Intervention de Brigitte Grésy

Réunion du 2 mars 2016 à 16h00
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Brigitte Grésy, secrétaire générale du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes, CSEP :

Madame la présidente, je suis là en effet comme secrétaire générale du Conseil supérieur, mais aussi comme fonctionnaire : je connais moi aussi de l'intérieur les subtilités des promotions et des inégalités.

Le sujet sur lequel j'ai été invitée à intervenir – « rupture ou continuité pour les femmes dans la fonction publique depuis 2012 » – est clair. Il amène à se demander si la loi Sauvadet, qui porte sur l'accès à l'emploi titulaire et sur la lutte contre les discriminations, est vraiment la loi fondatrice de la modernité paritaire dans la fonction publique. La réponse est double : oui, sans aucun doute, pour les nominations dans les emplois supérieurs et dirigeants ; non, sans aucun doute, pour l'accès des femmes dans les conseils d'administration et de surveillance des établissements publics. Pourquoi un tel jugement ?

Nous avons un cadre légal et une politique publique parfaitement favorables à une rupture, c'est-à-dire à un changement et à des progrès en matière d'égalité. Mais étrangement, l'État, qui se doit d'être exemplaire et qui est prescripteur de normes, s'y est pris à plusieurs fois, notamment pour la loi sur les conseils d'administration.

Nous avons ainsi la loi Copé-Zimmermann du 27 janvier 2011 qui traite d'un certain nombre de conseils d'entreprises publiques et d'établissements publics ; puis la loi Sauvadet du 12 mars 2012, qui élargit le champ à d'autres établissements publics ; puis la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes, qui l'élargit aux établissements publics administratifs ; enfin, le décret du 30 décembre 2014, qui porte à 50 % les nominations des personnalités qualifiées au sein des conseils d'administration des établissements publics, et qui accélère le calendrier à 2017.

C'est une architecture très importante, mais encore plus importante s'agissant de l'autre volet sur les conseils d'administration, c'est-à-dire la lutte contre les inégalités, avec trois points forts qu'il convient selon moi de citer.

D'abord, il faut faire des rapports. Vous avez dit, madame la ministre et madame la présidente, à quel point nous manquions de statistiques. Or on doit maintenant établir des rapports sur l'égalité professionnelle dans le cadre du bilan social, devant les comités techniques, et puis le fameux rapport devant le Conseil commun de la fonction publique, que le Gouvernement doit aussi remettre au Parlement.

Ensuite, a été mis en place un dispositif de représentation équilibrée, non seulement dans les conseils d'administration, mais aussi dans les comités techniques, parmi les membres des jurys des comités de sélection, et dans le Conseil commun de la fonction publique. Sans compter le dispositif de nomination équilibrée dans les emplois supérieurs et dirigeants de la fonction publique, qui a été évoqué devant vous à plusieurs reprises.

Il y a donc à la fois des mesures très strictes pour ce qui est de la lutte contre les inégalités au sein de la fonction publique, et des mesures strictes pour la place des femmes dans les conseils d'administration. Mais, et c'est cela la grande différence, dans un cas on a mis en place tout un appareil de suivi, toute une méthodologie que je trouve assez exemplaire, et dans l'autre, il n'y a rien : c'est le désert !

Commençons par ce qui me semble très bien, c'est-à-dire le suivi au sein de la fonction publique, en matière de lutte contre les inégalités.

Ce suivi est exemplaire, d'abord parce qu'il y a des sanctions, et que sans sanctions, rien ne se passe. En 2017, la contribution financière pour nomination manquante – c'est-à-dire une pénalité en fonction du nombre de nominations faisant défaut pour atteindre la proportion minimale de personnes de chaque sexe fixée – pourra aller jusqu'à 90 000 euros, ce qui n'est pas rien.

Ensuite, parce que c'est un accompagnement en cascade : un comité interministériel aux droits des femmes a été réuni en 2012 ; un protocole d'accord relatif à l'égalité professionnelle dans la fonction publique a été signé le 8 mars 2013. Ce dernier insiste sur quatre éléments fondamentaux de la philosophie de lutte contre les inégalités : l'importance du dialogue social, l'effectivité de l'égalité de rémunérations et des parcours, une meilleure articulation entre la vie professionnelle et la vie familiale, et enfin la prévention des violences.

