Je vous remercie de m'accueillir dans votre Commission et de me permettre de défendre devant vous une proposition de loi essentielle à la lutte que nous menons contre la pauvreté.
Rédigé par le sénateur Yannick Vaugrenard, ce texte a bénéficié du soutien de tous les groupes de gauche du Sénat. Quant aux sénateurs de droite, beaucoup ont opté pour une abstention bienveillante tandis que d'autres, et non des moindres puisque l'on comptait parmi eux M. Philippe Bas, président de la commission des Lois, choisissaient de voter pour le texte. En somme, personne ne s'est opposé à son adoption. J'espère susciter chez les députés un soutien comparable à celui qu'ont ainsi exprimé nos collègues sénateurs.
La France est un pays riche. Nous sommes parmi les plus grandes puissances mondiales et, en termes de PIB par habitant, nous sommes aux alentours du vingtième rang mondial. Pourtant, huit millions et demi de nos compatriotes vivent sous le seuil de pauvreté, c'est-à-dire avec moins de mille euros par mois. Plus outrageant encore : c'est un enfant sur cinq qui est pauvre, soit trois millions d'enfants dans notre pays. Dans les zones en difficulté, cette proportion atteint même près d'un enfant sur deux.
Mais je n'ai pas l'intention de prononcer devant vous un exposé sur la pauvreté et la précarité en France. Je sais que nous avons tous conscience de cette réalité, puisque nous sommes tous des élus au contact de la population, témoins dans nos permanences des situations dramatiques que provoque l'exclusion.
La pauvreté est une humiliation : pour nous tous, responsables politiques, qui ne sommes pas capables de l'éradiquer, mais aussi et surtout pour les hommes, les femmes et les enfants confrontés à la dureté de notre société, à l'égoïsme de nos contemporains et parfois à la cruauté de nos semblables.
Oui, les personnes en situation de pauvreté et de précarité sont des victimes, qui subissent une forme de double peine. Il est déjà difficile de manquer des ressources nécessaires pour se nourrir correctement, se vêtir correctement, vivre correctement. Mais il y a pire : parfois, alors même que ces personnes disposent de moyens suffisants pour acheter un bien ou solliciter un service, alors même qu'elles satisfont à toutes les conditions matérielles et juridiques exigibles, elles se heurtent à un refus. Pourquoi ? Pas parce qu'elles n'ont pas d'argent, mais parce qu'elles n'en ont pas assez, ou pas assez longtemps, ou pas assez souvent.
Les travaux menés par le Sénat ont montré que cette forme de discrimination se rencontre malheureusement dans tous les domaines : santé, logement, emploi, formation, justice, éducation, vie familiale, exercice de la citoyenneté et même, hélas, relations avec les services publics. Une partie de nos concitoyens ne peut exercer ses droits fondamentaux et finit par ne même plus s'enquérir des dispositifs de soutien auxquels elle a pourtant droit. Collectivement, nous reléguons ces pauvres gens hors de la République, et nous nous accommodons bien du fait qu'ils soient contraints de disparaître de nos regards, qu'ils deviennent des invisibles et des exclus.
Selon le rapport de l'année 2012 de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale, le taux de non-recours au revenu de solidarité active (RSA) était de 35 % pour le RSA socle et de 68 % pour le RSA activité, soit, au total, plus de cinq milliards d'euros par an. Dans le même temps, la fraude au RSA est estimée à 60 millions d'euros par an. Raisonnons en net : les pauvres prennent moins que ce à quoi ils ont droit.
Cette proposition de loi a pour but de mettre un terme à cette situation déplorable et d'affirmer que le pauvre n'est pas hors de la cité. Elle montrera aux exclus que la nation n'est pas indifférente à leurs plaintes, et aux tourmenteurs imbéciles qu'elle saura venir leur demander des comptes. Car la stigmatisation et la discrimination sont une forme de harcèlement qu'il faut pouvoir punir.
Il est donc proposé, à l'issue des travaux de qualité réalisés par le Sénat, qu'un nouveau critère de discrimination soit prohibé par le code pénal et par le droit civil : à côté de l'origine ethnique, de la religion, du sexe ou de l'orientation sexuelle, pour ne citer que les plus connus, on trouverait désormais la vulnérabilité économique.
