Intervention de Christophe Quarez

Réunion du 11 mai 2016 à 8h30
Commission des affaires européennes

Christophe Quarez, rapporteur du CESE :

C'est en septembre dernier que le Gouvernement, à la demande du Premier ministre, a saisi le CESE de la question du partenariat transatlantique, sur lequel j'avais commencé à travailler dès la précédente mandature du Conseil. Le Gouvernement nous a interrogés en particulier sur les quatre points que vous avez évoqués, madame la présidente, étant entendu que le CESE n'est pas en mesure d'évaluer avec précision les résultats économiques escomptés – sur lesquels les études déjà réalisées sont en effet contradictoires, ce qui nuit profondément à la visibilité des conséquences qu'aurait ce traité. Nous avons donc choisi de nous concentrer sur deux domaines : les petites et moyennes entreprises d'une part, l'agriculture d'autre part.

Il ne s'agit pas d'un traité commercial comme les autres : le TAFTA, en effet, est atypique par l'ampleur des marchés qu'il concerne, et parce qu'il ne porte pas tant sur les droits de douane – qui, hormis quelques pics tarifaires, sont en moyenne de 3 % entre l'Europe et les États-Unis – que sur la convergence réglementaire. L'établissement de normes communes constitue en effet le véritable enjeu de cet accord dit de troisième génération, non seulement en matière commerciale et industrielle, mais aussi en matière sociale, environnementale et géostratégique – les partisans de l'accord arguant à juste titre du fait que si cet accord aboutit, ce qui est loin d'être gagné, alors les normes ainsi établies pourraient être étendues au reste du monde, y compris à la Chine.

D'emblée, nous avons donc estimé que plusieurs conditions préalables devaient être remplies avant que la négociation se poursuive. Tout d'abord, l'Union européenne doit réaliser des études d'impact approfondies par secteur et par pays, car les études dont nous disposons ne sont guère réalistes. On prétend par exemple que l'accord profiterait à l'industrie automobile européenne : ses effets seraient pourtant bien différents sur les constructeurs allemands, qui possèdent déjà des usines d'assemblage aux États-Unis, et sur les constructeurs français, qui n'en possèdent pas.

En termes de méthode, ensuite, nous considérons qu'il faut déterminer avec précision les activités qui sont couvertes par la négociation en dressant des listes dites positives plutôt que d'utiliser la méthode mixte actuelle, qui est source de confusion et pourrait laisser croire que des pans entiers de services publics – dans le secteur de la santé et celui de l'éducation, par exemple – sont concernés. L'établissement de listes positives serait de nature à nous rassurer sur la nature des secteurs englobés dans le champ de la négociation.

Troisième condition préalable, qu'a récemment mise en lumière la visite du président Obama à Hanovre : le calendrier de la négociation doit être indépendant des échéances électorales américaines. Les déclarations du Président de la République, du Premier ministre et de M. Fekl montrent à quel point cette négociation est complexe ; il est donc essentiel de prendre le temps nécessaire pour, le cas échéant, lever tous les obstacles qui persistent, d'éviter toute précipitation et de refuser toute demande américaine visant à boucler la négociation avant le terme du mandat de M. Obama.

Enfin, les traités attribuent certes à l'Union européenne une compétence exclusive en matière commerciale, mais la négociation du TAFTA dépasse le seul cadre commercial pour englober la convergence de normes sociales et environnementales, par exemple. Compte tenu du caractère mixte de cet accord, les parlements nationaux doivent donc pouvoir formuler leur avis au terme de la négociation.

J'en viens aux deux domaines que nous avons particulièrement explorés : les PME et l'agriculture. S'agissant des PME, il existe un véritable déséquilibre entre les deux rives de l'Atlantique : les États-Unis se sont dotés d'une législation protectrice pour leurs entreprises avec le Buy American Act – la loi « Achetez américain » – et le Small Business Act – la loi sur les petites entreprises – dont l'équivalent n'existe pas en Europe. De plus, aux États-Unis, la réglementation varie d'un État à l'autre, ce qui oblige les PME européennes qui exportent vers ce pays à proposer des lignes de produits différentes selon les États. De ce point de vue, le périmètre de l'accord doit être précisé.

