Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 31 mai 2016 à 18h00
Mission d'information commune sur l'application de la loi du 6 août 2015 pour la croissance, l'activité et l'égalité des chances économiques

Jean-Jacques Urvoas, Garde des Sceaux, ministre de la justice :

Monsieur le président, merci de votre invitation et aussi merci de votre compréhension. Je sais, et vous l'avez rappelé, que vous auriez souhaité que je puisse venir devant vous plus tôt. De fait, à la fois pour me permettre de m'approprier ce dossier de l'application de la « loi Croissance » – je n'étais pas membre de la commission spéciale qui l'a examinée – et parce que j'avais un calendrier parlementaire très soutenu avec la discussion à l'Assemblée du projet de loi sur la « Justice du XXIème siècle ». Je vous sais donc gré d'avoir retardé cette audition.

Avant de répondre à vos questions, je voudrais faire un premier propos introductif, pour établir un état des lieux du ministère de la justice au regard de la diversité des sujets à traiter et des modifications que la loi emporte. Je rappellerai d'abord les objectifs attendus par la loi, concernant le ministère de la justice. Puis je vous préciserai où nous en sommes, depuis que nous avons franchi la ligne de départ, le 6 août 2015. Cela me permettra d'expliquer la manière dont nous avons cheminé pour parcourir tous ces points d'étape. D'une certaine façon, ce sera un peu le « Discours de la méthode » du ministère de la justice !

Je vous donnerais quelques exemples pour vous dire ce que mon équipe a trouvé à son arrivée, la manière dont nous avons été parfois contraints à agir et ce que nous avons essayé de faire pour aboutir aux résultat que vous avez aimablement rappelés, c'est-à-dire le fait que l'application de la loi progresse de manière satisfaisante.

Que s'est-il passé depuis le 6 août 2015 ?

Il y a eu un travail considérable, dans des délais brefs. Pour le ministère, la mise en oeuvre de cette loi représente cinq ordonnances, qui ont été publiées ou deux seront soumises demain au Conseil des ministres (celle sur le commissaire de justice et celle sur les petites liquidations), sept décrets qui ont déjà été publiés et douze qui le seront d'ici une quinzaine de jours. Enfin, six arrêtés ont été publiés.

Un texte supplémentaire s'est par ailleurs ajouté à la liste, puisque nous avons introduit dans le projet de loi sur la « Justice du XXIème siècle » un amendement concernant la situation des clercs habilités. Cependant, compte-tenu de la date d'adoption de ce texte, il sera peut-être nécessaire de passer par une proposition de loi spécifique sur laquelle nous avons commencé à travailler.

Vous le devinez, cela a représenté et représente encore une charge de travail considérable pour la direction des affaires civiles et du sceau (DACS), et vous comprendrez que je puisse, devant vous, les saluer. En effet, près d'une dizaine de personnes a travaillé à temps plein depuis la promulgation de la loi. C'est un engagement sans précédent en termes d'intensité. Mais cet engagement n'est pas propre au ministère de la justice.

C'est un travail interministériel soutenu et conduit parallèlement. Depuis le 1er février, ce ne sont donc pas moins de quinze réunions interministérielles qui se sont tenues, sans compter, bien sûr, les réunions quotidiennes et les échanges entre services, qui sont difficilement dénombrables ! Enfin il y a eu près de vingt-cinq réunions avec les professions concernées, au seul niveau du cabinet. Là encore, je ne compte pas les réunions des services avec ces professions.

Vous l'aurez constaté : les échanges avec les professions ont été nombreux. Cela révèle un problème, dont il me semble légitime de vous entretenir. En arrivant au ministère, j'ai constaté la fracture générée par cette loi au sein des professions du droit. Ces professions, presque sans exception, ont vécu cette loi comme une hostilité à leur égard. Et toutes ces professions, que j'ai reçues, en ont conçu une forme de défiance à l'égard du Gouvernement et de l'autorité publique en général.

Je sais que ce n'était ni l'intention du Gouvernement, ni celle du législateur. Mais cette loi a créé un débat au sein même de ces professions et un contexte qui pouvait inquiéter sur la manière dont nous allions réussir ou pas à travailler ensemble. Heureusement, le temps passant, les contacts n'ont pas faibli ; ce qui a permis de développer une méthode. Descartes, un spécialiste, le disait lui-même : « on ne peut se passer d'une méthode » !

Notre méthode, assez simple au demeurant, a été la disponibilité absolue de mon cabinet et des services de la Chancellerie qui a permis la concertation la plus féconde. Cette détermination était essentielle pour entendre les doléances – considérables et souvent entendables –, pour chercher à apaiser les tensions – elles étaient palpables –, en bâtissant des propositions utiles et pour, enfin, reconstruire la confiance entre le ministère, qui est leur maison, et ces professions avec lesquelles il est indispensable de travailler. Il a fallu restaurer, – et j'insiste sur ce mot –, les échanges avec les professionnels. En effet, l'un des paradoxes de cette loi est que, alors qu'elle entendait rapprocher les professions, elle a été perçue comme une tentative de les monter les unes contre les autres.

