Intervention de Yves Raibaud

Réunion du 11 mai 2016 à 13h30
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Yves Raibaud, géographe, maître de conférences et chargé de mission sur l'égalité femmes-hommes à l'université Bordeaux 3, membre du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, HCEfh :

J'ai commencé mes travaux sur le genre assez tard, après avoir consacré une partie de ma vie professionnelle aux métiers de la culture, de la formation et de l'emploi en milieu rural. Mes premiers travaux de recherche portaient sur les équipements dans l'espace public destinés aux loisirs des jeunes. Dans les années 2000, je me suis intéressé aux lieux de répétition des musiques amplifiées (rock, rap, techno, reggae) puis, par extension, à tout ce que l'on appelle les cultures urbaines : le graffiti, le hip-hop, mais aussi les sports urbains tels que le skateboard et le BMX.

Il m'est assez rapidement apparu que ces cultures, dont on disait qu'elles étaient l'expression des jeunes et des quartiers fragiles, étaient surtout déterminées par le sexe des pratiquants : des garçons à plus de 90 %. Des études monographiques sur des lieux de répétition, réalisées entre 2001 et 2005, portaient sur les modes de vie des jeunes musiciens, sur les textes de leurs chansons, sur l'organisation de leurs activités musicales. Elles m'ont conduit à m'intéresser aux études masculines dans la littérature anglophone, point d'entrée sur les questions de genre à partir de la construction de l'identité des garçons.

Le terme de « maisons des hommes » caractérise assez bien les lieux de production de l'identité masculine, dont la culture est souvent teintée de sexisme et d'homophobie. La solidarité au groupe, la loyauté envers les leaders, le refoulement des émotions et l'utilisation du « nous » plutôt que du « je » : ce sont les qualités essentielles pour être accepté par le groupe et réussir dans des projets collectifs et individuels.

J'ai prolongé ce travail en étudiant les skateparks et les city-stades entre 2005 et 2008. Ces équipements sportifs d'accès libre mis à disposition des jeunes – en réalité des jeunes garçons – ont pour but avoué de canaliser la violence dans des activités positives. Ces études ont fait apparaître qu'ils fonctionnaient au contraire comme des écoles de garçons, produisant l'agressivité et la violence qu'ils sont censés combattre.

En 2009, j'ai obtenu un financement de recherche plus conséquent de la part du conseil régional d'Aquitaine, du conseil général de la Gironde et de trois mairies de la périphérie bordelaise, dont Floirac, pour mener une large enquête sur les inégalités entre filles et garçons dans les loisirs. Ce financement comprenait une bourse de doctorat, et c'est dans ce cadre que j'ai dirigé la thèse d'Édith Maruéjouls, dont vous connaissez peut-être les remarquables travaux sur les loisirs des jeunes et les cours de récréation.

À la suite de ce travail, la communauté urbaine de Bordeaux, dirigée à l'époque par Vincent Feltesse, m'a demandé de concevoir une étude sur les inégalités entre femmes et hommes dans l'espace public. Elle a été réalisée avec l'ethno-urbaniste Marie-Christine Bernard-Hohm sous le titre : L'usage de la ville par le genre.

J'ai également dirigé des travaux d'étudiantes et d'étudiants en master et en thèse sur le vélo, la marche à pied, le harcèlement de rue, les mobilités des femmes victimes de violence, en essayant de relier ces problématiques pour comprendre la logique systémique qui continue de séparer les femmes et les hommes dans la ville : l'espace public est favorable aux hommes, tandis que les femmes sont souvent assignées aux espaces privés.

Pour comprendre les mécanismes de cette ville inégalitaire, j'ai effectué une recherche en 2012 sur une opération de participation nommée « Le Grenelle des mobilités ». Pendant six mois, j'ai compté les femmes et les hommes dans la salle et à la tribune, j'ai chronométré leurs temps de parole respectifs et noté les thématiques abordées par les unes et les autres, et la manière dont elles étaient perçues. Tous ces travaux sont à présent publiés, ils sont résumés dans un petit livre intitulé La ville faite par et pour les hommes, commande du Laboratoire de l'égalité pour sa collection chez Belin « Égale à Égal ».