L'agriculture, ensuite, est un domaine particulièrement sensible. Dans ce secteur, la balance commerciale européenne est excédentaire d'environ 6 milliards d'euros. Or, une récente étude du ministère de l'agriculture des États-Unis a conclu que la signature de l'accord – moyennant la levée des barrières tarifaires et des obstacles techniques au commerce et la convergence réglementaire – renverserait complètement cette situation au bénéfice des États-Unis. Certains secteurs déjà en crise, comme celui de la viande en France, seraient les dindons de la farce, si j'ose dire, et s'en trouveraient sinistrés, car ils seraient tout à fait sous-dimensionnés par rapport à la productivité des éleveurs américains, qui sont soumis à des règles beaucoup plus permissives concernant les OGM, par exemple. Autrement dit, cette étude annonçait un scénario catastrophe pour l'Europe. Autre différence : les taux de résidus de pesticides autorisés sont huit à deux cents fois supérieurs aux États-Unis à ce qu'ils sont en Europe.

J'en viens aux préconisations du CESE. Concernant la transparence de la négociation, tout d'abord, rappelons que la Commission européenne – alors présidée par M. Barroso – a mis plus d'un an avant de rendre public le mandat de négociation, ce qu'elle a fini par faire en octobre 2014 – les négociations ayant débuté en juillet 2013 – sous la pression de l'opinion publique et des parlementaires européens. D'autre part, les membres des parlements nationaux n'avaient pas accès, jusqu'à une date récente, aux documents de négociation. En clair, la Commission européenne a, selon nous, commis une erreur fondamentale : toute négociation entamée dans le secret le plus absolu suscite – à juste titre – des doutes et des fantasmes. Le mal est fait, malgré les efforts que déploie la Commission pour se rattraper.

Pour plus de transparence, nous proposons que la Commission européenne établisse à chaque cycle de négociation un tableau de bord présentant pour chaque chapitre les avancées, les points de blocage, les problèmes à régler. Aujourd'hui, nous devons nous contenter de documents de synthèse – intéressants, au demeurant – mais n'avons aucune visibilité quant à l'avancée concrète de la négociation.

Ensuite, nous proposons d'accorder aux organisations de la société civile le statut d'observateur dont elles ont bénéficié lors des négociations de la COP21. Ces organisations doivent être reconnues comme telles. Actuellement, la Commission européenne lance souvent des appels à contributions en ligne auxquels n'importe quelle personne peut répondre à titre individuel, sa voix comptant tout autant que celle d'une organisation de la société civile reconnue ; c'est un problème.

La convergence réglementaire est le véritable enjeu de cette négociation et, de ce point de vue, deux cultures se font face. L'Union européenne fonde sa pratique sur le principe de précaution pour sécuriser les consommateurs et les salariés ; les États-Unis, en revanche, préfèrent le principe de réparation qui consiste à laisser faire les producteurs, étant entendu qu'en cas de problème lié à tel ou tel produit, c'est aux tribunaux qu'il revient de trancher – les amendes prononcées étant souvent colossales.

D'autre part, la négociation comporte un chapitre consacré au développement durable concernant lequel l'Union européenne défend des dispositions intéressantes mais optionnelles. Nous proposons au contraire que ces dispositions soient considérées comme obligatoires, au même titre que les dispositions de nature commerciale – cet avis est partagé par M. Fekl. En effet, la convergence réglementaire entre l'Union européenne et les États-Unis ne peut être envisagée que sous l'angle du développement durable et du respect des pays tiers, en particulier les pays en voie de développement – qui subiront eux aussi les conséquences de cet accord, notamment lorsqu'ils sont liés à l'Union européenne par des accords préférentiels. Sur ce dernier point, nous n'avons aucune visibilité.

Selon nous, il est indispensable de privilégier le mieux-disant social et environnemental, car il est hors de question de remettre en cause les normes sociales, sanitaires et environnementales qui fondent notre société. D'autre part, la négociation ne reprend aucun des engagements pris lors de la COP21 : ils doivent pourtant y figurer. De même, les États-Unis ne reconnaissent pas un certain nombre de conventions de l'Organisation internationale du travail (OIT), dont deux des huit conventions fondamentales – et, par exemple, ne reconnaissent pas la liberté de négociation collective.

