Europol ; (art 43). Il est important de noter que l'art 9 crée une obligation générale d'échange d'informations, les autorités nationales devant transmettre à l'Agence toutes les informations demandées pour surveiller les flux migratoires, effectuer les analyses de risques et procéder à l'évaluation de la vulnérabilité. Pour permettre une meilleure connaissance des spécificités locales, Frontex disposera d'officiers de liaison dans certains EM visant à s'assurer de la bonne gestion des frontières extérieures notamment dans le cadre de l'évaluation de la vulnérabilité, par l'accès aux systèmes d'information des États membres.

La manière de gérer les frontières extérieures de l'Union doit évoluer. L'enjeu n'est plus dès lors le contrôle de la frontière en tant que telle, mais celui des personnes qui pourraient être amenées à la franchir. Il s'agit d'anticiper leurs déplacements et, le cas échéant, de les empêcher. Le contrôle n'est plus focalisé principalement sur ce que le code frontières Schengen appelle la vérification, c'est-à-dire le moment où l'officier en charge d'un point de passage frontalier spécifique se retrouve face à la personne souhaitant franchir la frontière et effectue le contrôle, mais sur la surveillance. Les zones frontalières sont mises sous observation pour détecter les déplacements potentiellement suspects et intercepter les personnes concernées.

Plus que la coordination opérationnelle, part importante de son budget, mais verrouillée par les administrations nationales, la surveillance constitue le coeur des activités de Frontex.

Dans le souci de garantir une meilleure efficacité de Frontex, le Règlement prévoit l'augmentation de ses capacités techniques par la possibilité ouverte à l'agence de procéder à des acquisitions de moyens en pleine propriété ou en copropriété, et par le renforcement des obligations des États membres concernant la mise à disposition de moyens techniques, notamment aériens et navals (art 37 et 38).

Ces nouvelles attributions auront un coût important. Le budget de Frontex était de 114 millions d'euros en 2015 et devrait être de 238 millions pour 2016 ; un recrutement de 162 postes étant prévu en 2017. L'agence devrait passer d'un effectif de 300 personnes aujourd'hui à 1 000 agents d'ici 2020. La gestion des frontières extérieures est aussi assurée par les crédits du fonds Sécurité Intérieure (FSI) qui finance certains équipements de surveillance. Ces éléments budgétaires ne figurent pas directement dans le Règlement mais en annexe la fiche financière expose précisément les implications de l'adoption de ce texte.

Enfin dernière grande innovation, des attributions nouvelles dans l'organisation des opérations de retours. La difficulté de procéder à ces réadmissions étant le point faible de la politique migratoire de l'Union européenne et des États membres, il a été décidé d'afficher clairement une volonté politique d'améliorer ce dispositif.

L'article 28 prévoit la création d'un « bureau du retour », en charge, en lien étroit avec les services compétents des EM, du retour des réfugiés déboutés du droit d'asile ou de tout autre individu en situation irrégulière dans leurs pays d'origine. Des personnels spécialement formés seront spécialisés dans cette fonction, l'art 28 instituant une réserve de contrôleurs des retours forcés et l'article 29 une réserve d'escortes pour ces opérations de réadmission.

Le règlement prévoit aussi de renforcer les pouvoirs de l'agence dans sa coopération avec les États tiers avec qui elle pourra passer des accords opérationnels. Ces accords devront être approuvés par la Commission. Il s'agit là de gagner en efficacité en organisant des opérations conjointes de surveillance des frontières extérieures et d'empêcher certains trafics d'êtres humains qui prennent leur origine dans certains États tiers. De même, un effort doit être mené avec les États tiers notamment de transit pour organiser des opérations de retour. Actuellement le principal obstacle est le refus de certains États de délivrer des documents de voyage pour le rapatriement de leurs ressortissants. Frontex devra donc oeuvrer dans ce domaine et disposera d'officiers de liaison dans les états tiers (art 53 et 54)

Enfin, il faut saluer une avancée pour la garantie des droits fondamentaux des réfugiés et migrants qui sont concernés par les interventions de Frontex. Un mécanisme de plainte est institué à l'article 72 répondant ainsi à une demande pressante de la Médiatrice européenne, Emily O'Reilly, qui a demandé à Frontex de mettre en place un mécanisme de traitement des plaintes relatives à des violations des droits fondamentaux découlant de son activité le 7 novembre 2013.

Par ailleurs, le Parlement européen a adopté une Résolution le 2 décembre 2015 sur le rapport spécial du Médiateur européen demandant à ce que Frontex dispose d'un mécanisme capable de traiter les plaintes individuelles concernant des allégations d'infractions aux droits fondamentaux pendant le déroulement des opérations Frontex ou de la coopération avec des pays tiers.

Plusieurs ONG dont la CIMADE, France terre d'asile et Amnesty international ont estimé qu'il y avait un réel problème juridique du fait de l'absence de responsabilité de Frontex dans des opérations que l'agence met entièrement sur pied (certes avec les autorités de l'État membre hôte). Le point de vue de Frontex qui considère que les violations des droits de l'homme relèvent exclusivement de la responsabilité de l'État membre concerné, du fait que l'essentiel des agents oeuvrant sous l'égide de Frontex reste sous l'autorité de leur État membre sera de plus en plus contestable avec l'augmentation de la part des personnels propres de Frontex.

C'est pourquoi, le point 7 de notre résolution suggère que la question de la responsabilité de l'Agence Frontex soit précisée notamment lors de l'organisation de procédures de retour qui peuvent conduire à l'emploi de la contrainte vis-à-vis des migrants et lorsque ces interventions se déroulent avec le concours d'agents de pays tiers ou sur le territoire de pays tiers.

Il faut néanmoins se féliciter des avancées apportées par ce texte et l'importance accordée dans ce Règlement au respect des droits fondamentaux avec l'adoption d'un code de bonne conduite pour l'agence Frontex, la formation de tous les professionnels intervenant dans le cadre d'opérations coordonnées par Frontex à cette problématique et les larges attributions reconnues à l'officier des droits fondamentaux.

Nous suggérons dans la résolution que l'officier des droits fondamentaux présente un rapport annuel au Parlement européen et au Conseil européen sur les suites données aux plaintes reçues tout particulièrement lorsque les agents mis en cause ne relèvent pas de l'autorité disciplinaire de l'Agence Frontex.

En conclusion, je voudrais insister sur l'importance de ce texte mais dire aussi que le changement dont il est porteur est aussi largement tributaire de la mobilisation des États membres qui devront répondre aux demandes de personnel et de matériel et qui devront négocier dans la transparence pour que les équipes de réserve de garde-frontières puissent être mobilisées rapidement.

Là encore la réforme affectant Frontex sera une bonne réforme si les acteurs, et en l'espèce, les États s'en saisissent pour la faire vivre et donner corps à cette institution nouvelle dont notre commission appelle depuis longtemps de ses voeux la mise en oeuvre.

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