Intervention de Anne-Marie Brisebarre

Réunion du 1er juin 2016 à 16h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Anne-Marie Brisebarre, directrice de recherche émérite au Centre national de la recherche scientifique, CNRS, membre du Laboratoire d'anthropologie sociale du Collège de France :

Je ne me considère pas comme une spécialiste de l'anthropologie religieuse, contrairement à mes collègues : mon thème de recherche concerne les relations entre les sociétés ou groupes humains et leurs animaux domestiques. Néanmoins, les recherches que j'ai menées, avec des enquêtes sur la mise à mort des animaux, sont complémentaires des leurs, qui m'ont d'ailleurs apporté un éclairage fort intéressant.

Dans les années soixante-dix, au début de mes recherches sur le pastoralisme transhumant en Cévennes, destiné à la production de viande, j'ai abordé avec les éleveurs le volet de l'abattage. « On est des éleveurs, on n'est pas des tueurs », m'ont affirmé la plupart de mes informateurs, ajoutant que leurs bêtes étaient tuées par « celui qui sait ». À l'époque, les villages cévenols comptaient encore des bouchers abatteurs, souvent apparentés aux éleveurs. Ce n'est qu'en 1985 que j'ai eu l'information sur la commercialisation de moutons vivants entre éleveurs transhumants et familles musulmanes installées dans le Gard et l'Hérault pour la célébration du sacrifice de l'Aïd el-Kébir.

Habitant et travaillant à côté de la Mosquée de Paris, et ne trouvant pas dans la littérature de réponses à mes questions, j'ai entamé dès 1986 une recherche personnelle, puis j'ai encadré des recherches collectives sur la célébration de ce sacrifice familial en milieu urbain. Parmi les lieux collectifs de sacrifice, j'ai été amenée à enquêter dans les abattoirs publics ou privés à Mantes-la-Jolie dans les Yvelines, à Couilly-Pont-aux-Dames en Seine-et-Marne, à Ezanville, dans le Val-d'Oise ; rappelons que les abattoirs sont les seuls lieux légaux de la mise à mort des animaux de boucherie.

En France, le sacrifice de l'Aïd est considéré comme un simple abattage rituel : on ne reconnaît pas son caractère familial, même si dans les années quatre-vingt-dix des solutions ont été tentées pour le contrôler, auxquelles j'ai participé.

Les entretiens que j'ai menés lors de mes enquêtes montrent que les musulmans ne considèrent pas que l'abattage rituel est un sacrifice à proprement parler. Bien qu'il ne soit pas un acte obligatoire – il ne fait pas partie des piliers de l'islam –, le sacrifice de l'Aïd el-Kébir est recommandé à celui qui a les moyens de l'accomplir. Il nécessite de la part du sacrifiant – celui qui offre le sacrifice, qui peut être distinct du sacrificateur – une intention. Il est la commémoration du sacrifice d'Ibrahim, Abraham, mais aussi de celui accompli par le prophète en l'an 2 de l'Hégire. Outre son caractère religieux, il revêt une importante dimension sociale, en particulier par le partage de la viande sacrificielle : un tiers au minimum doit être donné aux pauvres. Ce sacrifice constitue une des étapes du Hajj, le Pèlerinage à La Mecque ; et, au même moment, il est accompli par l'ensemble des musulmans dans le monde entier sur une période d'un jour – qui correspond au début de l'Aïd – à trois jours. Au cours des dernières décennies du XXe siècle, il a été un des moments de visibilité de l'islam en France, et fortement dénoncé par les associations de protection animale.