Certains diront peut-être que ces pratiques discriminatoires seront difficiles à prouver. C'est certainement vrai, mais pas plus que sur le fondement des autres critères. En outre, c'est un domaine dans lequel les vertus de l'exemple sont patentes. Enfin, votre Commission a voté il y a une semaine le projet de loi relatif à la justice du xxie siècle, qui crée une action de groupe contre les discriminations, et je gage que cette innovation fera avancer les choses.
Afin que chacun comprenne bien ce qu'il s'agit de combattre, je vais emprunter au sénateur Vaugrenard, qui les tenait lui-même des associations présentes sur le terrain – je songe particulièrement à ATD Quart Monde –, quatre exemples qu'il a évoqués devant le Sénat et qui ont emporté l'adhésion de ses collègues.
Il s'agit d'abord d'une famille, composée d'une mère avec sept enfants, vivant dans un logement insalubre. Elle présente un dossier pour obtenir un logement décent et suffisamment grand pour l'accueillir. Deux semaines après avoir donné son accord, le bailleur revient sur son engagement : il refuse de louer son bien à cette famille « parce qu'elle présente un risque d'insolvabilité élevé ». Ce pourrait être un motif parfaitement légitime, mais le montant de l'aide personnalisée au logement couvrait intégralement le montant du loyer, et le Fonds de solidarité pour le logement apportait en sus sa garantie !
Le deuxième exemple concerne le domaine de la santé. Un enfant est suivi par un dentiste. Au début des soins, la famille bénéficie d'une mutuelle, et tout se passe très bien. Puis, pour diverses raisons, elle est amenée à relever de la couverture maladie universelle complémentaire (CMUC). Avant la consultation, la mère de l'enfant prévient de ce changement de situation. Le dentiste vient alors dans la salle d'attente et, devant les autres patients, leur explique qu'il ne peut poursuivre le traitement, qu'il arrête les soins et les renvoie en conséquence vers l'hôpital.
Troisième cas, tout aussi scandaleux : l'exclusion du musée d'Orsay, début 2013, d'une famille en grande précarité – deux parents et leur enfant de douze ans. Plusieurs visiteurs se seraient plaints de leur odeur ; la direction les a fait raccompagner à la sortie par des vigiles. Quand on est pauvre, ne peut-on donc, même si l'on dispose d'un billet en règle, accéder au service public de la culture ? La direction du musée s'est confondue en excuses sous la pression médiatique, mais qu'ont bien pu ressentir les personnes concernées ?
Je veux enfin mentionner le cas d'un enfant évincé de la cantine de l'école sous prétexte que sa mère venait d'être licenciée et que cette « chance » lui permettait de s'occuper du déjeuner de ses enfants. Comment tolérer une logique à ce point déviante ?
Mes chers collègues, notre capacité d'indignation face à l'injustice est grande ; je m'en félicite. Le 12 mars 2015, nous avons adopté en première lecture la proposition de loi, présentée par notre collègue Roger-Gérard Schwartzenberg, visant à garantir le droit d'accès à la restauration scolaire. Je sais que d'autres progrès de cet ordre seront faits à l'occasion du projet de loi « Égalité et citoyenneté », dont Mme Marie-Anne Chapdelaine est l'une des rapporteurs. Nous avons donc l'occasion d'agir tout de suite en adoptant cette proposition de loi, et le loisir de lui apporter des améliorations dans ce projet de loi à venir.
Je serai très bref dans ma description du contenu de l'article unique qui vous est soumis. Il tend à réprimer la discrimination sur le fondement de la vulnérabilité économique des personnes en droit pénal, en droit civil et en droit du travail. Le Sénat a retenu à juste titre cette notion de vulnérabilité économique, déjà existante dans notre droit, plutôt que celles de pauvreté, de fortune ou d'origine sociale, présentes en droit international mais trop imprécises. Il a aussi étendu le dispositif aux outre-mer, ce qui était nécessaire. Je ne vois donc rien qui fasse obstacle à une adoption conforme de la rédaction inscrite à l'ordre du jour.
En octobre 2013, Dominique Baudis, alors Défenseur des droits, s'était adressé aux présidents de l'Assemblée nationale et du Sénat pour appeler leur attention sur deux nouveaux critères de discrimination qu'il était nécessaire d'ajouter à l'article 225-1 du code pénal : le lieu de résidence et la pauvreté. La loi du 21 février 2014 de programmation pour la ville et la cohésion urbaine a exaucé sa première demande. Je vous demande de satisfaire la seconde en adoptant sans modification la présente proposition de loi.