Intervention de Catherine Wihtol de Wenden

Réunion du 24 janvier 2013 à 14h00
Mission d'information sur les immigrés âgés

Catherine Wihtol de Wenden :

En ce qui concerne les différences entre les vagues migratoires ancienne et récente, l'immigration est tout d'abord beaucoup plus diversifiée aujourd'hui qu'hier. Pour la première fois, entre le recensement de 1975 et celui de 1982, la population immigrée d'origine non européenne est devenue numériquement supérieure à celle des immigrés venus d'Europe. Les Portugais sont demeurés la première nationalité représentée mais le nombre d'Italiens a baissé au profit des Maghrébins, des Turcs, des personnes originaires d'ex-Yougoslavie, d'Afrique subsaharienne et de nouveaux pays concernés par la migration d'asile, laquelle s'est beaucoup développée avec les crises des années quatre-vingt-dix.

Les immigrés sont aussi plus jeunes, ont le plus souvent été scolarisés, mais arrivent dans des conditions beaucoup plus précaires qu'auparavant. En effet, la suspension de l'immigration de travail salarié n'ayant épargné que les commerçants, les hommes d'affaires, les étudiants dans certaines filières et des personnes très qualifiées, les immigrés qui ne faisaient pas partie de ces catégories sont arrivés au compte-gouttes ou clandestinement. Parmi ces nouveaux migrants, beaucoup ont ainsi connu avant leur régularisation des parcours très complexes (demande d'asile, immigration clandestine).

Par ailleurs, ces nouveaux migrants ne viennent plus seulement du Sud – rive sud de la Méditerranée ou Afrique subsaharienne ; ils sont également originaires de pays de l'Est de l'Europe. Cependant, contrairement à ce qui avait été annoncé durant les années quatre-vingt-dix, cette dernière migration, apparue après la chute du mur de Berlin, n'a jamais été très nourrie et a plutôt pris la forme d'allers et retours : ces Européens, confiants dans les possibilités offertes à terme par leur pays d'origine, ne s'installent pas définitivement ici, d'autant qu'ils bénéficient de la liberté de circulation, d'installation et de travail. Cette mobilité, conséquence de la libre circulation qui a résulté des accords de Visegrád, en 1991, puis de l'adhésion des pays signataires à l'Union européenne – où ils ont été rejoints en 2007 par la Roumanie et la Bulgarie – distingue nettement ces migrants de ceux du Sud qui, entrés irrégulièrement dans le pays d'accueil, s'y installent durablement, pour y attendre des papiers mais aussi parce qu'ils ne pourraient y revenir s'ils le quittaient. À la sédentarisation aléatoire des immigrés en situation précaire s'oppose ainsi la mobilité des titulaires de titres de séjour de longue durée ou des personnes ayant acquis la nationalité française.

La France est par ailleurs redevenue le pays de transit qu'elle était à la fin du XIXe siècle. À l'époque, c'était de nos ports que partaient les grands paquebots à destination de New York ou de Buenos Aires. Des Polonais, des Allemands, mais aussi des Russes séjournaient temporairement en France le temps de se constituer un pécule leur permettant de se rendre outre-Atlantique Aujourd'hui, les Afghans, les Irakiens, les Kurdes viennent en France dans l'espoir d'en repartir pour le Royaume-Uni, leur destination finale. La France est aussi un pays de départ : parmi les nouveaux migrants, on trouve des Européens qui quittent l'Europe, dont des Français – ils seraient quelque 200 000 à Londres –, et qui vont débuter ou poursuivre leur vie professionnelle à l'étranger, non seulement aux États-Unis, au Canada ou en Australie, mais aussi dans les « BRICS ».

Les nouveaux profils de migrants sont donc extrêmement variés. Les migrations s'opèrent de l'est vers l'ouest, du sud vers le nord mais aussi du nord vers le sud. Les cartes sont rebattues dans le contexte de mondialisation de la migration.

S'agissant des points de rupture, tous les pays européens qui étaient déjà des pays d'immigration – la France, mais aussi le Benelux et l'Allemagne – ont suspendu les flux migratoires de travail en 1973 ou 1974, selon les cas, puisque il n'existait pas encore à cette époque de politique européenne commune en la matière. Cette date a marqué le coup d'arrêt de ce que l'on appelait la noria – les allers et retours –, au profit de la sédentarisation. Ne pouvant plus partir puis revenir en cherchant chaque fois un nouveau travail, les immigrés se sont installés, et ont fait venir leur famille : le regroupement familial a alors connu une accélération et les difficultés propres à la deuxième génération et liées aux banlieues sont apparues et avec elles les problèmes sociaux que nous connaissons aujourd'hui.

