Intervention de Jean-Jacques Candelier

Réunion du 17 mai 2016 à 18h15
Commission de la défense nationale et des forces armées

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Candelier, rapporteur :

Au terme des quatre années de la Première Guerre mondiale, la France compte 1,3 million de tués ou disparus. Aux soldats français morts au combat s'ajoutent ceux décédés ensuite, en raison de blessures, d'infections ou par gazage. Au total, 16,5 % des 7,8 millions de Français mobilisés sont morts, laissant 700 000 orphelins et 600 000 veuves. La France rurale subit une véritable saignée.

Parmi ces victimes de la Grande Guerre, il y a ceux dont on ne veut pas parler, ceux qui ne méritent pas les honneurs de la Patrie, ceux dont les familles ont dû se cacher pour porter le deuil : les fusillés pour l'exemple. Eux aussi, pourtant, ont été pris dans l'enfer des tranchées, noyés sous le flux parfois incessant des tirs des « marmites » de l'artillerie lourde, meurtris dans leurs chairs, la faim au ventre, le froid agressant leurs corps.

Ils se sont battus au nom de la France, pour la France, se levant de la terre, avec pour seul horizon les barbelés adverses. Et parfois, épuisés par les combats, par l'attente, n'en pouvant plus d'être réduits à de la chair à canon, certains ont renoncé. Était-ce infamant ? Peut-être, parfois, mais la plupart du temps, non !

Était-ce infamant d'avoir été capturé par l'ennemi avec quelques autres, de s'échapper blessé et de regagner les lignes françaises ?

Était-ce infamant de reculer de quelques dizaines de mètres, surpris par une attaque, pour mieux repartir au combat ?

Était-ce infamant de ne pas sortir de sa tranchée, lorsque, devant vos yeux, s'amoncellent les corps de vos camarades tombés par vagues lors d'absurdes attaques ?

Était-ce infamant de ne parler que corse ou breton et de ne pas être en mesure d'expliquer sa blessure ?

Non, cela ne l'était pas.

Combien d'exécutés pour s'être égarés dans la confusion des combats, pour avoir été faussement accusés de s'être automutilés en vue d'y échapper alors même qu'ils y avaient été blessés, pour avoir appliqué un ordre donné par un capitaine mort et incapable de les défendre, pour avoir été tiré au sort, après avoir refusé une énième percée inutile et sanglante ?

Les histoires du soldat Lucien Bersot, exécuté pour ne pas avoir voulu porter le pantalon taché de sang d'un camarade mort au combat, ou du sous-lieutenant Chapelant, fusillé attaché à son brancard, sont les plus connues. Nombre d'ouvrages d'historiens racontent en détail les histoires de ces autres hommes morts, d'une manière ou d'une autre, en ayant défendu la patrie, au cri de « Vive la France ! »

Le Parlement n'a pas pour mission de juger, il convient d'insister.

Aujourd'hui, il est simplement question de s'interroger sur la place que la Nation souhaite réellement accorder à ces soldats au sein de sa mémoire et de se demander encore : comment en est-on arrivé là ?

La mémoire des fusillés n'est pas encore apaisée. Leur sort constitue une zone d'ombre de notre histoire nationale, une flétrissure qu'il convient d'assumer.

En déposant une proposition de loi visant à procéder à une réhabilitation générale et collective des « fusillés pour l'exemple » de la Première Guerre mondiale, les députés du groupe de la Gauche démocrate et républicaine poursuivent modestement le combat entamé dès les premiers mois de la Grande Guerre par certains de nos illustres prédécesseurs, comme le député de l'Aube, Paul Meunier, qui s'exclamait à la tribune en 1916 : « Il faut en finir, Messieurs, avec les crimes des conseils de guerre. »

Si l'on s'en tient aux chiffres publiés dans le rapport remis par Antoine Prost au Gouvernement en octobre 2013, on dénombre 56 exécutions pour fait d'espionnage, 53 pour crimes et délits de droit commun, 14 exécutions sommaires connues, et 618 fusillés pour manquements à la discipline militaire. C'est à ces derniers, et ces derniers seulement que la présente proposition de loi s'adresse.

