Intervention de Sophie Nizard

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Sophie Nizard, chercheuse en sociologie et en anthropologie du judaïsme, associée au CéSor, Centre d'études en sciences sociales du religieux-CNRS-EHESS :

Mon propos liminaire visera à replacer l'abattage rituel dans le cadre de la tradition juive, d'une part, et d'en montrer les enjeux anthropologiques, d'autre part.

L'abattage rituel s'inscrit dans le cadre plus général du rapport de l'homme aux animaux. Dans la Bible hébraïque – que les chrétiens appellent l'Ancien Testament, et les juifs la Torah –, les animaux sont des êtres vivants créés par Dieu et dotés d'une âme qui siège dans leur sang ; c'est pour cette raison que le sang est rigoureusement interdit à la consommation. Cependant, l'ordre de la création est hiérarchisé : l'homme domine les autres règnes, et les animaux peuvent lui servir pour sa consommation, ses travaux agricoles et pour le transport. En même temps, ces usages sont fortement réglementés : l'homme ne peut se comporter de n'importe quelle manière avec les animaux, il est soumis à des lois. Parmi les lois que l'on trouve dans la Bible figurent l'interdiction de prélever un membre d'un animal vivant, autrement dit, l'interdiction de la vivisection ; l'interdiction de la chasse ; l'interdiction d'atteler ensemble deux animaux d'espèces différentes, qui auraient donc des rythmes différents, ou de museler l'animal qui laboure pour l'empêcher de se nourrir ; l'obligation de repos pour les animaux le jour du shabbat ou encore de nourrir les bêtes avant de se nourrir soi-même ; et même l'obligation d'aider son ennemi à décharger son âne si celui-ci plie sous la charge.

À partir de ces lois bibliques, le Talmud – cet ensemble de débats rabbiniques s'étalant sur plusieurs siècles et consignés dans un nombre très important de traités – édicte un principe fondamental : l'interdiction de causer de la souffrance aux animaux, qui est une valeur essentielle de la tradition juive.

En matière d'alimentation, la consommation de viande issue d'animaux permis suppose la mise à mort animale, c'est-à-dire l'acte d'ôter la vie à un être vivant. Cet acte est loin d'être anodin dans cette tradition : il engage la responsabilité de celui qui le pratique, il est ritualisé et ce « savoir-abattre » a été transmis depuis près de 3 000 ans. Il ne s'agit pas pour autant d'un sacrifice : le sacrifice pratiqué dans l'Antiquité juive l'était uniquement dans l'enceinte du Temple de Jérusalem et uniquement par des prêtres, et il a été totalement interdit depuis la destruction du Temple en 70 de l'ère chrétienne.

L'acte de mise à mort est ritualisé en ce sens qu'il est régi par des lois religieuses qui le valident, qu'il suppose des paroles et des gestes codifiés, qu'il est producteur de sens. La chekhita – terme désignant le geste d'égorgement – permet à la fois de limiter la souffrance animale, grâce à des lois très rigoureuses sur l'instrument et sur le geste lui-même – et de rendre la viande consommable par l'homme. Elle doit être pratiquée par le chokhet, qui est un homme érudit : il doit être versé dans la connaissance des textes, notamment ceux relatifs aux lois alimentaires qui font l'objet d'un traité entier dans le Talmud ; il doit être pieux, moralement intègre et formé auprès d'un maître. Depuis le XIIIe siècle, un diplôme attestant de ses aptitudes lui est nécessaire pour exercer ce métier. En France, depuis le début des années quatre-vingt, il doit être en possession d'une carte de « sacrificateur » – terme de la réglementation française – délivrée par le Grand Rabbin de France et, depuis le 1er janvier 2013, il doit posséder un certificat de compétence délivré par le ministère de l'agriculture. Le couteau utilisé doit être adapté à la taille de l'animal et parfaitement aiguisé. Le chokhet vérifie l'état de son couteau avant et après chaque saignée et l'aiguise régulièrement ; la moindre brèche sur la lame entraverait le geste et serait source de souffrance pour l'animal.

En d'autres termes, l'abattage n'est religieusement valide que si le chokhet est formé en théorie et en pratique et que son instrument répond à des normes précises ; ces conditions sont censées garantir une bonne pratique. La chekhita doit se faire sur un animal vivant et viable, en un seul geste, sans pression ni levée du couteau ; tout « raté » de la saignée invalide le geste et rend la viande issue de cet abattage impropre à la consommation. Je n'ai jamais constaté un tel raté lors de mes observations en abattage, dans les années quatre-vingt-dix. Une fois la bête abattue, la carcasse est soumise à un examen pour vérifier l'intégrité de certains organes, principalement le poumon ; cette « visite », comme la désignent les professionnels, conduit à l'écartement des bêtes dont les organes ne sont pas conformes.