Dans les années quatre-vingt-dix, en enquêtant dans des abattoirs halal en dehors de la période de l'Aïd el-Kébir, j'ai essayé de voir si l'abattage pendant cette grande fête présentait des différences techniques par rapport à l'abattage rituel au quotidien. À mon avis, il n'y a pas de différence par rapport à l'acte d'égorgement rituel pratiqué par l'opérateur – improprement dénommé « sacrificateur » dans la réglementation française, puisqu'il ne s'agit pas d'un sacrifice. Par contre, dans certains abattoirs, il était possible plusieurs jours avant le sacrifice de choisir un mouton, donc de se l'approprier – ce mouton familial remplaçant l'enfant promis au sacrifice, comme dans le sacrifice d'Ibrahim, ce qui est rappelé lors de la prière de l'Aïd à la mosquée. Le mouton choisi, et payé par le père de famille qui l'avait choisi, était identifié, en général par une bague à l'oreille : la tête de l'animal n'était donc pas détachée, alors qu'elle l'est habituellement dans l'abattage rituel. Il était également possible de sortir les carcasses chaudes, au lieu de les mettre systématiquement en ressuage en chambre froide pendant au moins vingt-quatre heures pour éviter le développement des bactéries. Ainsi, les différences que j'ai constatées sont des différences post-égorgement : techniquement, le sacrifice à l'abattoir est pratiqué de la même façon que l'abattage rituel et par le même opérateur, qui doit être un musulman adulte et sain d'esprit.

J'ai également interrogé le personnel de plusieurs abattoirs sur leur représentation de la « bonne mort » animale, c'est-à-dire sur la façon acceptable de tuer un animal de boucherie, avec ou sans assommage. Ces entretiens m'ont montré que ces représentations étaient fortement liées à l'histoire et au vécu de mes interlocuteurs. Ainsi, les personnels d'un abattoir halal de la région parisienne, à qui j'expliquais la méthode d'anesthésie par dioxyde de carbone utilisée au Danemark pour les porcs, m'ont répondu : « On n'est pas des nazis ». L'utilisation du CO2 renvoyait au souvenir des chambres à gaz… J'ai également reçu les témoignages « en miroir » d'hommes qui avaient combattu en Algérie, d'un côté et de l'autre : celui qui avait servi comme appelé dans l'armée française comparait l'égorgement rituel au « sourire kabyle » – l'égorgement des Français pendant la guerre d'Algérie –, tandis qu'un homme originaire d'Algérie, à propos de l'électronarcose des moutons, soutenait qu'il n'y avait rien de pire pour un animal ou un homme que l'électricité, en référence à l'utilisation de la « gégène », la torture par l'électricité.

On voit à quel point peuvent varier les représentations de la bonne mort, même chez des personnels d'abattoirs quotidiennement confrontés à la mort des animaux. L'assommage ou l'étourdissement est parfois considéré par certaines personnes comme plus cruel ou plus douloureux qu'un égorgement bien fait : dans l'islam comme dans le judaïsme, il faut égorger d'un seul coup, le cisaillement est interdit et la viande d'une bête dont le cou aurait été cisaillé est illégale. Dans l'islam également, un très grand nombre de recommandations ont été édictées pour éviter la souffrance animale.

Votre commission d'enquête a été mise en place à la suite de vidéos tournées dans plusieurs abattoirs par l'association L214. Deux de ces établissements sont situés dans le Gard, et c'est précisément là que les éleveurs avec lesquels je travaille depuis quarante-cinq ans font abattre leurs agneaux. C'est particulièrement le cas du Vigan, petite structure à laquelle les éleveurs faisaient confiance pour que leurs agneaux élevés de façon extensive, dans le respect du bien-être animal, soient mis à mort dans les règles de la bientraitance. À la suite de ces vidéos, ces éleveurs se sont demandé s'ils ne devaient pas prendre en charge eux-mêmes la mort de leurs animaux. Or ce sont les enfants ou les petits-enfants de ceux qui, au début de mes recherches en Cévennes, affirmaient leur rôle d'éleveur et non pas de tueur… Et ils ne sont pas les seuls à se poser cette question : sous l'égide de l'Association en faveur de l'abattage des animaux dans la dignité (AFAAD), le collectif « Quand l'abattoir vient à la ferme » souhaite faire changer la législation française qui interdit les abattoirs mobiles, qui existent dans d'autres pays, en particulier en Allemagne. Les abattoirs mobiles permettent à l'éleveur de ne pas déplacer ses animaux, mais aussi de veiller à leur bientraitance lors de l'abattage.

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