Ces travaux ont débouché sur quelques préconisations. Concernant les espaces publics destinés aux loisirs des jeunes, je m'en tiendrai aux conclusions de la thèse d'Édith Maruéjouls, qui ont été confirmées par la suite par les travaux de Magalie Bacou à Toulouse, et ceux réalisés dans d'autres villes, par exemple à Angers. Les chiffres sont éloquents : 75 % des budgets publics destinés aux loisirs des jeunes profitent aux garçons, toutes activités confondues, de la danse au foot en passant par la médiathèque, les centres de loisirs, les centres de vacances et les écoles de musique. Nous constatons donc une inégalité importante dans l'attribution des moyens.

À partir de la sixième, les filles décrochent des activités de loisirs organisés tandis qu'une offre spécifique destinée aux garçons se met en place : skateparks, city-stades, musiques actuelles. Les loisirs non-mixtes féminins sont moins subventionnés que ceux des garçons, à qui l'on attribue des équipements plus importants et plus chers : stades, salles de musiques actuelles et autres. On attribue parfois aux filles elles-mêmes la responsabilité de ce décrochage, mais tous les entretiens que nous avons menés font apparaître le contraire.

Ce décrochage a des conséquences sur leur pratique de la ville. Tandis que l'on encourage les garçons à jouer et à occuper l'espace – espace sonore avec une musique forte ; espace visuel avec les tags et les graffitis – la pression sociale amène une grande majorité des filles à se retirer de ces espaces. Ainsi, dès l'adolescence, les rôles de genre sont définis dans l'espace public. La sociologue Isabelle Clerc les résume en deux injonctions : ne pas être une « pute » pour une fille, ne pas être un « pédé » pour un garçon.

Les dispositifs publics de loisirs des jeunes ne font malheureusement que suivre cette loi d'airain, souvent en l'absence de conscience des enjeux de l'égalité chez les élus locaux et de formation des animatrices et des animateurs. Ce formatage des identités sexuées détermine une lutte des places et des mobilités dont les hommes sont, dès leur plus jeune âge, les bénéficiaires. Édith Maruéjouls et d'autres chercheuses ont montré le rôle du terrain de foot – matérialisé ou non – au centre de la cour de récréation. Occupé de façon permanente par des groupes de garçons, il configure une centralité masculine et une périphérie féminine que l'on retrouve chaque fois que l'on observe des femmes et des hommes dans des lieux de la ville tels que les places, les bas d'immeubles, etc.

Le sociologue du sport Philippe Liotard analyse comment ces pratiques spatiales sont incorporées. Il montre comment les garçons, dès leur plus jeune âge, apprennent à percuter tandis que les filles apprennent à éviter. Vous l'avez peut-être vécu sur les trottoirs de ville ou dans les couloirs de piscine.

Dans l'étude que j'évoquais sur L'usage de la ville par le genre, nous retrouvons ces constantes des spatialités féminines et masculines, mais aussi les mécanismes qui tendent à les prolonger. Le travail de recherche que nous avons mené sur les garçons avec Sylvie Ayral, auteure de Pour en finir avec la fabrique des garçons, montre que les insultes, les blagues, le harcèlement, les violences morales et physiques observées à l'école et dans les loisirs, mais aussi plus tard, dans la ville ou au travail, ont une fonction systémique de ségrégation et de hiérarchisation des sexes au profit des hommes hétérosexuels dominants. Ce mode d'intimidation, que l'on se refuse souvent à identifier comme une violence sexuelle, prescrit les mobilités et les places des femmes dans la ville telles que nous les avons observées.

Il ressort de nos études que les femmes ont moins d'emprise sur la ville que les hommes. Elles calculent leurs déplacements en fonction du lieu et de l'heure. Elles disent souvent se déplacer d'un point à l'autre ni trop vite pour ne pas montrer qu'elles ont peur, ni trop lentement pour ne pas faire croire qu'elles cherchent. Elles évitent de stationner et montrent qu'elles sont occupées. Les travaux réalisés par Marie-Christine Bernard-Hohm ou la sociologue Lætitia Franquet selon la méthode du focus group le confirment. Il me faut souvent préciser, lorsque je présente ces travaux, que ce n'est pas une opinion de notre part, mais le résultat de nombreuses enquêtes dont les résultats sont étonnamment semblables à ceux d'autres enquêtes réalisées en Belgique ou en Algérie, notamment par l'architecte Nadia Redjel.