Nous avons également des feuilles de route qui sont soutenues et orchestrées par les hauts fonctionnaires de l'égalité. Tout cela fait vraiment un appareil méthodologique.

Alors oui, le bilan est bon : publication de la circulaire du 4 mars 2014 relative à la lutte contre le harcèlement dans la fonction publique ; création de référentiels de formations pour la fonction publique ; actualisation du répertoire des métiers, pour éliminer les dénominations discriminantes ; déclinaison du protocole du 8 mars 2013 et des rapports. C'est donc un réel suivi.

En revanche, côté conseil d'administration, dans les établissements publics, il n'y a pas grand-chose. La loi n'a pas prévu d'instance de suivi et de contrôle. Il n'y a pas de mise en place de viviers de femmes, en dehors d'un certain nombre d'expériences et d'initiatives lancées par les associations. Nous ne savons même pas quel est le champ exact des entreprises couvertes par la loi. La situation est assez étrange. En effet, nous sommes face à une terra incognita, d'étendue potentiellement pharaonique. Si le Contrôle général économique et financier (CGEFI) contrôle 750 opérateurs, on est vraiment loin du compte puisque l'on estime qu'il y aurait à peu près 9 000 établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) et 330 établissements publics administratifs (EPA). Vous voyez qu'il y a de quoi faire…

Évidemment, les chiffres sont en accord avec ce paysage en demi-teinte. Récemment, de nouvelles études sur la fonction publique ont été menées, notamment par la Direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP) et par le Défenseur des droits. Certaines d'entre elles portent sur les écarts de rémunération et le plafond de verre dans les ministères. J'en retiens cette phrase, censée expliquer la carrière des hommes : « il a une épouse formidable ! J'ajouterai pour ma part celle-ci : « elle n'a pas les épaules assez larges ! » Ces deux phrases résument à elles seules l'étude sur le plafond de verre dans les ministères.

Les écarts de rémunération sont estimés entre 15 et 16 % dans la fonction publique d'État, et à 19 % dans les secteurs publics. Et selon le groupe Economics, qui fait partie des chercheurs que vous avez sollicités, progresser dans l'échelle des rémunérations est plus difficile pour les femmes que pour les hommes ; plus le niveau des rémunérations est élevé, moins les femmes ont une probabilité d'y accéder.

L'écart de rémunération entre les femmes et les hommes s'accroît tout au long de la carrière. L'écart moyen de salaire – si l'on prend en compte les primes – entre les femmes et les hommes de 25 ans, en catégorie A, est de 1 886 euros, soit 6,7 %. Il passe à 11 450 euros à l'âge de 50 ans, soit 24,5 %.

Les femmes sont faiblement représentées aux postes de décision. 54 % des cadres de la fonction publique sont des femmes – pourcentage supérieur à celui des femmes cadres dans les entreprises, qui est aux alentours de 43 %. Mais il n'y en a que 26 % aux postes de direction.

Maintenant, quelle est l'évolution du taux de primo-nomination des femmes ? Alors que nous étions à 33 % en 2013, nous sommes descendus à 30 % en 2014, avec des vagues extraordinaires : 22 points de plus dans les ministères des affaires sociales, mais 20 points de moins pour le ministère de la culture, 11 points de moins au ministère de l'éducation nationale. Les ministères financiers et le ministère de la défense se sont avérés, quant à eux, de très mauvais élèves.

J'en viens au pourcentage de femmes dans les conseils d'administration. Si l'on atteint 31 % dans les établissements publics, selon une analyse partielle du CGEFI, on n'est qu'à 25 % de femmes dans les entreprises soumises à la loi Copé-Zimmermann, et à 29 % dans les entreprises soumises à la loi Sauvadet. C'est moins que dans les conseils d'administration du privé, où ce taux est d'environ 31 % pour les entreprises du CAC 40 et de l'indice SBF 120. Il y a donc des freins, des résistances structurelles et évidemment culturelles.

Les freins structurels sont liés au fait que les salariés hommes et femmes n'ont pas forcément les mêmes caractéristiques individuelles liées au salaire, en termes de capital humain, d'âge, de temps de travail, et au fait qu'ils n'occupent pas les mêmes emplois. Il faut également prendre en compte les traitements « genrés » des carrières et des rémunérations, cette fameuse discrimination systémique, ce noyau dur résiduel, inexplicable et qui est de l'ordre de 11 %, pour expliquer les différences de rémunération dans la fonction publique d'État. Un diplôme de femme vaut moins qu'un diplôme d'homme dans la fonction publique. Il y a un rendement différent des facteurs.