J'en viens à quelques considérations socio-anthropologiques. Parmi les Juifs de France – dont le nombre est estimé à 500 000, avec une très grande diversité –, 20 % mangeraient régulièrement de la viande casher, soit 100 000 personnes environ. La consommation de viande est associée, comme dans de nombreuses cultures, aux célébrations et aux fêtes du calendrier, mais elle n'a pas de caractère obligatoire. On sait par ailleurs à quel point identité et nourriture ont partie liée.

Pour en revenir à l'abattage, toute carcasse issue d'une bête abattue rituellement ne rejoint pas le circuit casher pour deux raisons : d'une part, la visite conduit à écarter une partie des bêtes ; d'autre part, les arrières ne sont pas consommés en France depuis une décision consistoriale de 1949. Les taxes sur les nourritures casher, essentiellement la viande, le vin, le pain azyme, mais aussi sur certains services comme les restaurants et les traiteurs, permettent de financer les institutions certificatrices et de couvrir les frais liés à la surveillance. La taxe sur la viande est aujourd'hui de 1,66 euro par kilo et ne s'applique que sur la viande vendue dans les circuits casher.

Dire que l'abattage rituel répondrait avant tout à des enjeux financiers, comme si le reste de la filière viande n'y répondait pas, est un argument qui me semble particulièrement spécieux. Réfléchir aux conditions d'abattage, c'est aussi réfléchir sur les rythmes et les temps dans les abattoirs. Il est clair que l'abattage casher ralentit la chaîne et que ce mode d'abattage est peu adapté au rythme industriel des chaînes d'abattage modernes. En effet, deux ralentissements apparaissent : au moment de la saignée, qui suppose la contention et un temps suffisant entre la saignée et le début de l'habillage – autrement dit au moment où l'on commence à dépecer la bête –, puis au moment de la visite, réalisée plus loin sur la chaîne d'abattage.

L'observation de la mort animale ne laisse évidemment pas indemne et conduit à une réflexion sur le droit de tuer pour manger, qui est tout à fait présente dans la tradition juive. Toute mise à mort suppose une violence infligée aux bêtes. Le fait qu'un seul personnage prenne sur elle cet acte la rend consciente de la portée de son geste – j'ai pu le vérifier en discutant avec des chokhet. Ainsi, le caractère casher d'un aliment, a fortiori d'un aliment carné, résulte non seulement d'une technique conforme, mais aussi de considérations éthiques.

Le modèle alimentaire qui a conduit à une consommation de masse et à des modes de production industrialisés et opérationnalisés doit continuer à être questionné par tous les acteurs qui y participent, de l'éleveur jusqu'au mangeur. L'abattage rituel est très controversé : il a été interdit en Suisse dès la fin du XIXe siècle dans un contexte de montée de l'antisémitisme en Europe – un roman de Charles Lewinsky, Melnitz, paru chez Grasset en 2008, décrit parfaitement le contexte de cet interdit à travers l'histoire d'une famille juive en Suisse. L'abattage rituel a été interdit par l'Allemagne nazie et sous Vichy, puis plus tard par certains pays d'Europe. Aujourd'hui, la Norvège, la Finlande, la Suède, l'Islande l'interdisent. Il est par ailleurs en débat en Belgique.

L'abattage rituel a fait l'objet de nombreuses études vétérinaires, dont les résultats restent contrastés quant au temps de perte de conscience d'une bête saignée sans étourdissement préalable, a fortiori quant à la douleur ressentie. C'est ce laps de temps qui, selon les tenants de l'interdiction de l'abattage sans étourdissement serait source de souffrance – l'étourdissement consistant pour les bovins en l'usage d'un pistolet à tige perforante. Or on ne dispose pas d'un instrument de mesure unique et fiable pour mesurer cette souffrance, d'autant que les conditions des expérimentations sont variables et que peu d'entre elles se déroulent in situ. Le doute porte sur un différentiel de temps sur lequel les experts avancent des chiffres assez divergents et variables selon les espèces.

La réflexion sur l'abattage rituel – lequel relève d'une liberté constitutionnelle, la liberté de culte – doit s'inscrire dans une réflexion plus globale sur l'ensemble des pratiques de l'homme vis-à-vis de l'animal dans nos sociétés : la chasse, la corrida, le gavage des oies, etc. Dire que l'abattage rituel est source de souffrance et que les autres modes d'abattage ne le seraient pas me semble assez naïf, voire dangereux.

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