Intervention de Pierre Morel

Réunion du 27 avril 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Pierre Morel, président du groupe de travail constitué sur les questions politiques pour l'application des accords de Minsk :

Dans le contexte de l'époque, oui. Ils ont fait de la loi électorale le point de passage obligé pour déclencher à la fois l'application de la loi sur le statut et l'amnistie. La feuille de route fixée à Paris a en quelque sorte mis en ordre les dispositions des accords de Minsk, qui n'étaient pas parfaitement clairs. Le processus de mise en oeuvre des accords aurait été mieux engagé s'il y avait eu un cessez-le-feu effectif, mais celui-ci n'a été obtenu que six mois plus tard, le 1er septembre.

À cet égard, nous avions fait un pari : nous avions choisi la date de la rentrée des classes – qui, dans cette partie de l'Europe, est une véritable fête de l'éducation, les enfants venant à l'école dans leur plus belle tenue, accompagnés de leurs parents, et offrant des fleurs aux enseignants – et avions fait passer le message aux belligérants de ne pas tirer sur les enfants. Cela a fonctionné, et le vrai cessez-le-feu a duré environ deux mois. Nous avons alors eu le sentiment que le processus allait « décoller ».

Actuellement, nous sommes à nouveau dans une phase de détérioration : le nombre de morts est remonté à quatre ou cinq par semaine, voire à dix. Il y a une interaction entre les difficultés de mise en oeuvre du cessez-le-feu sur le terrain et les lenteurs politiques, et il y a à nouveau un risque de dérapage.

Quoi qu'il en soit, la feuille de route de Paris a permis de franchir une étape et de relancer le travail politique : les chefs d'État et de gouvernement ont demandé au groupe politique de préparer en priorité la loi électorale, considérée comme la clé d'ouverture du processus politique.

J'en viens donc à la loi électorale. Nous y avons travaillé intensément depuis le début du mois d'octobre. Nous avons évidemment constaté des divergences considérables entre les thèses défendues de part et d'autre. Pour simplifier, les Ukrainiens estiment qu'il faut réintégrer le Donbass dans la République d'Ukraine et, donc, appliquer la loi électorale ukrainienne avec certains aménagements. En d'autres termes, il s'agirait d'adopter une loi complémentaire à la loi générale sur les élections locales en Ukraine qui a été votée le 14 juillet 2015 et prévoit un système assez complexe : un mode de scrutin majoritaire dans les communes rurales et les villes moyennes, mais proportionnel dans les grands ensembles urbains. Pour leur part, les représentants du Donbass considèrent qu'ils sont chez eux, bénéficient d'un statut d'autonomie et peuvent donc tout organiser eux-mêmes. La discussion est vive, avec tout le fond de rejet et de hargne lié à la mémoire des événements que j'ai déjà évoqué. Certes, chaque partie écoute l'autre, mais on n'arrive pas vraiment à dépasser ces échanges âpres.

Dès lors, le coordinateur que je suis se retrouve dans une situation inconfortable : au sein de ces échanges polémiques, dont la précision juridique est devenue remarquable – pour justifier leur position, les parties invoquent qui la charte de l'autonomie locale du Conseil de l'Europe, qui les normes de l'OSCE –, je dois saisir les éléments moins controversés ou ceux sur lesquels on peut trouver des points de rencontre. J'essaie de faire admettre aux parties que nous élaborons un dispositif transitoire, expérimental, qui ne sera utilisé qu'une seule fois : ce ne sera ni une loi ukrainienne parfaite, ni un système parfaitement autonome propre au Donbass. Nous avons avancé très laborieusement, en passant tous les éléments en revue : les textes de référence, les normes internationales, les modes de scrutin, etc. J'ai essayé de rapprocher les positions et proposé un document de travail sur les modalités des élections. Il s'agit d'un texte assez technique et précis de deux ou trois pages comprenant dix à douze points. Précisons que le groupe politique élabore non pas une loi en tant que telle, mais une base agréée qui devra être mise en forme dans un texte législatif. Selon les Russes et les représentants du Donbass, une fois qu'elle aura été validée par le groupe de contact, la Rada devra l'adopter sans y changer un iota. On voit bien les tensions qui peuvent exister en ce qui concerne la suite du processus politique.

Les membres du groupe que j'anime, qui ont un profil à la fois politique et juridique, pourraient discuter indéfiniment des dix ou douze points du document de travail. À la fin des fins, ce sont les décideurs politiques qui devront arbitrer, sachant que la difficulté essentielle est le rôle des partis politiques ukrainiens. Pour les représentants du Donbass, il n'est pas question ait que les partis politiques aient un quelconque rôle dans le Donbass. En tant que coordinateur, je leur fais valoir que l'on voit mal la Rada voter l'exclusion des partis qui la composent actuellement ! D'autre part, de nombreux textes internationaux, notamment le document de Copenhague, prévoient que les partis politiques concourent à l'expression du suffrage ; ils participent donc à toute élection reconnue. Les représentants du Donbass ne veulent rien savoir : ils répondent qu'il s'agit d'élections locales que le Bureau des institutions démocratiques et des droits de l'homme (BIDDH) de l'OSCE peut venir observer conformément à ce que prévoient les accords de Minsk, mais que les accords de Minsk ne mentionnent pas les partis politiques ukrainiens et que leur confier le moindre rôle reviendrait à permettre une reconquête politique du Donbass, ce qui est inacceptable. Ce point constitue le coeur de la confrontation. Le face-à-face est très tendu. On est dans une situation de rejet mutuel indéfinie.