Deuxième moment de rupture : en 1992-1993, la « loi Pasqua » a intégré le dispositif européen relatif à l'immigration en droit français. Depuis, nous dépendons, pour ce qui touche à l'entrée, au séjour et à l'asile, de décisions prises pour l'essentiel à Bruxelles, même si elles sont adaptées à l'état de l'opinion et aux traditions de chaque pays. Tout ce qui concerne les flux relève de Bruxelles, la gestion des « stocks » ressortissant à la politique nationale au titre du principe de subsidiarité. Rappelons également, bien qu'elle soit moins décisive, l'instauration en 1985-1986 de la politique des visas et du passeport européen, qui a beaucoup nui par exemple à la ville de Marseille, où l'on pouvait jusqu'alors faire facilement halte, venant du sud de la Méditerranée, pour acheter des produits et rendre visite à sa famille.

Troisièmement, en 2006, la loi du 24 juillet relative à l'immigration et à l'intégration dite « loi Sarkozy » a mis fin au dogme de l'« immigration zéro » en France. Avant elle, l'Allemagne avait commencé de rouvrir ses frontières en 2000, en créant une green card qui n'a pas rencontré un grand succès, et surtout en 2005, en instaurant un permis à points sur le modèle du Royaume-Uni. Comme ce dernier dispositif, la « loi Sarkozy » permet une immigration sélective, en distinguant les personnes très qualifiées de celles qui ne le sont pas et dont le séjour ne peut être que saisonnier.

Malgré ces ruptures, l'immigration s'est poursuivie. Toutefois, l'effectif d'étrangers en France – 3,6 millions – est resté très stable depuis vingt ans, car le nombre de nouveaux Français, avant de tomber à 130 000 l'année dernière, a longtemps été égal au nombre d'entrées nettes, soit environ 150 000. La France est ainsi devenue le cinquième pays d'immigration en Europe après avoir longtemps été le deuxième : l'Italie, l'Espagne et le Royaume-Uni sont passés devant nous, le premier rang étant occupé par l'Allemagne.

En matière de politique migratoire, il convient aussi de distinguer les textes de leur application. Celle-ci a pris depuis les années quatre-vingt-dix un tournant sécuritaire qui s'est beaucoup accentué au cours des dernières années et a entraîné des effets pervers. En particulier, le nombre de régularisations a été beaucoup plus restreint en France que dans les pays du sud de l'Europe et même qu'en Allemagne, où la plupart des étrangers en situation irrégulière ont été régularisés, fût-ce de façon discrète. En outre, le durcissement des critères de regroupement familial a développé la clandestinité. Enfin, on a assimilé à tort travail peu qualifié et travail saisonnier : une partie des migrants concernés s'installe, d'autres reviendront. Le fait de rester ou de repartir ne dépend en effet pas de la seule qualification. On ne peut opposer immigration de peuplement et immigration de travail comme on l'a fait depuis 1945, et décider que les uns deviendront de nouveaux Français tandis que d'autres ne seront considérés que comme de la main-d'oeuvre : en la matière, aucune règle générale n'est applicable, les choses se décident au cas par cas.

À mon sens, la politique française a donc été beaucoup trop frileuse, sévère et sécuritaire. Le rapport entre le coût des politiques de reconduction à la frontière – qui varie pour un individu de 3 000 à 35 000 euros, record atteint à l'époque où M. Éric Besson était ministre de l'immigration – et leur effet est disproportionné puisque la politique de retour et de réinsertion est en échec depuis trente ans. De plus, l'exemple de nos voisins montre que nous aurions pu éviter certains gâchis. En 1991, la France a interdit aux demandeurs d'asile de travailler, afin d'éviter que cette procédure ne soit détournée aux fins d'immigration économique alors qu'au même moment, l'Allemagne prenait le parti inverse. La mesure n'a eu aucun effet dissuasif et a conduit à ce que les demandeurs, dont 80 % seront déboutés, restent à la charge de l'État, directement ou par l'intermédiaire des associations qu'il finance, ce qui ne les prépare guère à entrer sur le marché du travail. Ceux dont la demande est acceptée souffrent ensuite d'une sous-évaluation de leurs diplômes et d'un sous-emploi de leurs compétences professionnelles parce que l'on considère que l'obtention du statut de réfugié résout tous les problèmes. Enfin, il est regrettable que notre politique migratoire ait été à ce point orientée au cours des dernières années par l'espoir de reprendre des voix au Front national, ce qui a détourné de décisions plus rationnelles.

