Le projet de loi Sapin 2 contient les outils potentiels pour répondre aux problèmes exposés par Pierre Lellouche : les lourdes sanctions pour corruption imposées aux entreprises françaises et la non-réciprocité de ses traitements vis-à-vis notamment des sociétés américaines, alors qu'on sait que ces sociétés interviennent sur des marchés où la concurrence entre entreprises françaises et américaines est avérée. Dans une déclaration formelle de 2014, l'OCDE avait souligné le fait que la France ne se conformait pas à la convention sur la lutte contre la corruption de 1997 ni à la recommandation de 2009 visant à renforcer cette lutte. Il était donc important d'agir. Le projet Sapin 2 prévoit beaucoup de choses : la mise en place de mécanismes de « compliance » dans les entreprises pour lutter contre la corruption, la constitution d'une agence qui permettra de contrôler ces mécanismes et des sanctions plus fortes dans les cas avérés de corruption. Sur ce dernier point, il convient de souligner que la sanction la plus forte infligée en France pour des faits de corruption s'est élevée à 750 000 euros, alors qu'on sait qu'aux États-Unis, ces sanctions peuvent atteindre 800 millions de dollars.
Nous nous sommes posé trois questions à l'égard du projet loi Sapin 2 :
– Si l'on prévoit un dispositif musclé de lutte contre la corruption dans ce cadre, va-t-on pouvoir supprimer les poursuites américaines à l'encontre des entreprises françaises ou, à tout le moins, équilibrer les poursuites américaines et les poursuites françaises ?
– Est-il important de prévoir un système juridique transactionnel, sur le modèle américain, ou faut-il avoir un système « à la française » ?
– Et enfin, faut-il réfléchir à une éventuelle extraterritorialité des lois françaises ?
Sur le premier point, il semble que la réponse soit plutôt positive. Certains cas semblent montrer que si l'on met en place des systèmes de lutte contre la corruption forts, les poursuites américaines s'éteignent ou laissent la place à une négociation afin de répartir les pénalités. Il faut d'ailleurs noter que la convention de l'OCDE prévoit cette possibilité de se répartir les pénalités lorsque les deux parties sont touchées par la problématique de la corruption et ont intérêt à agir. C'est une sorte de règle « non bis in idem » pragmatique, sans être du droit : le rapport de forces créé par la loi Sapin 2 permettrait probablement de répondre aux critiques des États-Unis en comblant ce qu'ils considèrent comme un vide dans notre arsenal répressif.
Deuxième point, doit-on réintroduire un système transactionnel dans le texte de la loi Sapin 2 ? Il était prévu dans la version initiale du projet de loi. Dans son avis, le Conseil d'État a exclu qu'un tel système transactionnel puisse être mis en place pour des cas internes de corruption. En revanche, il ne s'est pas prononcé sur les cas internationaux. L'avis de la mission est clair : nous sommes favorables à une lutte efficace contre la corruption, et ne souhaitons pas que les Américains soient les seuls à sanctionner. De ce point de vue, le mécanisme de transaction paraît être le plus efficace. Depuis quinze ans, pratiquement aucune entreprise n'a été condamnée en France pour des faits de corruption internationale, quand bien même le cadre juridique existe. Le fait est qu'à l'heure actuelle, le parquet peine à rassembler les informations nécessaires pour lancer une procédure. Si l'on reste dans un cadre de procédure pénale pure, sans possibilité de négociation avec les entreprises, il est bien possible que cette difficulté perdure. Un mécanisme transactionnel permettrait probablement de faire que beaucoup plus d'entreprises soient poursuivies. Il n'y a pas de consensus au sein de la mission sur le mode opérationnel de cette transaction ; un mécanisme de plaider coupable avec transaction pourrait faire l'objet d'une discussion entre les rapporteurs du projet de loi et le Gouvernement. En tout état de cause, la seule solution pour stopper ou équilibrer les poursuites américaines est que l'efficacité des lois de lutte contre la corruption en France soit avérée et les sanctions fortes.
Troisième point, doit-on chercher à étendre le champ territorial de la législation française anti-corruption ? Les États-Unis ont une lecture très large de la compétence du Department of Justice dans ce domaine et on pourrait envisager la même chose côté français. Ce n'est pour le moment pas l'optique du projet Sapin 2, mais il y a des pistes possibles. À titre d'exemple, le Royaume-Uni permet de poursuivre pour corruption toute entreprise qui fait tout ou partie de son chiffre d'affaires sur le territoire britannique ; l'extraterritorialité est encore plus large qu'aux États-Unis. Cet aspect est donc à examiner, même si ce n'est pas une recommandation de la mission à ce stade. Il faut lutter contre la corruption, mais aussi faire en sorte que, dans la compétition internationale, les entreprises françaises soient traitées avec équité par les différents systèmes de justice.