Madame la présidente, madame la présidente de la commission, monsieur le rapporteur, mesdames, messieurs les députés, l’Assemblée nationale examine aujourd’hui un projet de loi visant à la réhabilitation collective des fusillés pour l’exemple durant la Première guerre mondiale.
Nous tous ici sommes attachés à la mémoire de ces soldats, de ces pères de famille, de ces étudiants à peine majeurs, qui ont éé plongés malgré eux dans l’enfer des tranchées et de Verdun, qui ont connu le froid, le fer et le feu, la terreur et la mort.
Qui n’est pas aujourd’hui touché par l’histoire de ceux qui, refusant parfois une mort inévitable, ont préféré la vie ? Qui n’est pas sensible à l’histoire de ceux qui ont été victimes de l’arbitraire et de l’injustice ? Vous avez rappelé, monsieur le rapporteur, l’histoire du soldat Lucien Bersot qui fut, pour avoir refusé de porter le pantalon souillé de sang de l’un de ses camarades, fusillé le 13 février 1915, mais qui fut réhabilité le 12 juillet 1922. Ce qui le maintient vivant dans la mémoire de chacun de nous, ce n’est pas tant la procédure de réhabilitation de 1922 que les mots de l’écrivain Alain Scoff et les images du réalisateur Yves Boisset.
À l’instar de nombreux Français, je me souviens de Lucien Bersot non pas en raison de sa réhabilitation en 1922 par un arrêt de la Cour de Cassation, mais parce que j’ai pu voir en 1997, comme des milliers de téléspectateurs, le téléfilm qui racontait son histoire sur une chaîne du service public.
Vous êtes, monsieur le rapporteur, aussi sensible que le Gouvernement sur ce point. Vous voulez que cette mémoire vive. Je le veux aussi. Nous avons déjà fait beaucoup, et sans doute même plus, en ce sens, que d’autres gouvernements : nous continuerons dans cette voie.
Dès le 1er août 2013, en prévision du lancement du cycle commémoratif du centenaire de la Grande guerre, mon prédécesseur, Kader Arif, confiait un rapport sur la mémoire des « fusillés pour l’exemple » à Antoine Prost ainsi qu’à un comité d’historiens de toutes sensibilités. Il invitait en particulier le comité à entendre les associations militant pour la réhabilitation des fusillés et à écouter, sans aucun tabou, leurs arguments.
Le 7 novembre 2013, le Président de la République lançait officiellement le cycle commémoratif de la Première guerre mondiale : dans ce discours, il plaçait la mémoire des fusillés pour l’exemple au coeur du cycle commémoratif. Ses annonces devaient être suivies d’effets. Je les rappelle ici : les « fusillés pour l’exemple » sont complètement intégrés aux espaces muséographiques du musée de l’Armée consacrés à la Première guerre mondiale. Au coeur de l’hôtel des Invalides, au coeur de l’institution militaire, leur mémoire a trouvé la place qui leur était due. Chaque année, ce sont près de 1,5 million de visiteurs qui découvrent ou redécouvrent la mémoire des « fusillés pour l’exemple ».
Mais ce n’est pas tout : toujours conformément aux voeux du président de la République, il fallait permettre à chaque Français de pouvoir facilement accéder aux archives sur ce sujet.
Un effort de numérisation permet désormais la consultation par tous, sur internet, des dossiers de procédure et des minutes de jugement conservés au Service historique de la défense à Vincennes, pour chaque individu – militaire ou civil, français ou étranger – fusillé.
Désormais, les « fusillés pour l’exemple » figurent aux côtés de leurs camarades « Morts pour la France » : nous les intégrons pleinement dans la mémoire nationale. Ce travail de numérisation a, en outre, permis de faire avancer la recherche historique à ce sujet.
Nous menons encore d’autres actions pour la mémoire des fusillés. Depuis le début du cycle commémoratif de la Première Guerre mondiale, la Mission du centenaire a soutenu de nombreuses initiatives autour de la mémoire des « fusillés pour l’exemple », comme la diffusion, le 10 novembre 2015, du téléfilm Les fusillés sur France 3 ou, au premier trimestre 2014, l’exposition « Les fantômes de la République » à l’hôtel de ville de Paris.
