Intervention de Amiral Gilles Humeau

Réunion du 24 mai 2016 à 17h00
Commission de la défense nationale et des forces armées

Amiral Gilles Humeau, commandant adjoint de l'opération Sophia :

Merci Madame la présidente. Je suis effectivement depuis quelques mois le numéro deux de l'opération européenne navale en Méditerranée, appelée Sophia. Pourquoi Sophia ? C'est le prénom d'une petite fille née le 22 août 2015 à bord d'une frégate allemande, après que sa maman a été récupérée en Méditerranée d'une embarcation de migrants. La Haute représentante de l'Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Madame Federica Mogherini, a estimé que ce nom était plus parlant que les acronymes habituellement utilisés pour ce type d'opérations. L'opération a un peu moins d'un an et est encore assez jeune, comme cette petite fille.

La genèse de l'opération remonte au 18 avril 2015 quand une embarcation de plus de 700 migrants a chaviré au nord de Tripoli, faisant autant de morts, ce qui a ému l'opinion européenne. Le 23 avril, le Conseil européen a décidé de s'attaquer, de manière forte, au trafic des êtres humains en Méditerranée. Il décida ainsi le 18 mai suivant de lancer une opération de sécurité et de défense européenne, qui s'est traduit par le lancement de l'opération Sophia le 22 juin, laquelle a atteint sa capacité opérationnelle initiale le 7 juillet et une pleine capacité opérationnelle le 27 juillet 2015. Comme vous pouvez le constater, le tempo qui a permis de lancer cette opération a été très rapide, ce qui montre que la machine européenne est efficace et sait répondre en cas de sollicitations urgentes.

Le mandat de cette opération vise à détruire le mode d'action des trafiquants de migrants et des contrebandiers au large de la Libye. Il s'agit donc bien d'une opération de défense, et non d'une opération humanitaire de sauvetage de vie en mer, ou de vive force comme celle que l'on a connue en 2011.

Cette opération s'articule en quatre phases :

– d'abord bâtir l'environnement, c'est-à-dire, déterminer où nous allons et comment nous y allons ;

– la deuxième phase, dans laquelle nous sommes, consiste à contraindre les passeurs afin de les empêcher d'accomplir leur besogne. Elle comprend une phase 2A, qui se déroule en haute mer, et une phase 2B, qui prévoit que l'on puisse travailler, lorsque les conditions seront réunies, dans l'espace de souveraineté libyen ;

– la troisième phase de l'opération se déroulera à terre avec pour objectif d'arrêter les passeurs en Libye et d'y détruire leurs bateaux et leurs moyens logistiques ;

– la quatrième phase, enfin, sera celle du démontage de l'opération.

Nous disposons aujourd'hui de cinq bâtiments militaires : un porte-aéronefs italien, le Cavour, qui embarque aujourd'hui essentiellement des hélicoptères et sert de base de commandement avancée en hébergeant l'état-major tactique de l'opération à la mer, deux frégates – une allemande et une espagnole, un bâtiment hydrographique britannique et un pétrolier allemand.

Nous disposons également de moyens aériens : un hélicoptère embarqué sur la frégate espagnole et deux hélicoptères italiens qui opèrent à partir du Cavour, ainsi que quatre aéronefs de patrouille et de recherche en mer – un avion luxembourgeois, un avion espagnol, un avion portugais et un Falcon français, qui effectue des missions deux fois par mois.

Notre zone d'opération s'étend de la frontière ouest de la Libye, hors eaux territoriales pour le moment, jusqu'au nord de la ville de Tobrouk, couvrant donc le golfe de Syrte et la région tripolitaine. Elle ne comprend pas les zones de coordination et de sauvetage grecques.

Nous ne sommes pas les seuls à travailler dans cette zone : l'opération italienne Mare Sicuro mobilise par exemple cinq bateaux en permanence, répartis devant la Libye pour protéger les intérêts italiens. Il y aussi des opérations civiles d'organisations non gouvernementales, qui emploient entre un et six bateaux chaque jour à la mer. Au nord de notre zone d'opérations, il y a enfin l'opération Triton de Frontex. Nous sommes naturellement conduits à nous coordonner avec l'ensemble de ces acteurs.

