Intervention de Françoise Bas-Théron

Réunion du 24 janvier 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Françoise Bas-Théron, membre de l'Inspection générale des affaires sociales, IGAS :

Je suis honorée de l'occasion qui m'est donnée de rendre compte du travail que j'ai effectué il y a dix ans avec Maurice Michel, aujourd'hui à la retraite.

N'ayant pas eu le temps d'actualiser les données relatives à un sujet aussi vaste, je vous présenterai succinctement les constats que nous avions faits à l'époque, avant de vous livrer quelques réflexions complémentaires, appuyées sur un dossier de l'IGAS et sur les enseignements tirés de quelques-unes des missions que j'ai effectuées sur des thèmes connexes de ceux qui vous intéressent aujourd'hui.

La mission de 2002 avait effectivement restreint le champ de nos investigations aux immigrés étrangers en situation régulière et vivant seuls dans un foyer, un hôtel ou un garni. La population qui vit en dehors des foyers est en effet beaucoup plus difficile à appréhender, compte tenu des règles, posées par la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), interdisant de prendre en compte la nationalité des personnes. Il en est résulté pour notre étude quelques incertitudes d'ordre statistique.

Pour ce qui est de l'aspect qualitatif, les difficultés sont encore plus grandes, d'autant que nous avons affaire à une population très « silencieuse » et, même si nous les avons lus et consultés, les sociologues sont sans doute mieux placés que moi pour vous éclairer à cet égard.

Nous avons donc étudié une population masculine, originaire du Maghreb, issue de l'immigration de travail et qui a atteint l'âge de la retraite. En dépit des nombreuses réserves méthodologiques que je viens d'évoquer, nous avons évalué à quelque 40 000 le nombre de ces étrangers maghrébins, âgés de soixante ans et plus, vivant isolés, en foyer ou non.

Nous avons essayé, sans disposer des outils de l'Institut nationale de la statistique et des études économiques (INSEE), de cerner l'importance du phénomène qui, selon nous, devait culminer dans la décennie 2010-2020. Nous sommes en 2013. Si l'INSEE confirme notre pronostic, votre mission est donc particulièrement bienvenue.

Nous avons étudié les voies d'accès aux droits sociaux des immigrés vieillissants, notamment en matière de pension. Le risque de perte de ces droits est élevé pour ces populations généralement peu formées et qui ont occupé des emplois peu qualifiés ou non déclarés, ce qui a souvent conduit à des carrières erratiques. En outre, certains ont égaré leurs papiers et l'insuffisance des liens entre les caisses de base de la sécurité sociale et les régimes complémentaires, par exemple entre l'Association pour le régime de retraite complémentaire des salariés (ARRCO) et la Caisse nationale d'assurance vieillesse (CNAV), accroît encore ce risque.

Cependant, le constat est le même pour toutes les populations fragiles – je pense aux ouvriers agricoles – et n'est donc pas spécifique aux immigrés résidant sur le territoire français, même si, pour ces derniers, s'ajoutent les difficultés liées à la langue et à l'isolement.

Quant à la santé de ces personnes, elle est évidemment précaire, du fait de leurs conditions de vie et de travail antérieures et de leur isolement. Ceux qui parviennent à un âge avancé vivent dans des foyers peu adaptés à une prise en charge optimale de la dépendance.

En 2002, les immigrés vieillissants nous ont semblé très mal connus des institutions de droit commun – organismes de sécurité sociale, centres locaux d'information et de coordination gérontologique (CLIC), etc. Ils n'étaient pas pris en compte dans les schémas gérontologiques départementaux. En revanche, les institutions spécifiquement dédiées à cette population comme le Fonds d'action et de soutien pour l'intégration et la lutte contre les discriminations (FASILD), devenu l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances (ACSé), les foyers, l'Union professionnelle du logement accompagné (UNAFO) ou encore la commission interministérielle pour le logement des populations immigrées (CILPI) les connaissaient bien.

Notre rapport avançait des propositions plutôt simples, tendant à une meilleure utilisation des dispositifs existants. Nous préconisions ainsi d'améliorer l'articulation entre les caisses de retraite et les caisses complémentaires et, au sein d'une caisse de retraite, entre le service des prestations légales et le service d'action sociale, afin que les intervenants aient accès à la totalité des informations relatives à une personne. Nous suggérions aussi d'établir des passerelles entre les organismes qui connaissent bien les immigrés et les autres, de manière à mieux les prendre en charge, à les intégrer et à faciliter leur accès aux droits sociaux.

Nous avions également proposé d'utiliser davantage le plan quinquennal de réhabilitation des foyers de travailleurs migrants, qui visait à transformer ceux-ci en résidences sociales. Hélas, ce plan a depuis été étalé sur dix ans, dans l'indifférence générale, de sorte que l'effort s'est dilué.

