Intervention de Marietta Karamanli

Réunion du 11 mai 2016 à 16h30
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaMarietta Karamanli, co-rapporteure :

Merci madame la présidente, mes chers collègues, la proposition de résolution européenne que nous vous présentons aujourd'hui a pour objet le futur accord transatlantique de protection des données personnelles, dit « Privacy Shield » ou « Bouclier de protection », dont l'adoption pourrait avoir lieu dans les semaines qui viennent.

Il nous a semblé nécessaire de proposer une résolution européenne afin que l'Assemblée prenne une position claire sur ce sujet d'apparence très technique mais qui ne doit pas être laissé aux seuls spécialistes.

Les enjeux sont trop importants, tant dans le domaine économique que pour la protection des droits fondamentaux des Européens, pour que nous ne nous en saisissions pas.

On parle beaucoup de l'accord TTIP toujours en cours de négociation, mais le futur « Bouclier de protection » pose des questions tout aussi déterminantes quant à l'avenir de notre relation avec le partenaire américain : la numérisation croissante de pans entiers de nos économies doit nous conduire à faire preuve dès à présent d'une vigilance accrue sur l'utilisation de nos données.

Nous souhaitons insister sur l'importance de se saisir politiquement de ce sujet, qui revêt une importance majeure. Les libertés engagées sont très réelles et leur protection indispensable.

Par le passé, la Commission européenne avait conclu avec les États-Unis l'accord appelé « Safe Harbor », une « sphère de sécurité » censée garantir que les entreprises américaines traitant des données sur le sol des États-Unis respectent essentiellement les mêmes obligations en termes de respect de la vie privée que les entreprises européennes. Par un mécanisme d'identification et d'auto-certification, ces entreprises d'un pays tiers pouvaient donc bénéficier d'un cadre simplifié reposant sur une confiance mutuelle.

Malheureusement, les révélations de l'affaire Snowden nous ont montré que la Commission avait peut-être trop largement accordé la confiance européenne sans avoir à l'esprit la nécessité de vérifier que ceux à qui elle était déléguée en étaient des gardiens fidèles et loyaux : les Européens n'étaient en effet pas à l'abri d'une surveillance massive et indiscriminée de leurs données, et cela s'avérait d'autant plus grave qu'ils ne disposaient pas, à la différence des citoyens américains, de recours devant la justice américaine pour contester ces opérations.

Au vu de cette relation largement déséquilibrée, certaines autorités nationales de protection des données de l'Union ont tiré la sonnette d'alarme et appelé à une renégociation rapide du traité Safe Harbor. La Commission a constaté les manquements américains et émis treize recommandations sur la base desquelles il s'agissait d'entamer cette renégociation.

Mais c'est véritablement l'arrêt Schrems du 6 octobre 2015 qui a porté le coup fatal au Safe Harbor. En invalidant la décision d'adéquation qui en était la base juridique, la Cour de justice de l'Union européenne a pris le risque de créer un vide juridique, mais a provoqué en réaction une accélération des négociations. Lors de notre déplacement aux États-Unis en avril 2015, la création d'une possibilité de recours pour les Européens allait être mise à l'ordre du jour du Congrès par le représentant Jim Sensenbrenner. Ce « Judicial redress Act » nous était présenté comme une concession majeure des Américains envers les Européens pour la protection des données : il ouvrait en effet l'accès aux tribunaux américains.

Le résultat de ces mois de négociations nous est aujourd'hui présenté par la Commission, et le Groupe de l'article 29, composé des autorités de protection des données personnelles européennes, a rendu son opinion le 13 avril sur les textes composant le futur accord.

Son avis en demi-teinte souligne les avancées obtenues, mais met aussi en lumière des failles réelles, qui pourraient exposer ce nouvel instrument aux mêmes risques d'invalidation devant la CJUE si, comme cela est à prévoir, les associations de défense des libertés fondamentales devaient se pourvoir devant la haute juridiction européenne.