Où en sommes-nous ? Nous sommes en mer depuis presque un an et procédons en ce moment à une revue stratégique de l'opération, qui devrait être présentée au Conseil européen dans le courant du mois de juin. Un compromis semble en passe d'être trouvé pour prolonger l'opération d'une année supplémentaire, avec deux missions supplémentaires : entraîner les garde-côtes libyens ainsi que la marine, et renforcer l'embargo sur les armes à destination de la Libye, c'est-à-dire contrôler les flux logistiques qui alimentent le terrorisme dans la région.

Le principe de cette revue stratégique est d'analyser ce qui a changé depuis un an. Or beaucoup de choses ont évolué.

Nous avons ainsi constaté une augmentation phénoménale du nombre de migrants qui empruntent la route turque, à l'est, et qui sont essentiellement des réfugiés issus du Moyen-Orient – alors que dans la route centrale, dont nous nous occupons, entre la Libye et l'Italie, il s'agit essentiellement de migrants en provenance de l'Afrique subsaharienne.

Si le flux a considérablement cru en 2015 à l'est, le flux central n'a pas pour autant baissé : il représente environ 150 000 personnes par an – contre 800 000 sur la route est. Les flux migratoires à l'est se sont cependant effondrés au mois d'avril dernier, depuis l'accord passé avec la Turquie. C'est un facteur important pour nous, car cela signifie qu'une partie de ce flux risque de se déporter vers la route centrale.

Autre point important, la présence accrue de Daech en Libye. Nous n'avons pas d'éléments nous permettant de dire avec certitude que ce groupe organise le trafic des migrants, mais il est évident que les routes migratoires qui traversent ses zones de contrôle lui sont profitables.

Le dernier élément à prendre en considération est l'attente d'un gouvernement Libyen uni, établi à Tripoli, qui prenne l'ascendant sur les deux gouvernements actuels. Cette absence d'unité nationale nous oblige pour le moment à n'opérer que dans les eaux internationales et nous interdit l'accès aux eaux territoriales libyennes.

Le plan de l'opération tel qu'il avait été adopté en 2015 nécessite donc d'être amendé pour tenir compte de ces nouvelles réalités.

Nos craintes actuelles sont de faire face, à court terme, à une augmentation des flux migratoires sur la route centrale – et l'été sera favorable à cette évolution – mais nous sommes également attentifs à l'émergence de nouvelles routes ou modes d'actions des trafiquants.

Les solutions proposées par cette revue stratégique seraient d'abord d'étendre notre zone d'opérations à l'est de notre zone actuelle, pour y inclure d'autres routes migratoires et faire la jonction avec la zone d'opérations de Frontex en mer Egée. Ensuite, l'objectif de la mission, qui vise à s'attaquer au trafic à terre, reste d'actualité. Dès qu'une possibilité s'ouvrira dans le champ politique, nous ferons le nécessaire pour passer à la phase 2B de notre opération. Mais tant que nous n'avons pas d'invitation formelle du gouvernement libyen, nous essayons de travailler ensemble par d'autres biais.

Pour y parvenir, l'idée consiste à former et entraîner des garde-côtes libyens au profit du gouvernement d'union nationale, avec des personnes qui seront désignées par ce dernier et soumises à un programme de formation permettant d'atteindre un niveau de connaissance, d'expertise et de savoir-faire suffisants. Ceci permettra de travailler en coopération avec les Libyens, de construire une relation de confiance et d'échanger de l'information. Nous conserverions bien entendu la responsabilité d'intervention en haute mer, tandis que les garde-côtes Libyens assureront, à terme, par procuration, la continuité de la mission dans les eaux territoriales

La dernière proposition de la revue stratégique consiste à accélérer la stabilisation de la Libye en affaiblissant les organisations terroristes qui s'y sont implantées et, en particulier en mer, en coupant les voies logistiques qui les approvisionnent. L'évolution depuis un an a vu la Tunisie, l'Algérie et l'Égypte renforcer leurs contrôles aux frontières. De plus, les opérations que nous menons dans la bande sahélo-saharienne constituent elles aussi un cordon de sécurité dans le Sud. Reste le Nord, dont nous savons qu'il est utilisé par les groupes terroristes implantés en Libye pour se ravitailler. L'un des objectifs proposés consisterait à couper ces routes maritimes alimentant des groupes terroristes. Cette option se marie avec l'idée d'étendre la zone d'opérations vers l'est et de chercher à identifier de nouveaux modes d'action, que les trafiquants ne manqueront pas de mettre en oeuvre, pour pouvoir contourner la fermeture de l'espace Schengen à l'est de l'Europe.