Au fond, un tel accord, s'il doit dépasser le simple cadre commercial pour inclure une convergence des réglementations, est l'occasion de donner sens à une régulation mondiale encore inexistante en matière de responsabilité sociale des entreprises, en adaptant par exemple les Principes directeurs de l'OCDE pour les entreprises multinationales. De ce point de vue, l'Europe doit faire partager son principe de précaution aux États-Unis.

Autre élément essentiel : le contrôle démocratique. Il est prévu de créer un comité de coopération réglementaire associant le gouvernement américain et la direction générale Trade de la Commission européenne, qui serait chargé de définir l'agenda des mesures de convergence. Se pose alors la question du contrôle des décisions : sous quelle autorité seront-elles prises et à quel contrôle démocratique seront-elles soumises ? Nous proposons que ce comité soit placé sous le mandat du Parlement européen, tant pour ce qui concerne l'agenda que la teneur des décisions. En effet, si certaines règles anodines ne posent aucune difficulté, d'autres, concernant les pesticides par exemple, exigent l'application du principe de précaution.

Nous proposons également de soumettre le chapitre consacré au développement durable à un mécanisme de règlement des différends d'État à État, ce qui permettrait de vérifier l'application concrète des engagements. On instaurera ainsi un équilibre entre les dispositions d'ordre environnemental et celles qui sont de nature commerciale.

Enfin, la question du règlement des différends entre investisseurs et États a fait couler beaucoup d'encre. À l'origine, les mécanismes de cet ordre étaient destinés à sécuriser des investissements réalisés dans des pays dépourvus de tout contrôle et de justice démocratique – des républiques bananières, en somme. Cependant, les États-Unis et les États membres de l'Union européenne sont des États de droit ; il n'est donc pas indispensable de créer un tribunal supplémentaire. De plus, les premières dérives se sont produites dans les années 1990, au point que l'activité d'arbitrage est devenu une activité économique à part entière – les juges arbitres étant parfois avocats des entreprises multinationales… La notion d'expropriation indirecte, complètement dénaturée, a produit des décisions extraordinaires : Veolia, par exemple, a pu engager une procédure contre l'État égyptien suite à sa décision d'augmenter les bas salaires, ce qui, du point de vue de l'entreprise, constituait une forme d'expropriation indirecte ! Cette affaire n'a certes pas donné lieu à une décision, mais d'autres ont été prises ailleurs : l'État canadien a été condamné à verser une compensation à une entreprise d'exploitation du gaz de schiste, et l'État croate a été condamné à indemniser des entreprises estimant que la privatisation du régime d'assurance maladie, qui n'avait été que partielle, les lésait. De même, l'État mexicain a été condamné pour avoir pris une décision contraire aux intérêts d'une multinationale minière dont les activités avaient de graves conséquences environnementales. Par cette évolution très néfaste, le système de l'arbitrage international s'est tiré une balle dans le pied ; personne ne peut accepter qu'une décision d'un tribunal privé remette en cause une législation nationale.

La Commission européenne a donc publié en septembre une proposition que la France et l'Allemagne avaient formulée en juillet, et qui est désormais intégrée au CETA : elle consiste à substituer au mécanisme de règlement des différends entre investisseurs et États une cour de justice avec possibilité d'appel. C'est un premier pas encourageant, mais insuffisant ; encore faut-il que les juges exerçant dans cette cour soient des juges officiels et professionnels – et non des arbitres privés – à raison par exemple d'un tiers de juges américains, un tiers de juges européens et un tiers de juges issus d'autres pays. Il faut aussi veiller au respect des règles de déontologie pour éviter tout conflit d'intérêt, et renforcer la transparence des procédures. Enfin, il faut permettre aux parties prenantes telles que les associations de consommateurs ou de protection de l'environnement, les organisations syndicales ou d'autres organisations de la société civile de témoigner.

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