Un exemple pour illustrer cela : les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires. La loi, qui rapproche leurs professions, les avait pourtant écartées. Mais heureusement, grâce à la bonne volonté des acteurs, un dialogue s'est instauré et une dynamique commune s'est créée. Je veux ici en remercier les présidents Nicolas Moretton, pour la Chambre nationale des commissaires-priseurs judiciaires, et Patrick Sannino, pour la Chambre nationale des huissiers de justice. Et je veux dissiper une inquiétude que vous pourriez nourrir à ce stade. Vous pourriez craindre que ce dialogue ait eu lieu dans le dos du législateur. Ce n'était évidemment pas la volonté du Gouvernement. Personne, parmi nos interlocuteurs, n'a remis en cause la légitimité de la loi, ce qui est naturel pour des professionnels du droit. Cette loi a été votée, il ne s'agit pas de revenir dessus, mais d'en faire émerger toutes les opportunités.

L'inquiétude que j'évoque ne s'accompagnait donc pas d'une résistance à cette loi, mais il y avait quelques tentatives de mener des combats pour retarder sa mise en oeuvre. Vous le savez comme moi, il y a encore un certain nombre de chantiers à aplanir, comme en témoignent les recours qui ont été formés contre certains décrets et arrêtés. Il y a un recours concernant la transmission des données des RCS et cinq recours concernant les tarifs. Ces recours sont portés par des professionnels mais également par le Conseil supérieur du notariat (CSN) et le Conseil national des greffiers des tribunaux de commerce.

Il y a donc encore aujourd'hui besoin de trouver des chemins de compromis. Je crois que l'on peut y parvenir, car je n'ai pas le sentiment d'être confronté à un mur de la part de nos interlocuteurs. Prenons acte que chacune de ces professions a eu le sentiment de voir son modèle bouleversé, ses fondements remis en cause et la spécificité du monde du droit leur a paru niée.

Il m'a donc semblé que la première chose à faire était de remettre les dispositions de la loi en perspective et de les intégrer dans une vision du droit, admettant la réalité économique, sans en nier la spécificité. Toutes les professions sont conscientes que le droit est une activité économique de services. Mais il ne s'agit pas de services comme les autres. Je sais qu'à l'Assemblée Nationale, vous avez constamment partagé cette conviction.

Dès lors, la mise en oeuvre de la loi ne pouvait se concevoir sans intégrer ces spécificités, sans préserver ce qui constitue les garanties, non pas de monopoles ou de rentes, mais les garanties de protection du destinataire des services juridiques.

Tel était, et tel est encore, le défi de la rédaction des textes d'application. Un défi qui consiste à la fois à ouvrir le marché du droit – c'est l'intention claire du législateur –, en le débarrassant des barrières inutiles, sans en altérer les principes et les garanties, qui sont nécessaires à la prestation de services juridiques de qualité.

Pour ne pas demeurer abstrait, je souhaite illustrer ce défi par quelques exemples.

L'ordonnance du 31 mars 2016 a mis en place un nouveau cadre pour la société pluri-professionnelle d'exercice. Il offre la plus grande souplesse possible aux professionnels libéraux du droit et de l'expertise comptable, qui veulent – j'insiste sur ce verbe – créer une entreprise pour y exercer en commun leurs professions. L'entreprise pourra être constituée sous la forme juridique de leur choix, à l'exception de celles qui confèrent à leurs associés la qualité de commerçant. Elle pourra donc notamment prendre la forme d'une société à responsabilité limitée ou d'une société anonyme. Aucune exigence supplémentaire par rapport au droit commun des sociétés n'est imposée, autre que l'octroi de l'autorisation requise pour exercer chaque profession. La société sera libre d'exercer d'autres activités, à titre accessoire dans la limite des lois et règlements en vigueur.

Tout en ménageant une grande souplesse dans la constitution de la société, l'ordonnance encadre néanmoins la participation à son capital et son fonctionnement au quotidien. Elle formule des exigences strictes en matière de composition du capital de la société : aucune personne étrangère aux professions exercées ne pourra y détenir, même indirectement, une participation financière. Elle prévoit en outre l'association et la participation aux instances dirigeantes, d'au moins un membre de chaque profession exercée en commun. Un ensemble de règles assurera en toute circonstance l'intégrité des missions des professionnels. L'ordonnance garantit l'indépendance de l'exercice professionnel des associés, des collaborateurs et des salariés.

Elle garantit le respect des dispositions, encadrant l'exercice de chaque profession, notamment de leurs règles déontologiques particulières et du secret professionnel, auquel elles sont attachées et qui constitue une spécificité qu'il fallait sanctuariser. L'ordonnance est ainsi particulièrement protectrice de l'intérêt du client de la société. Ce dernier déterminera par avance à quels professionnels exerçant au sein de la société, il entend confier ses intérêts. De surcroît, une règle nouvelle dans le champ des professions du droit et de l'expertise comptable imposera à tous les professionnels, qui exercent au sein de la société, de s'informer mutuellement des liens d'intérêts susceptibles d'affecter leur exercice.