Autrement dit, les femmes et les hommes n'occupent pas les mêmes emplois, ne font pas les mêmes métiers, n'utilisent pas leur temps de la même façon et ne grimpent pas de la même façon à l'échelle des carrières. Autrement dit, les emplois, les métiers, le temps, les échelles de carrière sont sexués. Autrement dit, les murs de verre, les plafonds de verre, les escalators de verre et le brouillage du temps sont la règle. Autrement dit, les biais sexistes sont légion !

Évidemment, c'est de la ségrégation professionnelle. Vous la connaissez par coeur, et elle explique à peu près 40 % des écarts de rémunération. Elle est à la fois horizontale et verticale. Elle est dans le temps de travail : 83 % des employés à temps partiel sont des femmes, et 45 % d'entre elles déclarent travailler à temps partiel pour raison familiale, contre seulement 10 % des hommes.

L'étude sur les plafonds de verre, que j'ai évoquée tout à l'heure, nous apprend beaucoup de choses. Par exemple, les femmes refusent plus souvent que les hommes les postes en cabinet ministériel, parce qu'elles sont occupées par leurs enfants. Il est plus difficile pour elles d'accepter la mobilité géographique. Sans oublier la résistance du conjoint, l'affaiblissement du réseau familial, la culpabilité et la réprobation sociale en cas de célibat géographique. En revanche, quand les hommes partent, notamment à l'international, ils acquièrent une sorte de capital international qui ne les pénalise jamais.

La maternité est aussi une source importante des inégalités salariales. Trois ans après la naissance d'un premier enfant, le salaire journalier des mères baisse en moyenne de 2,6 à 5,5 %, et il baisse de 12,4 à 17,9 % lors de la naissance additionnelle d'un troisième enfant. 96 % des congés parentaux sont pris par les femmes.

Passons au déroulement des carrières. Vous savez bien que celles-ci sont toutes construites au masculin-neutre, ce qui restreint de beaucoup l'accès des femmes. Sophie Pochic montre bien que les femmes accèdent plutôt à des postes de cadres experts fonctionnels plutôt qu'à des postes de cadres d'encadrement des hommes, plus porteurs en termes de carrière.

Enfin, il est clair que la révision générale des politiques publiques (RGPP), comme d'autres réformes de restructuration de l'action publique, en promouvant des parcours plus personnalisés, plus individualisés, peuvent conduire à un rapport de forces défavorable aux femmes… ou le contraire. Quoi qu'il en soit, il faut mettre cette question sur la table.

Les freins culturels sont très importants. Ils sont de deux ordres : le sexisme, dont il faut enfin dire le nom, et puis la notion d'efficience. L'écart non expliqué, ce fameux taux de 11 %, est dû à un rendement différent des facteurs.

Françoise Héritier dit souvent que les trois grandes conquêtes des femmes sont la liberté de disposer de leur corps, l'accès au savoir et, plus récemment, l'accès au pouvoir. Et ce qui doit relier ces trois conquêtes, c'est le respect et la reconnaissance. Or, à la place, il n'y a que le mépris. Le mépris, c'est un mot littéraire. Et je pense qu'à la place de mépris, il faut dire « sexisme ». C'est cela que nous avons montré dans le récent rapport du Conseil supérieur de l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes (CSEP) sur le sexisme au travail, que nous avons remis à la ministre des droits des femmes.

Le sexisme est une idéologie, qui érige la différence sexuelle en différence fondamentale, et qui entraîne un jugement sur les capacités et le comportement des gens, notamment des femmes. Ce sont aussi des pratiques, qui peuvent aller de la blague qui se veut drôle à l'agression sexuelle. Ce sont des manifestations multiformes.

C'est surtout, notamment pour les femmes au pouvoir, un déni quasiment généralisé, avec des stratégies identitaires variées – euphémisation, blanchiment, stratégies de passing. Elles sont soumises à des injonctions paradoxales : comportez-vous comme des hommes, tout en restant des femmes. Et finalement, elles adoptent des stratégies de transformation très subtiles, parce que le coût de la dénonciation du sexisme est souvent beaucoup trop lourd à porter.