Vous aurez donc compris que nous ne nous sentons pas bloqués dans une situation quelconque. Cependant, nous avons besoin d'avancer et pour cela, de davantage d'informations, ce qui suppose de développer la mission de renseignement de l'opération. De notre point de vue, le renseignement accessible est trop limité, car la culture de protection des renseignements nationaux est très largement répandue parmi les États membres. Néanmoins, les choses évoluent quelque peu et il faut rappeler que l'opération Sophia, outre son caractère récent, est la première véritable opération interarmées à dominante maritime de l'Union européenne ayant besoin d'accéder à ce niveau de renseignement militaire. Pour l'instant, nous concentrons nos efforts sur le développement de la coopération des acteurs du monde maritime qui opèrent dans la région. Cela a été l'idée directrice qui nous a conduits à créer le forum SHADE MED, comparable à celui qui existe dans l'océan Indien pour les phénomènes de piraterie. Il s'agit d'un espace d'échange d'informations sur ce qui se passe dans la zone. Dans une première édition en novembre 2015, il a réuni des membres de l'OTAN, de Frontex et quelques organisations de l'ONU, en particulier le Haut Commissariat pour les réfugiés. Dans la dernière édition au début du mois de mai 2016, beaucoup d'acteurs s'y sont ajoutés : des organisations non gouvernementales, des armateurs ainsi que des acteurs économiques du monde maritime. Cela permet de développer une connaissance mutuelle de la communauté maritime et d'augmenter le niveau de sécurité dans la zone.

Le deuxième besoin est de progresser selon le plan d'opérations élaboré l'an dernier. Dans l'état actuel de notre mission et faute de pouvoir avancer dans les eaux territoriales libyennes, les moyens dont nous disposons sont relativement satisfaisants. Toute addition d'une tâche supplémentaire supposera en revanche d'augmenter les moyens mis à disposition par les États membres, mais nous aurons surtout besoin de moyens adaptés. Aujourd'hui, nous disposons d'un bateau hydrographique, d'un pétrolier. Prochainement, l'une de nos frégates sera remplacée par un chasseur de mines. Ce ne sont pas des moyens adaptés à la reprise de bâtiments non coopératifs. Par conséquent, nous aurons besoin de convaincre les États membres d'accompagner qualitativement l'évolution de la mission sur ce point. Les besoins sont inscrits au CJSOR, c'est-à-dire le document qui détaille les moyens appropriés à chacune des phases de l'opération.

Par exemple, la formation de garde-côtes nécessitera une base capable de les accueillir. Ce besoin devra être satisfait par un bâtiment capable d'accueillir une centaine de personnes ainsi que les équipes de formateurs, qui viendrait chercher les Libyens à proximité de chez eux, les emmènerait en haute mer pour dispenser une formation adaptée. Ce moyen sera demandé dès que la tâche sera ajoutée à notre mandat. De même, pour pouvoir contrôler le trafic, les flux logistiques et renforcer l'embargo sur les armes, le besoin est de l'ordre de trois ou quatre frégates présentes sur la zone en permanence.

Avant de répondre à vos questions, je tiens à insister sur un point. Vous avez certainement lu dans la presse que l'opération serait bloquée. Certes, nous subissons des contraintes, qui relèvent de l'évolution vers une situation politique favorable en Libye. De plus, nous sommes, comme tous les militaires, un instrument au profit des décideurs politiques, européens en l'occurrence, et nous ne formons qu'une partie d'une approche européenne plus globale sur les phénomènes migratoires. Mais nous avons aussi et surtout des perspectives ; je suis donc plutôt optimiste.

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