Nous nous étions heurtés, je l'ai dit, à des difficultés pour trouver des informations statistiques. Cependant, il semble que de gros progrès aient été réalisés à cet égard et la situation des immigrés vieillissants est aujourd'hui plutôt bien documentée sur le plan sociologique et qualitatif. Je citerai notamment une enquête que la CNAV a achevée en 2006, un livre sur le vieillissement des immigrés paru la même année, mais également l'enquête réalisée en 2008 par le Comité national des retraités et personnes âgées (CNRPA) auprès de ses comités départementaux (CODERPA) et les nombreux travaux de l'UNAFO et des associations de foyers, sans oublier le recensement de l'INSEE de 2012, qui apporte quelques éclairages quantitatifs.

Comme nous avons conduit cette mission il y a dix ans, que je n'ai plus eu à m'occuper du sujet depuis et qu'à l'IGAS, nous ne sommes pas chargés de suivre la mise en oeuvre de nos propositions, vous auriez sans doute intérêt à vous tourner vers les « opérateurs » – ministères, directions de l'administration centrale, associations, gestionnaires de foyers, sécurité sociale… – pour savoir ce qu'ils ont fait de notre travail. En dix ans, la situation des immigrés vieillissants a sans nul doute évolué, même si je crois remarquer certains éléments de stabilité. D'autre part, il semble bien que nous ayons atteint le « pic » que nous avions prévu, sans que je puisse pour autant faire de projections pour l'avenir.

Du point de vue qualitatif, l'enquête du CNRPA, réalisée six ans après notre rapport et portant sur beaucoup plus de départements, confirmait nos observations, qu'il s'agisse de l'analyse des difficultés rencontrées par les immigrés âgés ou de la variété des actions menées sur le terrain par les institutions spécifiques. Mais, ce qui était nouveau, elle notait un début de frémissement de la part des institutions de droit commun, notamment de celles qui interviennent dans le cadre des schémas gérontologiques.

Je précise que le problème des immigrés vieillissants ne concerne pas l'ensemble des départements français car ces personnes vivent essentiellement en Provence-Alpes-Côte d'Azur, en Île-de-France et dans l'est de la France – on trouvait toutefois, en 2002 en tout cas, quelques foyers dans des régions comme le Massif central, héritages d'une activité industrielle aujourd'hui oubliée.

La question de la légitimité du maintien en France des immigrés vieillissants retraités est toujours d'actualité. En effet, pourquoi ces personnes, après une vie de labeur dans des conditions souvent difficiles, font-elles le choix de rester en France – sachant que certaines d'entre elles ne réclament même pas leurs droits ? Je précise que l'expression de « vieillesse illégitime » que nous avons employée dans notre rapport était empruntée à une étude sociologique parue dans la revue Plein droit : nous ne l'avons donc pas inventée.

La question de l'accès des immigrés aux soins et au logement est une question transversale, qui ne peut relever du seul ministère des affaires sociales et de la santé. Elle renvoie en effet à des notions juridiques très complexes : celles de résidence et de nationalité. La résidence est un élément important dans le champ social, mais d'une appréciation variable selon les prestations, d'autant qu'à la réglementation nationale se superpose la réglementation européenne. Je vous invite donc à consulter sur le sujet les représentants du ministère des finances et de la direction de la sécurité sociale.

Quant à la législation sur la nationalité, c'est un véritable millefeuille comme j'ai pu m'en apercevoir en 2008 quand j'ai travaillé sur l'accès aux soins des pensionnés d'un régime de retraite français résidant à l'étranger. Cette étude m'a d'ailleurs donné l'occasion de retrouver les immigrés vieillissants qui avaient choisi de rentrer au Maghreb. En 2002, 10 % des pensionnés de la CNAV résidaient à l'étranger – pour moitié dans un pays d'Europe, pour un peu moins au Maghreb – mais la proportion n'a fait que croître depuis, avec le développement de la mobilité géographique à l'échelle de la France, de l'Europe et même du monde. Quoi qu'il en soit, nous sommes confrontés en la matière à des réglementations communautaire et nationale qui obéissent à des logiques différentes et parfois difficiles à concilier. La logique européenne de libre circulation s'oppose à celle des accords bilatéraux de coopération conclus avec les pays d'origine des immigrés et à celle de notre politique d'immigration qui, prenant en compte des enjeux stratégiques mais aussi les risques d'appel d'air, va parfois à l'encontre des traités, accords et conventions que nous avons signés. Dans le rapport qu'il a rédigé en 1996, votre ancien collègue Henri Cuq a été l'un des premiers à soulever cette question.

Il n'est donc pas facile de concilier les différents aspects d'une question éminemment transversale, dont les enjeux sont certes d'ordre social et sanitaire mais sans que les solutions dépendent du seul ministère des affaires sociales : elles relèvent aussi des ministères de l'intérieur et des finances. Dans notre conclusion, nous expliquions d'ailleurs que nous n'avions pas traité de certaines questions au fond, estimant que les réponses dépendaient de décisions politiques. Il est bon par conséquent que le Parlement se saisisse de ce dossier.

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