Intervention de Jacques Krabal

Séance en hémicycle du 24 mai 2016 à 15h00
Statut des magistrats et conseil supérieur de la magistrature - modernisation de la justice du xxie siècle

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJacques Krabal :

Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, ce débat sur l’impact de la modernisation numérique de l’État s’inscrit dans la suite du rapport d’information de Mme Corinne Erhel et M. Michel Piron – que je salue – et de l’adoption par le Parlement européen, le 14 avril dernier, du règlement général sur la protection des données.

Le Gouvernement a souhaité s’engager, en matière numérique, dans la voie de l’innovation. Il veut encourager l’ouverture des données, renforcer la protection des personnes et favoriser l’accès au numérique. Un ensemble de trois textes sur l’open data nous a été proposé, qui doivent permettre une réutilisation automatisée des données publiques et renforcer les droits des utilisateurs. Ce renforcement des règles a pour objet d’encadrer le numérique, ce qui est opportun, mais il est accompagné aussi d’une volonté de dématérialisation des informations publiques produites, collectées ou encore diffusées par les différentes administrations. Cette dématérialisation a fait l’objet de propositions de loi organique et de loi ordinaire, comme celle portant dématérialisation du Journal officiel de la République française, adoptée le 9 décembre 2015 par l’Assemblée nationale. Jusqu’alors, la majorité des publications officielles étaient faites sous format papier et numérique. Ainsi, on veut dématérialiser partout et rapidement.

Certes, les débats sur la dématérialisation ne sont pas nouveaux. Sous l’emprise des nouvelles technologies de l’information et de la communication, les principes de publication se sont progressivement assouplis et ont abouti au développement de la publication des lois et règlements sous la forme numérique, à tel point que certains actes administratifs sont publiés sous ce seul format. Certains prônent même la dématérialisation complète de l’ensemble des publications officielles !

Le seul argument pour justifier cette dématérialisation est d’ordre économique : il faut dématérialiser pour faire des économies et rationaliser les dépenses publiques, simplifier les démarches et améliorer la rentabilité des publications officielles. Mais ces arguments devraient s’appuyer sur une évaluation de tous les impacts sociétaux, environnementaux, ou encore en matière d’accessibilité pour les administrés. Une vision à court terme des gains obtenus par la dématérialisation ne peut être qu’à déplorer. Il manque une vraie analyse préalable des coûts générés par le passage au tout-numérique parce que, s’il peut y avoir des gains, il y a aussi des coûts. Pourquoi le nier ? Et la différence n’est peut-être pas là où l’on voudrait qu’elle soit.

S’il ne s’agit pas de nier les évolutions et les innovations, nous devons analyser les aspects positifs de cette dématérialisation à l’aune de la globalité de ses effets. Ainsi, qu’en est-il d’une analyse sur le coût de la sécurisation ? C’est un point crucial à l’heure de l’espionnage informatique, même si vous avez vanté le système de sécurité CAPTCHA – completely automated public turing test to tell computers and humans apart – et si toutes les informations personnelles ne seront pas incluses. Par ailleurs, quels seront les coûts du stockage et de la gestion des données ? Et puis, avons-nous pris en compte les coûts de formation du personnel spécialisé ? Enfin, je le répète, où sont les études d’impact concernant le bilan carbone, souvent annoncé comme bénéfique ? Par exemple, la dématérialisation du Journal officiel devrait nous faire économiser 660 tonnes de CO2. Mais comment est évalué ce bilan ? Je rappelle que les coûts induits par le passage du papier au numérique n’ont pas été évoqués par les rapporteurs à l’occasion de l’examen de ces textes.

S’il ne s’agit pas de nier, je le répète, certains avantages du numérique, arrêtons néanmoins d’incriminer encore et toujours le format papier. Le papier recyclé a sept vies et la pâte à papier nouvelle est issue de la forêt durable. Qu’en est-il des produits informatiques ? Un courriel accompagné d’une pièce jointe équivaut à une dépense de vingt-cinq watts par heure selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. En une heure, ce sont plus de dix milliards de courriels qui sont envoyés, soit une dépense énergétique équivalente à 4 000 tonnes de pétrole ! En 2011, en France, on a échangé 60 000 courriels par heure. Cent heures de vidéo sont déposées chaque minute et deux millions de recherches sont faites sur Google. N’oublions pas que l’empreinte annuelle, au niveau mondial, serait de 1 037 térawattheures d’énergie, soit l’équivalent de la production de quarante centrales nucléaires ou de la consommation de 140 millions de Français pendant un an ; de 608 millions de tonnes de gaz à effet de serre, soit l’équivalent de la consommation de 86 millions de Français ; de 8,7 milliards de mètres cubes d’eau, soit la consommation annuelle de 160 millions de Français. Et puis, qu’en est-il du maintien de l’emploi des filières bois et papier, importantes pour l’économie française ? Combien d’emplois seront perdus ?

Enfin, permettez-moi de rappeler que préalablement à la modernisation numérique de l’État, il convient précisément de s’assurer que l’accès au numérique est effectif pour tous. Or, aujourd’hui, si des progrès importants ont été faits, nous sommes encore loin du compte. Les exclus du numérique sont trop nombreux. En 2015, 19,3 % des foyers français ne possédaient pas d’accès à l’Internet, soit 5,4 millions d’entre eux. Que fait-on avec ces près de 10 millions d’habitants ? D’après le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie – CREDOC –, les personnes qui n’utilisent pas internet appartiennent aujourd’hui à des catégories de la population bien spécifiques : 78 % d’entre elles ont plus de 60 ans, 90 % n’ont pas le bac et 44 % disposent de revenus inférieurs à 1 500 euros par mois dans leur foyer. Certes, les inégalités numériques se sont réduites, mais les personnes qui n’ont pas accès à internet vont être de plus en plus marginalisées.

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