S'agissant de la création d'une profession de commissaire de justice, la tâche assignée par le législateur était presque une gageure : rapprocher deux professions au sein d'un cadre unique. Or, il existe une différence de taille entre ces deux professions, entre d'un côté 300 commissaires-priseurs et de l'autre 3 200 huissiers ! Les premiers avaient donc peur d'une OPA hostile des seconds. À l'inverse, les seconds pouvaient craindre une sur-représentation des intérêts des premiers. Mais c'est surtout la crainte d'une perte d'identité de la profession qui était redoutée. Allait-on gommer la spécificité qui faisait pour chacun l'attrait de sa profession ?

La volonté de maintenir le statu quo, ou d'imposer son modèle, pouvait dès lors facilement l'emporter. Mais, cela était inacceptable pour le Gouvernement car contraire à l'intention du législateur. Dans ces conditions, il était nécessaire non de faire table rase de chacune des professions, mais de concevoir l'avenir et donc d'organiser non pas l'arrimage de deux vaisseaux, mais d'imaginer une profession nouvelle, rassemblant le meilleur des deux anciennes.

C'est ainsi que va naître une profession dotée de différentes missions. Par exemple : ramener à exécution les décisions de justice, ainsi que les actes ou titres en forme exécutoire ; procéder à l'inventaire, à la prisée, aux ventes aux enchères publiques de meubles corporels ou incorporels, prescrites par la loi ou par décision de justice, ainsi que celles autorisées par décision de justice.

Mais parce que l'avenir ne s'envisage pas en négligeant le passé, d'importantes dispositions transitoires doivent permettre d'assurer la formation des futurs commissaires de justice. De la même manière, les actuels huissiers de justice ou commissaires-priseurs judiciaires pourront compléter leur formation. Et ceux qui souhaiteraient terminer une carrière déjà avancée demeurent libres de le faire, ces dispositions ne bouleversant pas les modes d'exercice.

Ces dispositions transitoires créent – je le crois – les conditions d'un dialogue fructueux, qui se construit avec cette nouvelle profession. En effet, des institutions rassemblant les deux professions actuelles, seront créées pour favoriser leur rapprochement et à terme l'unité de la profession de commissaire de justice.

Enfin, il est nécessaire de dire un mot de la réforme de la procédure prud'homale. Là encore, cette réforme cherche à concilier un objectif d'efficacité avec les particularités de cette procédure. En la matière, les évolutions portent aussi bien sur la première instance, que sur l'appel.

En première instance, la recherche d'efficacité se traduit tout d'abord par le renforcement du rôle du bureau de conciliation et d'orientation. En cas d'échec de la conciliation, il devra mettre en état le dossier en sanctionnant les défauts de diligence des parties. L'affaire ne sera donc appelée devant le bureau de jugement qu'une fois prête à être plaidée. La procédure est rationalisée à chaque étape : la requête doit être formalisée, les parties doivent échanger leurs pièces avant leur première comparution devant le conseil de prud'hommes, les écritures d'avocat doivent être structurées, les règles pouvant allonger la durée des procédures, telles que l'unicité de l'instance ou la recevabilité des demandes nouvelles en tout état de cause, même en appel, sont supprimées.

Afin de préserver l'accessibilité de la juridiction, la souplesse de la procédure prud'homale est néanmoins maintenue. Tout d'abord, l'oralité de la procédure demeure en première instance : les parties peuvent continuer à se défendre en personne et elles conservent la faculté, comme aujourd'hui, d'être assistées ou représentées par des salariés ou employeurs appartenant à la même branche d'activité, par leur conjoint, partenaire ou concubin ou encore par un membre de l'entreprise pour l'employeur. À compter du 1er août 2016, les parties pourront également, que ce soit en première instance ou en appel, être défendues par un défenseur syndical qui devra désormais être désigné par une organisation syndicale représentative.

En appel, afin de donner aux cours les moyens de traiter efficacement le contentieux prud'homal, le décret rend la procédure écrite applicable pour les appels interjetés à compter du 1er août 2016. L'objectif est ici d'améliorer les délais de traitement par une mise en état dynamique et systématisée. La représentation est rendue obligatoire, mais la spécificité prud'homale, consacrée par le législateur, permet aux parties d'être représentées par un avocat ou un défenseur syndical. La communication s'effectuera par voie électronique uniquement entre parties représentées par un avocat.

Mesdames et messieurs les députés, voilà la méthode avec laquelle le ministère de la justice a travaillé, en remerciant tous ceux qui nous y ont aidé pour permettre cette écoute, cette concertation et cette conciliation pour aboutir, au final, à un travail je le crois de qualité, une efficacité qui se verra dans l'application et une réactivité par rapport à l'intention du législateur que nous sommes convaincus avoir exaucer.

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