Ce sont plutôt des raisons familiales qui fondent le choix de l'installation définitive ou du retour. En général, ceux qui ont fondé une famille restent. Les femmes repartent également moins volontiers que les hommes, car elles craignent que leur condition empire au pays et répugnent à quitter leurs enfants, lesquels préfèrent rester à l'exception des plus qualifiés ou de ceux qui sont au contraire en échec grave. Cependant, la plupart des immigrés sont arrivés en pensant qu'ils allaient rentrer chez eux. Les hommes sont d'autant plus désireux de le faire qu'ils ont beaucoup économisé pour envoyer de l'argent au pays et y faire construire une maison, en consommant relativement peu ici. Il arrive ainsi que la femme reste seule en France, entièrement abandonnée, y compris financièrement, tandis que l'homme parvenu à l'âge de la retraite refait sa vie au pays avec une compagne plus jeune et plus soumise.

Le choix du retour dépend aussi du pays d'origine. Lorsqu'il est en plein développement, comme la Turquie, de jeunes gens qualifiés qui peinent à trouver du travail en France ou en Allemagne sont tentés d'y retourner, mais dans la capitale plutôt que dans le village de leurs parents. Ce phénomène a un peu touché le Portugal jusqu'en 2008 et s'étend aujourd'hui au Maroc, où l'on revient créer une petite entreprise ou, pour les plus diplômés, bénéficier de la politique d'aide à la réinsertion des élites menée par le gouvernement.

Certaines des femmes concernées par l'immigration liée au care sont jeunes, d'autres ont déjà élevé des enfants. Les premières considèrent leur emploi comme temporaire, surtout si elles sont en situation irrégulière. En revanche, les femmes plus âgées qui ont peu de qualifications à « vendre » dans le pays d'accueil y voient un moyen d'accéder à une rémunération relativement élevée, en étant logées et nourries, ce qui leur permet d'économiser davantage pour envoyer de l'argent chez elles.

Le phénomène d'isolement des immigrés âgés est moins répandu à Paris qu'en province. On assiste toutefois à des « retours-échecs » de personnes qui ne se sont jamais senties à leur place ici, parce qu'elles ont souffert de discriminations, ont échoué dans leur vie professionnelle ou commis des actes de délinquance. Certains immigrés souhaitent par ailleurs retourner vivre en terre d'islam. Mais ils ne sont pas très nombreux à agir ainsi, faute d'avoir conservé le même mode de vie que leurs contemporains restés au pays. Les retours sont plutôt vécus de manière positive : on rentre au pays au moment de la retraite parce que l'on a réussi en France. A contrario, nombre de chibanis restent parce qu'ils ont le sentiment d'avoir échoué : ils se cachent dans les foyers pour éviter d'affronter leur famille, parce qu'ils ont connu des difficultés sentimentales, qu'ils ont abandonné leur femme, cessé d'envoyer de l'argent ou négligé leurs enfants. Il y a donc aussi des « installations-échecs ».

Enfin, l'isolement des femmes dans l'espace urbain, peu étudié, paraît moins prononcé que celui des hommes. Elles sont souvent restées plus proches de leurs enfants que les hommes qui les ont abandonnées – car il s'agit surtout de femmes qui ont été mariées – et sont, par exemple, souvent sollicitées pour garder leurs petits-enfants.

Pour ces personnes, le droit de vote aux élections locales représenterait un progrès considérable, car il permettrait de les consulter sur les politiques qui les concernent, qu'elles émanent des communes, des départements ou des régions : l'aménagement des modes d'habitat, l'animation de la vie associative locale, les problèmes sanitaires, sociaux, l'aide sociale et administrative, etc. On peut supposer que les immigrés âgés seraient sensibles à cette mesure et participeraient beaucoup aux élections, comme les autres personnes âgées en France.

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