Cela vous démontre que l’histoire des « fusillés pour l’exemple » doit être envisagée selon un travail mémoriel et pédagogique de fond. Votre proposition de loi, monsieur le rapporteur, est d’une nature moins puissante que le travail mémoriel que nous avons entrepris. Elle est aussi, je me dois de le dire, moins respectueuse de la vérité historique.
Car le destin des « fusillés pour l’exemple » ne peut être isolé de son contexte : durant quatre années et demie, des armées de conscription se sont heurtées dans un choc planétaire qui allait, durant des décennies, laisser des meurtrissures impérissables. Chacun connaît un mari, un frère, un ami, mort ou blessé lors du conflit. La France n’avait jamais compté autant de linceuls.
Au-delà de cette souffrance physique, il y a la souffrance morale. Chaque poilu sait que le prochain jour peut être le dernier. Henri Barbusse, dans Le Feu, a admirablement décrit sa vision du front et de ces soldats désemparés : « On est ébloui par ce poudroiement d’hommes aussi petits que les étoiles du ciel. Pauvres semblables, pauvres inconnus, c’est votre tour de donner ! »
Certains soldats, face à ce qui paraissait pour eux l’inévitable ou l’absurde, ont choisi de refuser le sacrifice suprême. Mais de quoi parle-t-on plus précisément lorsque nous évoquons les fusillés pour l’exemple ? « Nous sommes tous condamnés, nous sommes les sacrifiés » nous dit la célèbre chanson de Craonne, emblématique des mutineries de l’année 1917. Même si les fusillés des mutineries de 1917 ne constituent – comme vous l’avez, à juste titre, rappelé, monsieur le rapporteur – que 10 % du total des fusillés de cette guerre, la majorité d’entre eux l’ont été pour abandon de poste et refus d’obéissance en présence de l’ennemi. Mais les cas de désobéissance ne constituent pas la majorité des condamnations à mort. Certaines affaires nous interpellent.
Je pense à celle d’Eugène Bouret. Rendu à moitié dément par le fracas des obus, ce simple soldat erre, à l’automne 1914, à l’arrière du front. Il finit par être repéré par un capitaine dans un hangar. Était-il fou ? Était-il un planqué ? En ces premiers mois du conflit, la justice militaire ne transige pas et le condamne à mort.
Nous voyons ainsi que derrière la notion de « fusillés pour l’exemple » se retrouve une vaste diversité de cas et de sujets. Étant donné l’angoisse de la population et des institutions militaires, il y eut de nombreux procès expéditifs. Combien, exactement ? Le manque de sources empêche d’apporter une réponse précise à cette question. Il est néanmoins évident que l’arbitraire de certains procès choqua les contemporains mêmes du conflit. La première vague de réhabilitations de « fusillés pour l’exemple » n’intervient donc pas à la fin du XXe siècle, mais dès le début des années 1920.
Une première loi d’amnistie est votée dès le 29 avril 1921 pour favoriser les procédures de réhabilitation. Quarante soldats « fusillés pour l’exemple » en profitent. Ce sujet n’a jamais été tabou pour la République. Il ne l’était pas hier, il ne l’est pas aujourd’hui.
Au fil des années, la réhabilitation des « fusillés pour l’exemple » passe du champ de la loi au champ culturel. En 1957, le film de Stanley Kubrick, Les Sentiers de la Gloire, met en scène plusieurs affaires de fusillés dans l’armée française. Une polémique suit alors la sortie du film. Toutefois, un sujet a percé les écrans français et s’est installé définitivement dans l’espace public : celui de l’indiscipline et de sa répression.
Il y a cent ans, des soldats condamnés et fusillés pour l’exemple ont reconnu eux-mêmes la légitimité de leur peine. C’est le cas du lieutenant Herduin, qui a préféré se replier sur un champ de bataille de Verdun en juin 1916 plutôt que de se laisser capturer. Ses dernières paroles traduisent la réalité d’un état d’esprit plus répandu : « Nous avons abandonné la position ; nous aurions dû y rester jusqu’au bout, jusqu’à la mort. »
À la fin du XXe siècle, et encore de nos jours, avec l’apaisement des mémoires, avec aussi un changement d’attitude face à une mort militaire de moins en moins tolérée, le regard a changé sur ces fusillés. La désobéissance des soldats n’est plus considérée comme un signe de lâcheté. Le combat vigoureux des associations d’anciens combattants et de la Ligue des droits de l’homme, dont je veux saluer ici l’ampleur du travail, a lui aussi porté ses fruits dans l’opinion.
C’est pourquoi, en 1998, Lionel Jospin, en déplacement à Craonne, ce lieu emblématique des mutineries de 1917, a pu émettre le souhait que « ces soldats, fusillés pour l’exemple au nom d’une discipline dont la rigueur n’avait d’égale que la dureté des combats, réintègrent aujourd’hui, pleinement, notre mémoire collective nationale. »
Mémoire de gauche, dira-t-on ? Non. Je veux ici citer les propos de l’ancien Président de la République, tenus le 11 novembre 2008 : « Quatre-vingt-dix ans après la fin de la guerre, je veux dire au nom de notre Nation que beaucoup de ceux qui furent exécutés alors ne s’étaient pas déshonorés, n’avaient pas été des lâches mais que, simplement, ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite de leurs forces ».
La question des « fusillés pour l’exemple », nous le voyons, s’est apaisée. Aujourd’hui, cent ans après, faut-il déclarer « mort pour la France » chacun des soldats fusillés pour l’exemple, sans exception ? Vous n’ignorez pas que la notion de réhabilitation implique la mention de « mort pour la France », comme le stipule la loi du 28 février 2012 en son article 2. La mention « mort pour la France » peut ainsi être attribuée à des sujets singuliers, à des cas particuliers.
Mon prédécesseur a montré que le Gouvernement n’était absolument pas fermé à ce type d’initiatives, en attribuant par exemple la mention « mort pour la France » au sous-lieutenant Chapelant, l’un des trois soldats du film de Kubrick, fusillé sur son brancard le 11 octobre 1914.
Faut-il poursuivre ce mouvement en le généralisant ? Ne rien changer serait inopportun eu égard à la vigueur toujours importante de la demande des familles de fusillés et des associations mémorielles.
Mais une réhabilitation générale poserait problème. La plupart des « fusillés pour l’exemple » ont été condamnés par l’arbitraire, voire l’aveuglement d’une justice militaire expéditive. Cependant tous les procès n’étaient pas expéditifs ou arbitraires : certains condamnés l’ont été, hélas, pour de bonnes raisons. Certaines accusations ne souffraient pas de contestation. Il ne faut pas que les revendications parfois légitimes des associations prennent le pas sur tout, et même sur la justice ; ce serait consacrer une autre forme d’arbitraire.
Enfin, une entreprise de réhabilitation au cas par cas poserait des problèmes plus pratiques : l’ampleur des dossiers nécessiterait un lourd travail d’investigation, alors même que la plupart des sources ne sont plus disponibles, ou ne l’ont jamais été.
Telle est, mesdames, messieurs, ma position sur ce sujet. Nous recherchons tous l’apaisement, un apaisement qui, je le crois, ne pourra être atteint par la proposition de loi.
Le mouvement de réhabilitation des « fusillés pour l’exemple » trouve sa motivation dans un profond désir de justice, mais cet élan ne doit pas non plus conduire à une autre forme d’aveuglement.
Nous avons deux ambitions qui sont parfaitement complémentaires : l’apaisement et la valorisation de cette mémoire. C’est le message que porte le Gouvernement : délivrer un message de cohésion et d’unité nationales, de justice et de fraternité.
C’est l’ambition que nous cultivons tous : réintégrer dans la mémoire nationale tous les oubliés du conflit, non seulement les « fusillés pour l’exemple », mais encore les femmes, les troupes coloniales, les travailleurs étrangers ou les populations civiles.
Cette ambition se poursuivra en 2017. À l’occasion du cycle du centenaire du Chemin des Dames, j’ai mis en place un comité ministériel qui travaille, avec les collectivités territoriales, sur un programme commémoratif ambitieux. La mémoire des fusillés y trouvera toute sa place.
Je voudrais enfin vous remercier, monsieur le rapporteur, pour la qualité de votre contribution. J’espère cependant vous avoir persuadé, dans la limite du possible, que votre proposition de loi ne peut être une réponse souhaitable à la question des « fusillés pour l’exemple ». J’émettrai donc un avis défavorable.