Intervention de Xavier Pasco

Réunion du 25 mai 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Xavier Pasco, maître de recherche à la Fondation pour la recherche stratégique :

En ce qui concerne la Russie, vous avez raison, Madame : ces dernières années, et très récemment encore, les Russes ont annoncé une révision à la baisse de leur budget spatial fédéral. Mais l'on constate dans le domaine militaire un maintien, voire, dans certains secteurs, un accroissement des capacités. Je l'ai dit, la Russie possède une quarantaine de satellites militaires, et il n'est pas prévu que cette quantité diminue.

Pendant quelques mois, à compter de 2014, les Russes ont eu du mal à maintenir leur système satellitaire d'alerte avancée. Mais ils viennent de lancer coup sur coup deux satellites très modernisés qui revitalisent ce système et ils prévoient une constellation de dix autres d'ici à 2020. De même, après de basses eaux, GLONASS a connu une remise à niveau – par-delà les petits problèmes conjoncturels qu'il connaît en ce moment.

Au total, on sent que les Russes veulent maintenir un système considéré comme faisant partie des moyens modernes de la puissance militaire, et, partant, de la puissance politique.

En parallèle, l'industrie est en train de se réorganiser. C'est un peu un serpent de mer : on y pense régulièrement, mais les liens entre l'agence spatiale russe, le pouvoir et l'industrie continuent de poser problème ; on passe d'une réforme à l'autre, etc. Des concentrations industrielles se sont néanmoins opérées ; Roscosmos, qui est une corporation d'État, est en train d'organiser ce processus autour d'une dizaine de holdings. On s'aperçoit à cette occasion que l'industrie possède des moyens industriels considérables et de puissants effectifs. Les difficultés peuvent venir d'un problème de génération technologique, notamment dans le domaine informatique et électronique.

Quoi qu'il en soit, s'agissant de l'espace de défense, on ne peut pas dire que la puissance russe soit en déclin, loin s'en faut. Cela ne veut pas dire qu'il n'y a pas de problèmes ; simplement, le secteur spatial russe est toujours en train de résoudre des problèmes : c'est en quelque sorte son moteur.

J'en viens à OneWeb – que je n'ai pas évoqué car j'avais centré mon propos sur l'espace militaire –, et plus généralement au new space, pour reprendre une formule à la mode aux États-Unis. Dans le domaine des télécommunications comme de l'observation de la Terre, de nouveaux acteurs apparaissent qui ne viennent pas du secteur spatial et qui imaginent pouvoir construire des constellations de centaines de satellites qu'ils mettraient au service du monde de l'information, notamment de l'internet. Or qui peut le plus peut le moins : ce que l'on peut distribuer sur l'ensemble du globe, on peut le fournir à divers utilisateurs, y compris gouvernementaux, y compris militaires.

Le gouvernement américain est en train de prendre la mesure de ces évolutions – qu'il suscite, d'une certaine manière. La National Geospatial-Intelligence Agency (NGA) vient d'ailleurs d'ouvrir un avant-poste dans la Silicon Valley, au plus près des startups qui y fleurissent et qui renouvellent l'activité spatiale. De nombreuses interrogations demeurent quant au modèle d'affaires de ces sociétés, car l'espace est un secteur très particulier qui nécessite d'investir beaucoup d'argent au départ, en pariant sur un fort retour commercial.

Quoi qu'il en soit, il est en train de se passer quelque chose concernant l'espace qui aura des conséquences sur nous.

S'agissant du rythme de production des satellites, 14 satellites par semaine sont prévus dans le cadre de OneWeb ; la constellation sera de 700 satellites et c'est Arianespace qui doit les lancer, par lots de plusieurs dizaines. Tout cela est très nouveau pour tout le monde, notamment dans l'industrie spatiale. Airbus a embrayé et va concevoir ces satellites de sorte qu'ils puissent être produits en masse, en l'occurrence aux États-Unis.

Du point de vue militaire, la question se pose de savoir si tous ces moyens vont pouvoir exister. Deux domaines concernés sont au coeur de l'action militaire : les télécommunications et l'observation de la Terre. Certaines sociétés de la Silicon Valley font le pari qu'avec la miniaturisation des satellites – on fabrique aujourd'hui des satellites de 100 kilogrammes nettement plus performants que Spot, développé dans les années quatre-vingt et qui pesait plusieurs tonnes, et nettement moins chers – on pourra créer des constellations qui en compteront des dizaines. L'une de ces entreprises a même lancé plus d'une centaine de petits satellites. Naturellement, ces derniers n'envoient pas une image aussi précise que les gros satellites militaires, mais ils rendent l'espace plus utilisable : l'information est rafraîchie en permanence, et il y a toujours un satellite qui permet d'observer le point que l'on veut voir.