La ville ludique, récréative, où l'on peut flâner à la terrasse d'un café, jouer aux boules ou au ballon, apparaît en filigrane comme une ville faite pour les hommes. La dernière de ces études, le « Grenelle des mobilités », que j'ai récemment réalisée, montre que la ville est une affaire d'hommes. Architectes, urbanistes, aménageurs, élus, ce sont eux qui proposent les innovations qu'ils appellent ville durable, ville inclusive, slow city ou smart city. Les travaux de sociologie et d'anthropologie sur l'entre-soi masculin des congrès d'urbanisme ou des opérations de participation montrent comment les questions qui portent sur le sentiment d'insécurité des femmes, sur les enfants, sur les personnes âgées ou handicapées sont éludées ou traitées sur le mode de l'innovation technologique. Je vous renvoie au dossier sur « Le genre, la ville », que nous avons publié avec Nicole Mosconi et Marion Paoletti dans la revue Travail, genre et sociétés.

Vous m'avez invité à vous faire état des bonnes pratiques. Cette question me concerne en tant que membre du Haut conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes (HCEfh), mais aussi en tant que vice-président du Conseil de développement durable de Bordeaux, avec lequel nous avons réalisé une démarche de participation citoyenne appelée « Genre et ville », dont vous pouvez trouver le résultat en ligne sur le site du conseil de développement durable, et à laquelle avaient participé Chris Blache et l'association Genre et Ville.

Des préconisations figurent dans le rapport de juillet 2013, intitulé Égalité femmes-hommes dans les territoires, qui a été remis par Vincent Feltesse à la ministre Najat Vallaud-Belkacem et à la rédaction duquel j'ai participé, ainsi que dans la charte égalité femmes-hommes du Conseil des communes et des régions d'Europe, et dans les travaux européens dirigés par la sociologue française Sylvette Denèfle, dont se sont inspirées nombre de villes européennes et françaises. La ville de Vienne, en Autriche, représente un modèle de ce qu'il est possible de faire à tous les niveaux : gouvernance, aménagement, transport, design urbain, éducation, communication.

Les associations telles que Genre et Ville, mais aussi Nature et Sens, Garance, ou plus récemment Womenability organisent la participation des femmes aux diagnostics urbains par des marches exploratoires ou des marches sensibles, parfois mixtes.

Pour ma part, je pense que la démarche du gender budgeting, qui consiste à calculer la redistribution de l'argent public sur des critères d'égalité entre femmes et hommes donne de bons résultats. Nous l'avons constaté avec le conseil départemental de la Gironde sur les politiques en direction de la jeunesse à Bordeaux. Cette question de la répartition est maintenant entrée dans les faits. La ville de Bordeaux a également adopté cette démarche pour le sport féminin. Une observation quantitative et qualitative par sexe des équipements publics tels que stades, salles de sport et piscines est en train de produire de bons résultats, grâce à une adjointe aux sports dynamique et motivée par cette question.

Le plus important levier de changement est de s'attaquer à la violence machiste sous toutes ses formes, de la drague lourde et l'insulte jusqu'à l'agression sexuelle et au viol, et de la maternelle jusqu'au plus haut niveau de gouvernance. La France a fait des progrès significatifs dans ce domaine avec la loi du 6 août 2012 relative au harcèlement sexuel, la loi du 4 août 2014 pour l'égalité réelle entre les femmes et les hommes et la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel. La violence sexuelle est le bras armé de la domination masculine : elle est d'ailleurs utilisée lors des guerres pour terroriser l'ennemi. C'est le premier obstacle au changement vers une société d'égalité.