Cela crée des dégâts considérables car les femmes, non seulement sont exclues, mais elles s'auto-excluent. D'où l'idée de rendre visible ce sexisme. Nous l'avons fait dans la loi Rebsamen d'août 2015 : « Nul ne doit subir d'agissements sexistes, définis comme tout agissement lié au sexe d'une personne ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à sa dignité ou de créer un environnement intimidant, hostile, humiliant, dégradant ou offensant ».

Si j'ai cité ce passage, c'est parce que je souhaiterais qu'il soit repris à l'article 6 bis de la loi du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires.

Mais pourquoi mettre les femmes partout, et pourquoi revendiquons-nous cette égalité ? Parce que c'est le droit, c'est l'équité. Mais nous ne pouvons pas échapper aujourd'hui à une « managérialisation » du droit. Dans le secteur privé, celle-ci est symbolisée par la notion de performance ; l'égalité est un business case, avec tous les dangers que cela comporte. Dans le secteur public, on parle d'efficience, terme utilisé dans le Comité interministériel aux droits des femmes de 2012 ; l'efficience, c'est l'optimisation des outils mis en oeuvre pour parvenir à un résultat. Elle se mesure sous forme d'un rapport entre résultat et ressources.

Parmi tous les arguments, quels sont ceux que l'on peut éventuellement accepter, et ceux qu'il faut rejeter avec force ?

Effet vivier de talents ? Oui. Les deux tiers des diplômés du troisième cycle sont des femmes, et la fonction publique a besoin du talent des femmes.

Effet d'image et de responsabilité sociale et sociétale ? Oui. L'égalité éclaire positivement le paysage de la fonction publique qui devient exemplaire et est un pourvoyeur de modèles identitaires auxquels les femmes peuvent se reporter.

Effet gestion du temps ? Oui, en partie. Les femmes assument 80 % des tâches domestiques, puisque les hommes refusent la coresponsabilité parentale. Finalement, seule une autre organisation de travail et la prise en compte de la parentalité tout au long de la vie peuvent permettre un équilibre des temps.

Effet de mise à l'agenda ? Les femmes viendront mettre à l'agenda des sujets qui sont à l'interstice des vies professionnelle et familiale, et que tout le monde met de côté. Oui, en partie. Mais attention à ne pas essentialiser les préoccupations des uns et des autres.

Effet miroir ? Les femmes représentent la moitié de l'humanité. L'administration, d'une certaine façon devrait recourir pour moitié à des femmes. Oui et non, car il faut faire très attention. Comme pour les élus, dans le domaine politique, un être humain est capable de représenter l'entièreté de l'humaine condition.

Effet de complémentarité ? Non, non, non !

Il n'y a pas de compétences spécifiques aux femmes. Il faut faire très attention à ce sexisme bienveillant, qui prête aux femmes des compétences de douceur, d'intuition, d'empathie, qui sont particulièrement propices à la gouvernance moderne, à une autorité davantage négociée qu'imposée. Attention à ne pas reconfigurer un care professionnel, et à ne pas dire, par exemple, que si Pôle emploi était dirigé par des femmes, il y aurait moins de chômeurs… Ce sont des discours très dangereux, contre lesquels il faut avoir des arguments.

Plus sûrement, que reste-t-il ? Il reste ce que la société a produit : à partir du moment où il y a un refus de la complicité des hommes avec les femmes aux postes de gouvernance, les femmes se retrouvent en dehors. Ce sont des outsiders et, comme tous les outsiders, elles créent de l'énergie circulante dans un domaine où, finalement, ce qui fonctionne, c'est un système de connivence, de clonage, un système de l'implicite. Faire venir des femmes dans une organisation aux postes de gouvernance, c'est aussi refuser l'implicite et reconduire une nouvelle complicité.

Madame la présidente, je crois que mes collègues parleront des différents leviers d'action. Pour ma part, je terminerai sur les moyens : les quotas, qui permettent d'instaurer un rapport de forces ; l'accompagnement des lois au plus haut niveau des organisations ; la création de groupes de pression, de groupes de femmes. Ceux qui sont représentés ici doivent se montrer, non pas pour faire du lobbying, mais pour innover. Il ne s'agit pas de récriminer. Ce ne sont pas des lobbies, ce sont des accélérateurs de pensée, et nous sommes là pour accélérer la pensée sur l'égalité.

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