Merci. Je vais m'efforcer de résumer le document que j'ai fait distribuer.
Je veux vous rendre compte d'une mission effectuée en mars aux États-Unis, sur le rôle de la politique fédérale d'innovation dans le succès de l'exploitation des gisements non conventionnels d'hydrocarbures.
Ma démarche visait à tirer les enseignements de la capacité de rebond de l'économie nord-américaine, qui est parvenue, en une dizaine d'années, grâce à ce nouveau type d'exploitation, à inverser ses rapports de force avec les grands fournisseurs mondiaux d'hydrocarbures.
En effet, les États-Unis sont devenus, depuis 2012, grâce aux gaz de schiste, le premier producteur mondial de gaz naturel devant la Russie mais aussi, depuis 2014, le premier producteur mondial de pétrole devant l'Arabie saoudite et la Russie grâce aux huiles de schiste qui représentent plus de la moitié de la production nationale en 2015, en incluant les « gaz naturels liquides », c'est-à-dire les hydrocarbures liquides récupérés directement en sortie de puits (éthane, propane, butane, isobutane, et pentane).
Les États-Unis restent certes importateur net de gaz naturel, pour 10 % de leur consommation, mais il s'agit essentiellement de gaz canadien arrivant par gazoduc. La baisse des cours permise par la production non conventionnelle a stimulé les exportations par gazoduc vers le Mexique, et poussé les projets de construction de ports d'exportation de gaz naturel liquéfié (GNL). Le premier d'entre eux, à Sabine Pass en Louisiane, est opérationnel depuis janvier 2016 et a été inauguré en avril 2016.
La consommation de pétrole des États-Unis, d'environ 19 millions de barils par jour, excède largement la production totale d'environ 10 millions de barils par jour, mais l'abondance nouvelle de production interne a conduit le Congrès à décider, en décembre 2015, de mettre fin à l'embargo aux exportations de pétrole qui était en vigueur depuis le premier choc pétrolier, et qui n'excluait que quelques rares pays comme le Canada.
Il me semblait qu'un tel basculement ne pouvait pas être un simple effet du hasard puisqu'il venait consolider la position stratégique d'hyperpuissance des États-Unis, la maîtrise des approvisionnements en énergie étant une condition de l'assise de leur domination militaire.
C'est donc à une réflexion sur les déterminants de la politique d'innovation qui a donné naissance à ces formes de production nouvelles d'hydrocarbures que ma mission a été consacrée, en essayant de faire, notamment, la part entre l'initiative privée et les impulsions de l'État fédéral.
Les grandes compagnies internationales comme Total, pourtant les mieux placées pour anticiper une évolution concurrentielle les concernant au premier chef, ont été « prise au dépourvu ». Cela en dit long sur la dimension assez mystérieuse de l'origine de cette révolution des gaz et pétroles de schiste.
De fait, si les autorités fédérales revendiquent une part de responsabilité dans l'émergence de cette révolution, il semble bien que celle-ci résulte aussi, pour une bonne part, d'une multitude d'initiatives privées prenant elles-mêmes appui sur une ancienne tradition de culture minière très largement partagée aux États-Unis.
S'agissant de la part prise par l'État fédéral dans cette révolution, les personnalités que j'ai rencontrées, aussi bien Mme Paula Gant, du Département de l'énergie, que les chercheurs du laboratoire de Livermore, comme Roger D. Aines, ont souligné une implication à trois niveaux.
D'abord, en termes d'innovation. Face au déclin de la production nationale, les laboratoires fédéraux ont investi, dès la fin des années 1970, dans le perfectionnement, à la fois, de la technique du forage horizontal et de celle de la fracturation hydraulique, dans le cadre d'un projet de démonstration d'exploitation de gaz de schiste conduit en partenariat avec des acteurs privés.
Ensuite, à travers la mise en place d'avantages fiscaux spécifiques, car le Congrès a créé dès 1980 un crédit d'impôt pour encourager l'exploitation des hydrocarbures non conventionnels (la « section 29 » restée en vigueur jusqu'en 2002).
Enfin, via l'effort pour diffuser une information objective sur la réalité de l'exploitation des gaz de schiste. Cette tâche de rassembler des éléments d'information objectifs, des faits et des résultats de travaux scientifiques a été confiée à l'Environmental Protection Agency (EPA). Le débat autour des risques pour l'eau potable de l'utilisation de la fracturation hydraulique existe, en effet, aux États-Unis, même s'il est d'une intensité bien moindre qu'en Europe.
