Intervention de Pierre Lellouche

Réunion du 18 mai 2016 à 16h30
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaPierre Lellouche, président de la mission d'information sur l'extraterritorialité des lois américaines :

Plusieurs faits récents me paraissent caractériser l'extraterritorialité pratiquée par les États-Unis. Je pense à deux accords avec ce pays examinés par la commission des affaires étrangères, l'un étant la transaction destinée à mettre fin au harcèlement juridique de la SNCF aux États-Unis, l'autre, dit FATCA, en matière d'informations fiscales. Je pense aussi aux amendes infligées notamment à Alstom et à BNP Paribas. Ce sont ces affaires qui m'ont amené à proposer la création d'une mission d'information. Le président de notre Assemblée, puis la présidente de la commission des affaires étrangères et le président de celle des finances, ont bien voulu l'accepter, je les en remercie.

Nous venons donc, avec quelques collègues ici présents, de constituer la mission d'information et nous avons commencé – nous en sommes aux premières auditions – à débroussailler la forêt touffue du droit américain.

Il y a trois grands domaines où l'extraterritorialité américaine a un large impact sur notre économie. La question est peu connue du grand public ; elle l'est un peu mieux des entreprises, mais pas complétement, d'où leur vulnérabilité.

Le premier domaine concerne la fiscalité des personnes, avec la loi FATCA et les accords passés pour son application : les États-Unis fiscalisent leurs citoyens dans le monde entier et demandent aux banques du monde entier de leur transmettre automatiquement les données bancaires de leurs clients « ayant des indices d'américanité », ce sans passer par les voies classiques des échanges de données fiscales interétatiques. C'est sans précédent et cela n'est pas conforme à notre propre philosophie.

Cette loi américaine a été traduite dans un accord, mais celui-ci ne prévoit pas vraiment de réciprocité. Il y aussi le problème des « Américains accidentels », qui ont la citoyenneté américaine pour y être nés, mais ont quitté le pays depuis très longtemps et n'ont plus aucun lien avec les États-Unis. Aujourd'hui, les banques françaises ferment leurs comptes !

Deuxième champ problématique, les embargos américains et les sanctions contre des pays, avec deux sujets d'actualité, l'Iran et la Russie. En ce qui concerne l'Iran, bien qu'il y ait un accord sur le nucléaire comprenant la levée des sanctions depuis presqu'un an, les affaires ne repartent pas, car personne n'ose y financer des opérations, sauf quelques banques régionales allemandes. Je rentre des États-Unis, où j'ai eu confirmation que l'interdiction de la compensation par les chambres américaines d'opérations en dollars est maintenue. En réalité les sanctions demeurent. Le rapport final de la mission reviendra bien sûr, en détail, sur ces questions.

Mais ce qui motive surtout la réunion de ce jour, c'est le troisième champ majeur d'expansion de l'extraterritorialité américaine, à savoir la répression des faits de corruption d'agents publics à l'international, en application de la loi Foreign Corrrupt Practices Act (FCPA), reprise par la convention de l'OCDE de 1997 suite aux efforts de la diplomatie américaine. Les Américains arguent, pour justifier le fait de sanctionner des entreprises européennes, que sinon il y aurait des distorsions de concurrence aux dépens de leurs entreprises. Ils sanctionnent eux-mêmes directement les entreprises étrangères en expliquant que les systèmes nationaux de sanctions ne sont pas effectifs.

Dans le rapport de la mission, nous développerons bien sûr la notion d'extraterritorialité. J'en dirai juste un mot ce jour : le fait d'avoir des lois à portée extraterritoriale n'est pas, en soi, contraire au droit international. Une loi nationale peut être extraterritoriale, dans les limites du raisonnable. D'ailleurs, l'Union européenne en a aussi, par exemple concernant la concurrence.

Les États-Unis ont donc adopté en 1977 la loi FCPA et l'ont renforcée dans les années 1980. Cette loi s'applique potentiellement aux entreprises américaines ou quand les paiements de corruption ont eu lieu aux États-Unis, mais aussi à toutes les entreprises qui sont considérées comme des « émetteurs » sur les marchés financiers américains et doivent en conséquence y publier des informations financières et comptables. Du fait de la prédominance de Wall Street, qui fait que toutes les grandes multinationales, du moins les européennes, veulent y être cotées, ce système permet de soumettre à la loi américaine de très nombreuses entreprises, bien qu'elles ne soient pas américaines et que par ailleurs les faits qui vont baser les poursuites soient commis à l'autre bout du monde.

Les États-Unis s'appuient aussi sur la convention de l'OCDE « sur la lutte contre la corruption d'agents publics étrangers dans les transactions commerciales internationales » du 17 décembre 1997. Ce texte engage l'ensemble des pays développés, dont la France. Son article 4 dispose que « chaque partie prend les mesures nécessaires pour établir sa compétence à l'égard de la corruption d'un agent public étranger lorsque l'infraction est commise en tout ou partie sur son territoire ». Dans ce contexte, la question du recueil des preuves, notamment pour établir le lien de territorialité, est déterminante. S'agissant par exemple d'Alstom, les autorités américaines ont appris qu'une réunion où des actes de corruption auraient été discutés s'était tenue dans le Connecticut. Comment savaient-elles ?

Toujours est-il que la formulation de la convention donne une grande liberté aux États et justifie une compétence large de leurs juridictions. Aussi bien en droit que moralement, l'existence de cet engagement conventionnel international rend plus difficile de contester des législations nationales à application large que dans le cas, par exemple, des embargos américains, qui ont une base strictement nationale.

Longtemps d'un montant limité, les sanctions imposées aux entreprises au titre de la loi FCPA ont explosé à partir de 2008. Au total, elles ont atteint des montants record en 2010, avec un total annuel de 1,8 milliard de dollars, puis 2014. Elles touchent quelques sociétés américaines, mais surtout des entreprises européennes, tout particulièrement françaises. Les trois plus élevées ont touché trois entreprises européennes. Sur les douze plus importantes, on trouve huit sociétés européennes, dont quatre françaises, pour trois américaines : si par exemple, Halliburton et Alcoa, américaines, ont été sanctionnées, il y a aussi et surtout Siemens, Alstom, BAE, Total, Vimpelcom, Snamprogetti, Technip, Daimler, Alcatel… Même des sources américaines s'interrogent sur ce ciblage des sociétés européennes.

La philosophie du projet de loi Sapin 2 est de répondre à l'argument américain selon lequel la France n'a pas de mécanisme juridique suffisamment pénalisant permettant de garantir que la concurrence soit loyale.

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