Intervention de Pierre Morel

Réunion du 27 avril 2016 à 9h45
Commission des affaires étrangères

Pierre Morel, président du groupe de travail constitué sur les questions politiques pour l'application des accords de Minsk :

S'agissant du format « Normandie », nous avons senti, depuis le début, une certaine frustration américaine. Il n'y a eu aucune volonté d'exclusion : nous avons mis en place, laborieusement, un mécanisme, qui peine d'ailleurs à être à la mesure de cette crise de dimension continentale.

Tout a démarré avec la rencontre des quatre chefs d'État et de gouvernement à Bénouville le 6 juin 2014, à l'initiative du Président de la République. Elle a été suivie de très nombreux échanges. Il y a aujourd'hui les quatre groupes de travail chargés de la mise en oeuvre des accords de Minsk, qui sont subordonnés au groupe de contact, et les rencontres au format « Normandie », qui donnent les impulsions politiques, ainsi que l'a confirmé le sommet de Paris. Ce dispositif a ses forces et ses faiblesses : il n'est pas pleinement structuré comme une conférence internationale, mais il présente une certaine cohérence. Il y a certes des tensions, notamment avec les représentants du Donbass, qui n'aiment guère les rencontres au format « Normandie » car ils n'y participent pas. Mais on ne voit pas comment on pourrait réinventer le format.

Au moment où ce dispositif s'est mis en place, le dialogue russo-américain était dans un état déplorable : la politique de reset avait échoué, ainsi que les tentatives pour la relancer. Le dialogue entre Washington et Moscou a repris en mai 2015 avec la rencontre entre M. Kerry et le président Poutine à Sotchi.

Depuis lors, les Américains s'impatientent. Ils sont très présents et très actifs à Kiev. Ils ont essayé d'apporter leur contribution, voire de s'insérer dans le processus. Mme Nuland mène en effet des consultations, dont elle revient parfois optimiste – notamment après une rencontre avec M. Sourkov à Kaliningrad –, parfois moins.

Ces deniers temps, notamment à la faveur de la récente visite de M. Kerry à Moscou, nous avons assisté à un certain jeu du côté des Russes : ils laissent entendre que les Américains seraient plus efficaces que les Français et les Allemands pour faire bouger les Ukrainiens, lesquels ont évidemment tous les torts de leur point de vue.

Nous nous concertons étroitement avec les Américains, tant en franco-allemand qu'au niveau européen – pour ma part, je rencontre régulièrement les responsables américains lorsque je me rends à Kiev. À la fin des fins, c'est un problème européen qui devra trouver une solution européenne.

La crise dans le Donbass va-t-elle devenir ou non un conflit gelé ? Au sein du groupe de contact, il y a eu un avant et un après la nomination de M. Gryzlov. Auparavant, la tactique russe consistait à mettre en avant les représentants du Donbass, qui plaidaient pour leur cause et se posaient en victimes. Le chef de la délégation russe, diplomate de très bon niveau, faisait des interventions limitées et calibrées pour les soutenir. Avec l'arrivée de M. Gryzlov, haut personnage de l'État qui entretient des rapports personnels avec le président Poutine, les choses se sont inversées, et la discussion se fait plus directement entre personnes véritablement chargées du dossier. Les représentants russe et ukrainien au sein du groupe de contact, respectivement M. Gryzlov et l'ancien président Koutchma, sont d'ailleurs d'âge, de style et de culture comparables. Ils savent très bien qu'il faudra trouver des compromis à un moment ou à un autre.

Au sein des groupes de travail, en revanche, on en reste à un face-à-face très tendu : les thèses officielles sont réaffirmées inlassablement, chacun attendant que l'autre fasse un mouvement. Lorsque l'un ou l'autre n'a pas envie d'avancer, il est très commode de tirer sur le pianiste, c'est-à-dire sur le coordinateur, en lui reprochant de ne pas avoir fait ceci ou cela. Pour ma part, j'ai présenté la semaine dernière devant le groupe de contact le document de travail de mon groupe sur les modalités des élections. C'est un texte de compromis cohérent, structuré et assez rapidement transposable en projet de loi. Il appartient désormais aux responsables politiques – M. Gryzlov en est éminemment un – de sortir de cette guerre de tranchées s'ils le souhaitent.