Le but de notre proposition de résolution européenne est aujourd'hui que l'Assemblée se prononce d'une voix claire pour porter haut l'exigence française de défense des droits fondamentaux de protection des données personnelles et de respect de la vie privée, qui peut et doit se conjuguer avec les nécessités de la protection de l'ordre public et de la lutte contre la criminalité terroriste.

Tout d'abord, il nous semble que la forme de l'accord, composé en l'état d'un texte principal et de nombreuses annexes reprenant les échanges de lettres entre la Commission et les différentes autorités américaines, gagnerait beaucoup à être simplifiée. Cela permettrait en outre d'éviter que la terminologie ne soit parfois l'objet de fâcheux glissements, qui créent de la confusion et une possible insécurité juridique. À cet égard, vos rapporteurs estiment que l'ajout d'un glossaire reprenant les principaux termes de l'accord, comme suggéré par le G29, serait tout à fait utile.

Dans le même esprit de simplification pour une plus grande lisibilité, il nous semble que la profusion de recours désormais offerte aux Européens (pas moins de 7) n'est paradoxalement pas la meilleure garantie de l'effectivité de ces recours. À ce titre, nous appuyons l'idée d'une simplification de leur architecture et d'un renforcement des autorités européennes comme point de contact et d'accompagnement pour les recours introduits aux États-Unis.

De meilleures garanties doivent être données aux Européens quant aux dérogations permises à la protection des données pour des raisons de sécurité nationale. La surveillance massive et indiscriminée doit demeurer l'exception, et cela doit être clairement établi dans l'accord. D'autres points appellent une clarification : la durée de conservation des données permise reste particulièrement floue, et certains principes parmi les sept avancés dans l'accord semblent pouvoir se contredire dans certains cas spécifiques.

La question du transfert ultérieur des données à un pays tiers reste problématique : il est en effet délicat de translater au partenaire américain le rôle de veiller au respect de normes essentiellement équivalentes au droit européen dans un territoire tiers. Pourtant, cette question est essentielle, et trop peu prise en compte dans le futur accord.

Certaines imprécisions ou insuffisances grèvent donc le futur accord : il faudra pourtant rapidement tâcher de prendre en compte ces défauts pour parvenir à un accord optimal et suffisamment solide pour ne pas être l'objet, à son tour, d'une décision d'invalidation de la CJUE.

Le partenaire américain a déjà fait de nombreux progrès pour entendre les attentes européennes. La création d'un Médiateur auprès du gouvernement témoigne de ce souci de renforcer la prise en compte des droits tels que conçus dans l'Union. Mais les doutes quant à son indépendance et aux outils donnés, qui lui laissent peu de marge de manoeuvre, viennent d'emblée limiter l'intérêt de cette nouvelle institution.

Au vu des intérêts économiques en jeu – les données des Européens pourraient selon le Boston Consulting Group atteindre une valeur de 1 000 milliards d'euros par an en 2020 –, l'Union européenne doit adopter une position très volontaire de défense des droits dans ces négociations. Elle ne peut se contenter d'avancées symboliques qui, bien qu'elles témoignent d'une évolution indéniable des positions américaines, risquent fort de demeurer des concessions essentiellement cosmétiques. En parallèle, l'Union a tout intérêt à développer ses propres champions du numérique pour pouvoir continuer à imprégner le cadre juridique de son influence, mais aussi pour pouvoir profiter des immenses opportunités économiques sous-jacentes. C'est l'ambition de la stratégie numérique proposée par la Commission Juncker, et l'objet d'un possible plus ample débat.

En rappelant les marges d'amélioration possibles de l'accord et en proposant à l'Assemblée nationale de se prononcer sur celui-ci, vos rapporteurs entendent contribuer à la réalisation de ces objectifs. Mon collègue Charles de La Verpillière va à présent revenir sur les éléments les plus récents de la négociation.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion