Le sujet est heureusement clos, mais il démontre, si besoin était, combien cette période est encore profondément ancrée dans notre mémoire collective. Elle renvoie chacun d’entre nous à son histoire familiale. Jamais un événement n’a autant lié la grande histoire et les histoires personnelles de chaque Français.
Beaucoup de noms ont été évoqués ici, pour illustrer l’engagement personnel des uns et des autres, jusqu’à l’extrême. Je vais citer celui de Marius Dumont, mon grand-père. Je tiens, cher Jean-Jacques, ses cahiers écrits jour après jour à votre disposition. Il notait ainsi, sur le Chemin des Dames : « Je me suis isolé dans un petit sentier. Demain, je monte en première ligne. J’ai brûlé tout ce qui me rattache à la vie. Je ne sais pas si je m’en sortirai. J’ai brûlé les lettres de ma fiancée. J’ai brûlé les lettres de mes parents. J’y vais, seul. »
Jean-Jacques Candelier nous l’a rappelé : près de 8 millions de mobilisés, 1,3 million de tués ou de disparus, des milliers de blessés, d’orphelins et de veuves, un pays saigné, un modèle rural dévasté. Demeure pour nous aujourd’hui cette difficulté immense à appréhender la réalité et la situation de ceux qui ont été engagés dans cette guerre dévastatrice pour le continent européen – l’enfer des tranchées, la boue, les gaz, les barbelés, les tirs et ces questions qui nous hantent tous : Comment ont-ils fait ? Comment ont-ils tenu ? Aurions-nous eu le même courage ? Il est difficile de rester insensible aux argumentaires de notre collègue qui nous demande s’il est infamant de reculer de quelques dizaines de mètres ou de ne pas sortir d’une tranchée devant les corps de ses camarades déjà tombés.
Grâce aux travaux menés par le service historique de la défense, dans le cadre des commémorations du centenaire, nous avons des données plus précises sur ces fusillés ou ces exécutés sommaires. Selon ces données, rendues publiques à la fin de l’année 2014, la France compte 1 009 fusillés ou exécutés sommaires. Ces chiffres seront sans doute amenés à évoluer dans le temps et il faut souligner que, selon les spécialistes, au moins 20 % des archives ont disparu.
Sur ces 1 009 fusillés, on compte : 825 fusillés dont la condamnation est documentée par les archives des conseils de guerre ; 27 fusillés, dont 7 anonymes, sans jugement pour désobéissance militaire, dont la condamnation est documentée par les archives militaires ; 102 fusillés après jugement, dont la condamnation est documentée par d’autres sources – archives des unités et états-majors – dont 50 pour désobéissance militaire, 5 pour crimes et délits de droit commun et 47 pour des motifs inconnus ; enfin, 55 exécutés et tués sommairement répertoriés dans les archives militaires.
Le terme « fusillé » englobe donc plusieurs types de faits. Les « fusillés pour l’exemple » se comptent essentiellement parmi les hommes fusillés pour désobéissance militaire, soit plus de 600, pour la plupart soldats du rang issus de l’infanterie. Il faut rappeler que la désobéissance militaire inclut l’abandon de poste en présence de l’ennemi, le refus d’obéissance, la désertion à l’ennemi, les voies de faits envers un supérieur, la capitulation en rase campagne et l’instigation à la révolte. Lorsque j’ai intégré l’armée active, le même règlement était du reste inscrit au revers de mon livret militaire.
Il importe également de comprendre qu’à cette époque, la peine de mort faisait pleinement partie des peines prononcées par la justice – je ne l’approuve pas forcément, mais telle est l’histoire de notre pays. Entre 1914 et 1918, 2 500 peines de mort ont été prononcées, dont un certain nombre n’a pas entraîné d’exécution.
Il faut noter que la grâce présidentielle a été rétablie en janvier 1915 et que les conseils de guerre spéciaux ont été supprimés à la fin de cette même année. De même, le 27 avril 1916, une loi réformant profondément la justice militaire a été adoptée. Celle-ci rétablissait l’instruction au préalable, prenait en compte la notion de circonstances atténuantes et introduisait une possibilité de recours en révision.
C’est bien parce que ce terme regroupe plusieurs types de faits qu’il me paraît difficile, voire impossible, et non souhaitable, comme je l’ai déjà dit en commission, d’adopter une mesure collective de réhabilitation. Plusieurs collègues ont souligné le fait que le Parlement n’était pas là pour récrire ou revisiter l’histoire. Je souscris pleinement à ces remarques, même si je ne méconnais pas l’argumentaire de notre rapporteur. Cette proposition de réhabilitation collective répond certes à la difficulté d’agir au cas par cas, mais cela ne constitue pas, selon nous, une raison suffisante pour adopter ce texte.
La notion de pardon évoquée dans votre texte me paraît elle aussi sujette à caution. Philippe Vitel et Christophe Guilloteau l’ont souligné en commission de la défense : qui sommes-nous pour exprimer le pardon officiel de la Nation ? Est-ce notre rôle et notre mandat ? Gardons-nous de juger ce qui a été fait à l’époque, entre autres par nos prédécesseurs sur ces bancs, à l’aune de nos conceptions actuelles. Être Français, c’est accepter les heures glorieuses comme les heures sombres de notre pays. Incontestablement, la question des fusillés fait partie de ces dernières et demeure un traumatisme parmi beaucoup d’autres de la Grande guerre.