Ce sujet effraie au premier abord, mais l'aborder et le traiter soulage, je m'en suis rendu compte lorsque nous avons installé une cellule de veille contre le harcèlement sexuel à l'université Bordeaux-Montaigne. Nous avons été suivis peu après par les autres universités bordelaises, qui avaient été émues par des affaires d'agression sexuelle et de sexisme ayant fait la une des journaux. Il a fallu une année entière pour convaincre les présidents, les conseils d'université et les syndicats qui avaient peur pour la réputation de leur université. Aujourd'hui, tout le monde se félicite d'avoir mis ces structures en place, elles se généralisent dans toutes les universités et aboutissent à des travaux, sur les campus, pour la protection des étudiants. Et je suis ravi qu'enfin, une femme soit présidente de notre université. Elles ne sont que 8 % dans les universités françaises, ce qui démontre notre retard sur les universités européennes.

De même, les entreprises mandataires de transport telles que Kéolis refusaient naguère d'envisager le harcèlement sexuel en prétendant qu'il s'agissait d'une affaire privée. Deux enquêtes sont en cours à Tours et à Bordeaux, à la demande des collectivités mais aussi pour répondre à l'exigence des usagères, plus nombreuses que les hommes dans les transports en commun.

Je plaide parfois dans mes interventions que la baisse des tensions liées au climat de violence sexuelle dans une ville est favorable aux bonnes ambiances urbaines, et la place de leader occupée par Vienne dans le classement des villes aux meilleures qualités de vie le montre. On peut aussi assumer que le contraire – la gestion machiste – est ringarde, démodée et archaïque. La lutte contre les violences sexuelles n'est pas un enjeu perdu d'avance, mais au contraire un sujet qui s'impose au coeur des politiques les plus contemporaines.

Vous m'avez également interrogé sur le terme « genre ». Ce mot a pour moi une première utilité : il inclut les questions de lesbo-, gay-, bi- et transphobie au-delà des seules inégalités entre femmes et hommes, qui ne sont pas des catégories homogènes. Le mot « genre », en tant que rapport social de sexe, permet une ouverture conceptuelle vers d'autres rapports de domination liés à l'âge, la couleur de la peau, le handicap, qui sont également vécus comme des différences incorporées justifiant une mise à l'écart ou une infériorisation, la même que celle que vivent au quotidien de nombreuses femmes.

Mes collègues croisent de façon permanente les études de genre avec les études postcoloniales, les races studies, et les études en lien avec le handicap, les disability studies. Cela les amène à des positions que certains trouvent trop nuancées lorsqu'il s'avère que les discriminations sont croisées et imbriquées, comme dans l'affaire de Cologne ou celle du voile, et qu'elles méritent des analyses plus complexes qu'une simple position de principe sur l'égalité entre les femmes et les hommes.

Le tout, dans les études de genre, est de ne pas perdre de vue que le genre est intrinsèquement lié aux épistémologies féministes. Pour beaucoup de chercheuses et de chercheurs en sciences sociales qui s'intéressent aux questions de discrimination et de racisme ou à la vulnérabilité, le genre est associé au care comme enjeu éthique et politique. Prendre soin des humains dans la ville, c'est aussi reconnaître le travail invisible des femmes, qu'elles remplissent cette fonction de façon gratuite ou rémunérée. Cela permet d'ailleurs aux hommes d'imaginer une inversion du care : des hommes qui mettent le soin, l'affection, la sollicitude au centre de leur vie ou de leurs engagements politiques. Ils ont pour cela plus de facilité qu'une inversion des rôles de sexe qui tétanise un grand nombre d'hommes élevés dans la crainte d'être pris pour ce qu'ils ne sont pas.

Une politique du care dans la ville rejoint les thèses développées de longue date par l'éco-féminisme, qui trouve un large retentissement à la faveur du changement climatique. Les plus radicales des éco-féministes, en montrant que l'exploitation des ressources de la planète et des espèces animales est de même nature que l'exploitation des femmes comme esclaves domestiques ou esclaves sexuelles, émettent l'hypothèse que la construction de la ville par les hommes ne peut pas être sincèrement égalitaire, inclusive, ni même écologique. La participation des femmes à la vie publique est donc une impérieuse nécessité, y compris pour les enjeux écologiques de demain.

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