Contrairement aux idées reçues, les mutins de 1917 sont loin de constituer la majorité des fusillés. Au cours des dix-sept premiers mois de la guerre, d'août 1914 à fin décembre 1915, le général André Bach a recensé près de 500 exécutions. Inversement, alors que la plupart des historiens estiment que les mutineries de 1917 ont concerné 40 000 à 80 000 soldats, il y eut « seulement » 27 exécutions.

Les mutineries collectives ont ainsi été moins réprimées que les renoncements individuels.

En 1914, la justice militaire repose presque intégralement sur le code de justice militaire du 9 juin 1857, modifié par la loi du 18 mai 1875. Cette organisation est remise en cause dès le début de la guerre.

Le Gouvernement à Bordeaux, le Parlement ajourné, les autorités politiques, effrayées par la peur de la débâcle, ont encouragé le commandement militaire à se montrer répressif. Adolphe Messimy, ministre de la Guerre, écrit ainsi au généralissime Joffre le 20 août 1914 : « Il vous appartient de prendre des mesures et de faire des exemples. »

Dès août 1914, le Gouvernement donne par décrets carte blanche au commandement militaire, et la faculté de se pourvoir en révision contre les jugements des conseils de guerre aux armées est suspendue. Par ailleurs, les autorités militaires se voient conférer le droit de faire exécuter les sentences de mort sans attendre l'avis du président de la République.

En septembre, sont institués des conseils de guerre spéciaux à trois juges – les cours martiales – qui peuvent juger suivant une procédure simplifiée et sans possibilité de recours. Cette justice expéditive, et parfois aveugle, s'accompagne d'un processus d'humiliation et de dégradation. Enfin, l'exécution est suivie d'une publicité qui vise à jeter l'opprobre sur le condamné et sa famille.

Le Parlement siège de nouveau à compter de décembre 1914 et de nombreux députés retrouvent leur siège après avoir été mobilisés. Certains ont été témoins d'exécutions et s'emparent de ce qu'ils considèrent comme un scandale d'État, ou à tout le moins une injustice. Paul Meunier, membre de la commission de la Réforme judiciaire et de la législation civile et criminelle, se lance en mars 1915 dans un combat en faveur d'une réforme de la justice militaire, qui aboutira à la promulgation de la loi du 27 avril 1916 relative au fonctionnement et à la compétence des tribunaux militaires.

En juin 1917, lors de la répression des mutineries, Philippe Pétain obtient la suspension temporaire du recours pour les condamnés à mort. Pendant cinq semaines, six cents soldats sont condamnés à mort, pour une trentaine d'exécutions. Après cette date, le fonctionnement de la justice militaire ne connaît plus de transformation fondamentale et, face aux erreurs, quelques réhabilitations sont obtenues alors même que le conflit se poursuit.

Au sortir de la guerre, les familles des fusillés doivent supporter la honte qui entoure la mort de leur époux, de leur fils, de leur frère. De multiples récits témoignent des humiliations, des demandes de déménagement, des curés refusant de sonner les cloches, des détournements de tête.

Après une première loi d'amnistie en 1919, une deuxième loi d'amnistie, votée le 29 avril 1921, instaure un recours contre les condamnations prononcées par les conseils de guerre spéciaux.

Le 9 août 1924, une loi tendant à permettre la réhabilitation des soldats exécutés sans jugement est adoptée.

Le 3 janvier 1925, une nouvelle loi d'amnistie instaure une procédure exceptionnelle devant la Cour de cassation, et le code de justice militaire est révisé en 1928.

Surtout, le 9 mars 1932 est adoptée la loi créant la Cour spéciale de justice militaire, compétente pour réexaminer tous les jugements rendus par les conseils de guerre. Elle siégera entre 1933 et 1935. C'est cette Cour qui permettra la réhabilitation des caporaux de Souain et des fusillés de Flirey. Une quarantaine de fusillés seront ainsi réhabilités dans l'entre-deux-guerres.