Je fais valoir aux intéressés qu'ils doivent raisonner non plus en adversaires, mais en partenaires, certes peut-être obligés ou malgré eux, mais c'est la seule solution s'ils veulent éviter la poursuite d'une confrontation qui a déjà causé la mort d'au moins 10 000 personnes. Le document de travail – texte évolutif, qui n'est approuvé à ce stade par aucune des deux parties, mais sur lequel elles ont accepté de travailler – prévoit une logique de reconnaissance mutuelle des partis politiques : sous certaines conditions – inscription, nombre limité, recueil de signatures –, les partis politiques ukrainiens pourraient ouvrir des sections locales dans le Donbass à l'occasion de la campagne électorale ; en échange, les organisations sociales du Donbass pourraient obtenir le statut de « sujet électoral » dans le cadre de la procédure de reconnaissance des partis par le ministère de la justice ukrainien, aménagée pour l'occasion, ce qui les habiliterait à présenter des candidats et à intervenir dans ces élections. Il s'agit, inévitablement, d'une formule ad hoc. À ce stade, nous en sommes restés à cette proposition que j'ai avancée, le blocage du Donbass demeurant très fort.

Les représentants du Donbass veulent, en outre, un mode de scrutin entièrement majoritaire, alors que les Ukrainiens, qui avaient accepté cette idée dans un premier temps, s'en tiennent désormais au mode de scrutin mixte prévu par la loi du 14 juillet 2015. Par ailleurs, les Russes et les représentants du Donbass utilisent à fond la partie critique du rapport du BIDDH sur les élections législatives ukrainiennes du 26 octobre 2014 pour contester la loi ukrainienne – jamais la Russie n'a autant loué le travail du BIDDH ! Pour sortir de ce combat de tranchées, j'ai proposé que le système électoral soit majoritaire sauf dans les villes de Donetsk et de Lougansk, qui comptent respectivement 1 million et 450 000 habitants.

S'agissant de l'administration des élections, les Ukrainiens proposent de s'en remettre à la commission électorale centrale, mais les représentants du Donbass estiment qu'elle est télécommandée par les partis et que l'on cherche, là encore, à leur imposer une reconquête politique ; ils veulent donc que les commissions électorales locales fassent tout elles-mêmes sans intervention de Kiev. J'ai proposé un système ad hoc : une commission spéciale de coordination composée d'un tiers de membres désignés par la commission électorale centrale, d'un tiers de membres désignés par les commissions électorales locales et d'un tiers d'experts ukrainiens reconnus de part et d'autre choisis par les deux premiers tiers, Nous aurions ainsi un organe moins politisé et plus professionnel, capable de prendre des décisions, un peu à la manière d'un tribunal arbitral.

Enfin, il y a une question connexe importante : celle de la sécurité au moment des élections. Il n'est pas imaginable d'organiser un scrutin si le nombre d'incidents causant des victimes civiles se maintient au niveau actuel. Il va donc falloir, d'une façon ou d'une autre, renforcer le dispositif de l'OSCE.

En ce qui concerne l'amnistie, en revanche, les points de vue convergent sur l'idée de procéder en deux temps, en donnant d'abord une immunité aux candidats le temps de la campagne électorale, puis en s'engageant dans un processus d'amnistie à proprement parler.

En définitive, on en revient toujours à la même question : les accords de Minsk permettront-ils une réinsertion progressive du Donbass dans une Ukraine unitaire, certes selon un régime spécifique ? Car le système juridique de l'Ukraine ne peut être qu'unitaire, ainsi qu'il l'est actuellement. La logique fédérale a été abandonnée : elle ne figure pas dans les accords Minsk, ce qui n'a pas été simple à faire accepter ; au contraire, la formule « conformément à la législation ukrainienne » est mentionnée à plusieurs reprises dans ces accords. Toutefois, les représentants du Donbass poussent leur demande d'autonomie tellement loin qu'il s'agirait en réalité d'un développement séparé, avec des lois distinctes. Tout l'enjeu est de rapprocher les deux positions.

Le vrai danger est le suivant : les intéressés ont le sentiment que le temps travaille pour eux, du côté ukrainien comme du côté russe – je dis « du côté russe » car, si les Russes ont beaucoup mis les représentants du Donbass en avant dans un premier temps, on voit très clairement qui mène le jeu depuis la nomination de M. Gryzlov, même si la Russie affiche officiellement qu'elle n'est pas partie au conflit. J'essaie de faire comprendre régulièrement aux deux parties qu'elles ont tort : le temps joue contre l'une et l'autre, alors qu'elles croient en tirer parti.

En effet, avec le temps qui passe, une zone de non-droit d'une ampleur sans précédent va se développer en Europe. On entend souvent dire que ce sera simplement un conflit gelé de plus, que le Donbass va devenir une sorte de grosse Transnistrie. Or, je connais la Moldavie pour avoir été, à partir de 1992, le premier ambassadeur de France accrédité à Chisinau : la Transnistrie, c'est 200 000 habitants, et cela fait plus de vingt ans que les petits trafics se perpétuent dans la région sans déranger grand monde ; ils affectent la vie locale, mais non l'ordre européen. Le Donbass, en revanche, c'est un ensemble de 4 à 5 millions d'habitants, voisin de très grandes zones industrielles. S'il devient, année après année, une zone où il n'y a plus de norme de référence, il concentrera automatiquement tous les trafics possibles et imaginables et contaminera non seulement le sud de l'Ukraine, mais aussi le sud de la Russie. Ce foyer de déstabilisation constituera une menace grave pour les deux pays et une source de tensions pour l'ensemble de l'Europe. Il est donc temps de sortir de la crise.

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