Les Ukrainiens sont-ils prêts à abandonner le Donbass ? C'est une question très importante. Je résumerais l'équation de la manière suivante. Une partie de la population et de nombreux responsables ukrainiens ont un sentiment de découragement certain : ils estiment que la réintégration du Donbass sera très compliquée et très longue, ou qu'elle est hors d'atteinte, et que, de toute façon, Moscou ne bougera pas – au cours des séances de travail du groupe politique, j'ai entendu plusieurs fois : « Il y a eu trop de morts entre nous, ce n'est pas la peine de continuer » ; ce à quoi j'ai répondu qu'il fallait continuer précisément pour cette raison. Toutefois, compte tenu de la mémoire des moments cruels – 10 000 morts, des pertes considérables parmi ceux qui sont allés se battre en première ligne, l'annexion de la Crimée –, aucun responsable politique ukrainien ayant la charge des intérêts du pays ne peut dire cela, quelle que soit sa couleur politique. C'est une situation bien connue dans les pays qui traversent un drame.

Les Russes veulent une forme de fédéralisme sans le dire, afin notamment que d'autres paient pour le Donbass. Or je fais valoir à mes interlocuteurs russes que, si le Donbass devient une zone de non-droit, sans tribunaux internationalement reconnus et sans autres normes que celles qui seront édictées par ceux qui ont forcé les portes des bâtiments officiels en mars 2014, aucun pays occidental ni aucune organisation internationale n'apportera d'aide au Donbass. Il y a donc un intérêt de tous à rétablir des règles communes, même si elles sont transitoires ou présentent un certain nombre de particularités par rapport au mouvement général de décentralisation en Ukraine. Si le Donbass définit lui-même sa propre règle du jeu, nous serons dans une impasse. Quant au plan de M. Medvedtchouk et à sa proposition de nommer M. Akhmetov et M. Boyko à la tête des régions de Donetsk et de Lougansk, ils s'insèrent dans le jeu et les manoeuvres politiques à Kiev.

Monsieur Mariani, la majorité politique à Kiev est en effet fragile. Cependant, une certaine décantation s'est faite. Après le vote du 31 août, dans les conditions dramatiques que l'on sait – agitation extérieure de certains mouvements, victimes parmi les forces de l'ordre –, la majorité dont disposait M. Iatseniouk s'est effritée. Avec la formation du nouveau gouvernement, il y a eu une clarification : la majorité est plus étroite mais plus fortement structurée autour de la ligne du président Porochenko, qui a signé les accords de Minsk et s'est engagé dans cette voie.

Il ne m'appartient pas de porter de jugement sur la situation politique ukrainienne, ni de faire des pronostics sur la possibilité d'atteindre la majorité de 300 voix à la Rada. Je m'en tiens donc aux faits. La situation politique est difficile car l'élan de Maïdan s'est essoufflé, ce qui est normal, la situation économique étant mauvaise. Plusieurs partis tentent de jouer sur l'insatisfaction populaire : certains ont espéré obtenir une élection anticipée au moment où M. Iatseniouk a démissionné ; d'autres rêvent peut-être encore de prendre leur revanche contre le président Porochenko à la faveur d'une vague d'indignation populaire. Ce qui a incité tout le monde au réalisme, c'est qu'une nouvelle élection aurait signifié le report du versement d'une des tranches du prêt du Fonds monétaire international.

Il y a donc des éléments de stabilisation, et le nouveau gouvernement offre un certain nombre d'assurances. Mme la présidente vous a fait part de ses premières impressions en ce qui concerne la poursuite des réformes. Pour ce qui est des accords de Minsk, le gouvernement est beaucoup plus prudent, car les émotions sont très fortes à la Rada à ce sujet : la première fois que je m'y suis rendu, j'ai été considéré comme un traître du simple fait que j'essayais de trouver des formules de compromis. Mais, depuis lors, on s'est mis au travail. Selon moi, la clé, c'est un cessez-le-feu effectif, tel que celui que nous avons obtenu pendant deux mois. Si tel était le cas aujourd'hui, nous ferions probablement des évaluations différentes de la situation politique. Le cessez-le-feu est fondamental.

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