Cette quête de flexibilité, peut-être au détriment de la qualité, doit permettre de créer de l'information qui, mêlée à d'autres données, produira une connaissance utile et intelligente. C'est un pari, dont on commence à prendre conscience en Europe, notamment en France où plusieurs projets pourraient aller dans le même sens. À nouveau, les États-Unis se sont engagés les premiers sur cette voie. Beaucoup d'entreprises vont sans doute y perdre la vie – c'est le principe des startups –, mais pas toutes.

On a connu des projets massifs de ce type dans les années quatre-vingt-dix ; Bill Gates, par exemple, avait imaginé une constellation de 640 satellites de communication. Ces projets ont pris fin lorsque la bulle internet a éclaté. Même si ce risque existe encore, la situation a changé sur deux points. D'abord, la technologie a singulièrement progressé : on sait maintenant faire sur orbite basse des choses dont on était incapable auparavant, notamment dans le domaine des télécommunications, grâce à des antennes mobiles par exemple. Ensuite, et surtout, il existe aujourd'hui un écosystème qui est intéressé dans l'affaire : le web et ses acteurs ne sont plus ce qu'ils étaient il y a vingt ans, non plus que les sommes en jeu. Un élément comme la rapidité et le temps de latence des télécommunications est devenu financièrement quantifiables.

Un autre aspect qui ne doit pas être sous-estimé est l'intérêt de ces projets, notamment de leur usage militaire, pour les gouvernements. Ce sera un élément décisif de leur viabilité, qu'il s'agisse de OneWeb ou des grandes constellations de télécommunications. Google a donné un milliard de dollars à SpaceX pour imaginer une constellation de 4 000 satellites ; Samsung s'intéresse à une constellation de taille comparable. On ne sait pas encore où tout cela va nous mener ; toujours est-il que l'Union internationale des télécommunications (UIT), basée à Genève, enregistre beaucoup de réservations de fréquences. Chacune ne correspond pas nécessairement à un projet, mais cela montre qu'il se passe quelque chose.

Ces éléments sont également liés à l'évolution du monde de l'information. Dans cette affaire, il ne faut pas opposer le privé au public ; les acteurs gouvernementaux conservent un rôle décisif.

La maîtrise du lancement des satellites a toujours été, avec l'observation de la Terre, un sujet de préoccupation central pour notre pays et pour l'Europe. Le problème est que l'Europe a fondé son autonomie d'accès à l'espace sur la performance commerciale de son lanceur, alors que, dans le reste du monde, les satellites gouvernementaux sont tirés sur les lanceurs nationaux. Les États-Unis, en particulier, ne dépendent pas des entreprises qui construisent les lanceurs ; en revanche, ils leur passent des commandes. Il y a aujourd'hui environ 80 tirs par an dans le monde, parmi lesquels une trentaine de tirs commerciaux dont Arianespace représente un peu plus de la moitié, soit 11 à 15 tirs. Les autres tirs sont gouvernementaux, civils ou non commerciaux. C'est un aspect que nous avons toujours eu du mal à négocier en Europe, même si nous soutenons la filière Ariane.

Avec SpaceX, un nouvel acteur apparaît, qui promet de réduire drastiquement les coûts. Aujourd'hui, un tir de Falcon 9 représente 60 millions de dollars ; ce montant, déjà très inférieur au coût de lancement d'une Ariane, d'une Delta ou d'une Atlas, et inférieur à celui des lanceurs russes, pourrait être divisé par deux, à condition de réussir à réutiliser les étages de lancement. Quelques exploits ont déjà été réalisés, la société étant parvenue à récupérer un étage, mais elle n'en est pas encore à le réutiliser. C'est un défi, car le moindre problème en cours de route deviendrait une catastrophe : l'explosion d'un étage réutilisé décrédibiliserait toute l'entreprise.

