Je suis juriste, j'ai fait des études de droit en France et aux États-Unis, donc je suis très sensible à l'argument d'Élisabeth Guigou. Il n'est pas question de polluer nos traditions juridiques par des importations baroques de morceaux de droits étrangers.
Pourtant, je rappelle à madame la présidente qu'elle a présidé ici-même à l'adoption de deux conventions passées avec les États-Unis que j'ai trouvées scandaleuses : l'une qui essayait d'acheter la paix juridique sur les affaires de la SNCF, l'autre qui installe dans le droit fiscal français un morceau de législation américaine, le FATCA, transcrit mot à mot. Je veux bien être un défenseur et un puriste du droit français, mais, dans ce cas, il ne fallait pas laisser M. Fabius faire ce genre de choses que j'ai férocement critiquées à l'époque, et je maintiens mes critiques.
Maintenant, dans cette affaire, il faut bien comprendre qu'on est au coeur d'un système d'intelligence économique. Si on considère que le droit pénal classique français doit s'appliquer, avec tout le système de coopération internationale qui l'accompagne, il faudra des années avant d'aboutir, d'apporter des preuves et de condamner. Les moyens dont nous disposons ne permettent pas d'obtenir toutes les informations nécessaires sur une affaire comme celle d'Alstom. Les événements ont eu lieu en Indonésie, où cette entreprise était en concurrence avec une entreprise américaine pour un modeste contrat de quarante millions de dollars. On voit bien que des moyens non conventionnels ont été mis en oeuvre pour découvrir qui s'est rendu coupable de faits de corruption du côté français, pour transmettre les informations au bon endroit, arrêter sans jugement un cadre d'Alstom alors qu'il atterrissait à l'aéroport Kennedy, lui faire passer un an et demi en prison et faire en sorte d'imposer à la société, dans le cadre de la transaction passée avec elle, une sanction de 800 millions de dollars. Tout cela n'est pas l'effet du Saint-Esprit. Il y a une stratégie d'intelligence économique et une stratégie de conquête. Je le dénonce parce que je sais que c'est vrai. Ce n'est pas arrivé par hasard.
Si demain la France veut sérieusement lutter contre la corruption, et pas seulement de la part de sociétés françaises, alors il faut dire à la DGSE et à la DGSI de se doter d'une branche d'intelligence économique suffisamment forte pour jouer à armes égales avec nos concurrents. Je ne demande que cela, mais alors donnons-nous en les moyens. Si la transaction est le moyen de rendre plus efficace l'action contre cet imperium normatif qui a des conséquences économiques, alors mettons en place la transaction, pour des raisons d'efficacité.
Ce qui m'inquiète dans le débat sur la loi Sapin 2, c'est que le train, si j'ose dire, est parti sans le volet « transaction ». Le débat va commencer rapidement en commission et nous ne sommes pas prêts. Nous pouvons essayer de « bricoler » des amendements pour réintroduire la transaction, mais s'il n'y a pas une volonté gouvernementale d'avancer, cela sera compliqué. Nous nous faisons fort, avec Karine Berger, de former un consensus sur tout cela, au nom de l'efficacité et de la défense de nos intérêts économiques, mais encore faut-il que le Gouvernement montre un signe d'intérêt. Or, je ne vois pas ce signe et les amendements doivent être déposés avant la fin de cette semaine.
Voilà, madame la présidente, le problème que nous avons, mais je comprends parfaitement vos craintes et je les partage. C'est la raison pour laquelle je m'étais opposé à un certain nombre de textes que nous avons déjà ratifiés.
Mais faisons attention à ne pas nous priver d'un instrument destiné à rééquilibrer le rapport de forces avec les États-Unis. Si nous nous privons de cet instrument, les sociétés françaises risquent de continuer à être poursuivies aux États-Unis, qui diront que notre système n'est pas efficace. Ils continueront donc de convoquer les sociétés françaises chez eux et elles iront à Canossa pour accepter leurs conditions. Je préférerais qu'elles traitent avec la justice française. Nous devons être à nouveau capables d'exercer la souveraineté sur nos propres sociétés, ce qui n'est pas le cas aujourd'hui.