S'agissant du rôle joué par le secteur privé dans le succès des gaz et pétroles de schiste, il est considéré comme prépondérant par les acteurs économiques que j'ai rencontrés à La Nouvelle-Orléans et également par les responsables de l'Université d'État de Louisiane (LSU) à Bâton-Rouge.
Ils soulignent que trois conditions étaient réunies pour la réussite des initiatives entrepreneuriales qui ont assumé tous les risques des premières exploitations.
En premier lieu, le régime de propriété privée du sous-sol simplifie la négociation pour l'accès à la ressource et permet d'intéresser directement le propriétaire au succès de l'opération. Il est à noter que l'État fédéral et les États fédérés eux-mêmes font partie des propriétaires sollicités car ils possèdent en propre de vastes étendues de territoire, du fait notamment de la création des parcs nationaux.
Le deuxième facteur essentiel au déclenchement de la vague d'initiatives privées pour l'exploitation des gaz et pétroles de schiste a été la remontée des prix du gaz et du pétrole au tournant des années 2000, principalement en raison de la hausse de la demande mondiale. C'est une sorte de paradoxe, mais c'est parce que le pétrole et le gaz ont été chers à un moment donné que des technologies nouvelles d'exploitation ont pu être mises en oeuvre qui ont entraîné la baisse des cours.
Le troisième facteur favorable au succès des pionniers des gaz et pétroles de schiste est lié à l'ancienneté de l'histoire de l'exploitation des hydrocarbures aux États-Unis, qui remonte aux premières décennies du XIXe siècle. Cette antériorité historique entraîne avec elle deux dimensions de contexte importantes : d'abord, la géographie du sous-sol étant bien connue aux États-Unis, l'on connaissait d'avance l'emplacement des gisements les plus intéressants avant de se lancer dans les forages pour atteindre les roches mères riches en huile ou en gaz ; ensuite, toute une infrastructure de services d'exploitation déjà utilisée par l'extraction conventionnelle pouvait servir d'appui aux nouvelles formes d'exploitation.
Un détour en voiture de près de 800 km auquel m'a contraint une inondation aux alentours de Lake Charles m'a d'ailleurs permis de constater par moi-même la réalité de l'implication de très petits entrepreneurs dans l'exploitation des gaz et pétroles de schiste. Ce détour m'a, en effet, fait découvrir, dans la campagne profonde de la Louisiane, au nord de la zone des marécages, des « fermes » d'exploitation des gaz et pétrole de schiste, c'est-à-dire de toutes petites installations constituées de deux à quatre citernes recueillant les écoulements de puits ayant précédemment fait l'objet d'une fracturation. Une fois la citerne remplie, le « fermier » l'apporte à un grossiste local, de la même façon qu'un exploitant agricole amène régulièrement son lait à la coopérative.
Cette expérience m'a confirmé que le succès du développement des gaz et pétrole de schiste s'est appuyé sur un véritable dynamisme entrepreneurial, qui touche aussi des très petites unités, et qu'il a bénéficié de l'ancrage profond de la culture américaine dans l'exploitation des richesses du sous-sol.
Dès lors, il m'apparaît qu'en engageant, dès les années 1970, la politique d'innovation qui visait à mettre au point les techniques d'extraction des hydrocarbures au sein des roches mères, l'État fédéral savait qu'il pouvait compter sur le dynamisme entrepreneurial américain et l'expérience industrielle des acteurs du pétrole et du gaz pour prendre le relais de la conversion de l'avancée technologique en un véritable mouvement économique d'ampleur.
Je passerai vite sur l'analyse des perspectives, dont l'objet, dans ma communication, est seulement de montrer la capacité de résilience du secteur de la production des gaz et pétrole de schiste face à la baisse des cours, encore d'actualité au moment de ma visite.
En effet, nos interlocuteurs nous ont indiqué, d'une part, que les investisseurs dans ce secteur s'inscrivaient dans une logique de rentabilité à moyen terme – un banquier de JP Morgan nous a dit qu'on s'attendait à y gagner de l'argent seulement une année tous les sept ans –, donc qu'ils étaient prêts à maintenir leur soutien un certain temps ; d'autre part, que la situation d'apport marginal pour le marché mondial des gaz et pétroles de schiste tendait à provoquer un mécanisme d'équilibrage automatique : lorsque les cours baissent, la production diminue car les puits sont mis en sommeil, donc la demande mondiale finit par être rationnée, ce qui fait remonter les prix. Même si d'autres phénomènes interviennent probablement, on peut observer que, à première vue, ce jeu de rééquilibrage semble fonctionner puisque les cours mondiaux du pétrole ont déjà un peu remonté au cours des dernières semaines.