Celle-ci suscite beaucoup de scepticisme, mais aussi des évolutions. Ariane 6 est ainsi une manière de prendre acte de la nécessité de modifier le système de lanceurs. Toutefois, le projet reste trop incertain pour qu'Ariane soit en danger à court terme, même si nous devons nous en préoccuper. Ce sont ses concurrents nationaux que SpaceX cible principalement, pour les raisons que j'ai exposées. L'entreprise a passé les mois qui viennent de s'écouler en procès contre Boeing et Lockheed Martin – ils forment ensemble United Launch Alliance –, qui détiennent le monopole des tirs militaires. L'importance des volumes de lancement l'incite à rechercher des marchés dans ce secteur pour survivre. SpaceX a obtenu le droit de répondre aux appels d'offres du Pentagone, droit qui lui était contesté, et a remporté des marchés, dont, il y a quelques jours, un marché NRO – un marché renseignement –, ce qui a passablement surpris la communauté spatiale et aurait été inenvisageable quelques mois plus tôt. Cette évolution affecte donc surtout le marché intérieur américain, même si, par effet de rebond, elle aura des conséquences sur la concurrence d'Ariane.

Je l'ai dit, Ariane 6 est une forme de réponse européenne à cette évolution, même si elle arrive avec un certain décalage. Il sera difficile de soutenir la concurrence en termes de prix, mais le prix n'est qu'un élément ; la confiance en est un autre. De plus, les grands opérateurs préfèrent en général ne pas mettre tous leurs oeufs dans le même panier. Cela dit, il faudra éviter une distorsion trop marquée ; de ce point de vue, l'évolution américaine est un bon aiguillon pour l'espace européen.

Quant au radar GRAVES, il existe de plus en plus de petits satellites qu'il a du mal à voir et, selon les spécialistes qui le maintiennent en opération, il faudrait améliorer nettement ses performances pour qu'il puisse continuer d'accomplir sa mission. Le problème se pose également du suivi des débris, pour lequel GRAVES n'a pas été conçu à l'origine, mais auquel il peut contribuer à notre autonomie de connaissance. Le risque qu'un satellite reçoive un débris est évalué sous forme de probabilité, après quoi on choisit de manoeuvrer ou non. Une telle décision n'est jamais anodine, car elle conduit à modifier le plan de fonctionnement du satellite et à consommer du carburant, réduisant ainsi la durée de vie de l'engin. Or, sur ce sujet, les informations reçues de l'extérieur risquent d'être orientées. Dans ce contexte, la connaissance de la situation spatiale est déjà essentielle et le sera de plus en plus.

En ce qui concerne le rôle des satellites et des drones dans les nouveaux conflits militaires, on s'aperçoit aujourd'hui que ces deux moyens, que l'on avait tendance à opposer, sont en réalité complémentaires. D'abord parce que les drones projetés au loin sont relayés par des satellites, y compris commerciaux, ensuite parce que les domaines d'observation respectifs des drones et des satellites d'observation se complètent. Ainsi, dans des pays qui ont une grande profondeur stratégique – comme disent les militaires –, on peut difficilement s'informer en envoyant un drone, alors qu'un satellite permet de s'affranchir de la distance. C'est au fil des opérations que l'on saisit cette complémentarité. C'est donc, du moins je l'espère, une logique vertueuse qui est ici à l'oeuvre, même si l'on peut être tenté de substituer un moyen à l'autre, surtout en situation de contrainte budgétaire.

S'agissant de la récupération des débris, des programmes d'active debris removal sont à l'étude. On sait que les débris s'autogénèrent du fait du syndrome de Kessler : en entrant en collision les uns avec les autres, ils produisent encore plus de petits débris. Or un débris d'un centimètre peut détruire un satellite. Pour remédier au problème des débris, on cherche d'une part à rendre moins polluante la procédure spatiale, d'autre part à limiter ce phénomène d'autogénération. L'un des moyens proposés par la NASA pour y parvenir, et dont l'efficacité reste à confirmer, consiste à retirer de l'espace cinq gros objets par an – typiquement, des satellites en panne sur des orbites très encombrées – et à les faire se consumer dans l'atmosphère. Cela suppose d'aller chercher le satellite et de le manoeuvrer pour l'emmener. Or envisager cette éventualité, fût-ce pour la bonne cause, revient à évoquer un système antisatellite, qui pourrait être utilisé à d'autres fins que la dépollution. Certains s'en inquiètent, de sorte que le sujet est un peu sensible dans les discussions internationales.

Dans ce contexte, un besoin de transparence et de sécurité collective se fait sentir. Détruire un satellite adverse, c'est se tirer une balle dans le pied : en produisant ainsi des débris, on menace ses propres satellites. Tous les pays s'accordent donc sur le fait que la sécurité nationale dans l'espace passe par la sécurité collective. En revanche, ils divergent quant à la manière d'y parvenir : faut-il un traité, un code de conduite ? Comment partager les informations ? Doit-on partager celles qui sont sensibles ?

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