Alors que la crise économique touche la France de plein fouet dans les années trente et que se profile la Seconde Guerre mondiale, le débat autour de la réhabilitation des fusillés perd de l'importance durant une cinquantaine d'années.

Finalement, en novembre 1998, à l'occasion d'un discours prononcé à Craonne lors des commémorations de l'armistice, le Premier ministre, Lionel Jospin, rend un hommage inédit aux fusillés pour l'exemple.

Dix ans plus tard, le 11 novembre 2008, c'est au tour de Nicolas Sarkozy, président de la République, de saluer la mémoire de tous les soldats de la Grande Guerre, sans exception, y compris les fusillés.

Entre ces deux dates, de nombreux travaux d'historiens ont éclairé d'une lumière nouvelle la question des fusillés pour l'exemple. De nombreuses associations, comme la Libre Pensée, l'Association républicaine des anciens combattants (ARAC) et la Ligue des droits de l'Homme ont également repris le combat, animées d'un nouvel espoir.

Pourtant, alors même que, sur le terrain, les populations et les élus sont mobilisés côte à côte pour obtenir une réhabilitation collective, le Gouvernement tarde à agir. De nombreux conseils municipaux, départementaux et régionaux ont adopté des résolutions en faveur de la réhabilitation collective des fusillés pour l'exemple. Certaines communes ont pris l'initiative d'inscrire le nom de leurs fusillés au fronton des monuments aux morts.

Aujourd'hui, nombre de cadavres demeurent toutefois « dans le placard de la Grande Guerre » selon les mots de l'historien Jean-Yves Le Naour. À la suite de la remise du rapport d'Antoine Prost, le président de la République, François Hollande, a évoqué le 7 novembre 2013 la mémoire de ceux qui furent passés par les armes.

Il a annoncé à cette occasion la constitution d'un espace consacré aux fusillés au Musée de l'Armée aux Invalides en novembre 2014. Mais comment s'en satisfaire alors même que le Canada, la Nouvelle-Zélande et le Royaume-Uni ont adopté au cours des années 2000 des lois de pardon ou de réhabilitation ?

Face aux atermoiements du Gouvernement, il est de notre devoir, comme le firent nos prédécesseurs dès décembre 1914, de rendre hommage à ces soldats exécutés.

Je citerai les mots du brancardier-musicien Leleu du 102e régiment d'infanterie, décoré de la croix de guerre : « Je me suis laissé dire qu'après la guerre, des fusillés avaient été considérés comme ‟morts pour la France”, ce qui serait une sorte de réhabilitation. Je ne sais si cela est exact, mais, quant à moi, je crois sincèrement que beaucoup de ces malheureux sont effectivement morts pour le pays, car c'est la France qui les a appelés, et c'est pour elle qu'ils se sont battus, qu'ils ont souffert là où les menait leur tragique destinée, et ce n'est pas un moment de défaillance physique ou morale qui peut effacer leur sacrifice. J'ose m'incliner devant leur mémoire. Jugera qui voudra, à condition qu'il soit passé par là. »

Je conclurai en soulignant qu'en exécutant de la sorte ses soldats, et en refusant d'affronter pleinement la question de leur souvenir, la Nation s'est en quelque sorte infligé la flétrissure qu'elle entendait leur faire porter, et ne parvient toujours pas aujourd'hui à ôter ce kyste mémoriel.

C'est pour cette raison qu'il lui faut aujourd'hui procéder à une réhabilitation collective et générale des fusillés et demander pardon à leurs descendants de les avoir oubliés, stigmatisés, et rejetés, alors même que dans l'ensemble, ceux-ci ont pour la plupart combattu, brandissant leurs baïonnettes face à l'artillerie pour défendre leur patrie.

C'est à ce prix que la nation cessera d'être hantée par Alphonse, Octave, Louis, Eugène, Paul, Émile, Lucien et les autres.

C'est à ce prix que nous pourrons rendre justice à ceux ayant connu l'épreuve tragique de l'épée qui se baisse, du bruit fracassant des douze coups de fusil et du bruit mat des balles qui pénètrent dans les corps, du coup de grâce dans la tempe, de la parade devant le corps.

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