Intervention de Gilles Savary

Réunion du 18 mai 2016 à 14h15
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Savary, membre de la commission du développement durable et de l'aménagement du territoire et de la commission des affaires européennes de l'Assemblée nationale :

Merci, chers collègues, pour ce débat extrêmement intéressant. Je crois que c'était une très bonne initiative.

Bien souvent, dans les débats internationaux, on emploie les mêmes mots, sans mettre les mêmes choses derrière les mots. Je voudrais donc revenir sur ce qui, en fait, ne nous rassemble pas.

En raison de la subsidiarité totale du droit social, il n'y a pas de marché intérieur du travail. Il y a bien un marché des biens et services, mais, en l'absence d'un même droit du travail, le marché intérieur du travail est une idée fallacieuse. Il n'y a pas de salaire minimum européen, de congés payés européens, de Sécurité sociale européenne, et les charges sociales, les modes de fonctionnement varient d'un pays à l'autre. Ce qu'on peut dire, en revanche, c'est qu'hommes et femmes circulent librement sur un marché intérieur de biens et de services et peuvent s'y employer librement. Et cela vaut aussi pour les entreprises ; le droit d'établissement est très clair. Il n'est ainsi interdit à nulle société de prestation de services de venir s'installer en France pour y proposer des travailleurs d'autres pays d'Europe. Cela se fait alors aux conditions françaises, sans distorsion de concurrence.

La vraie question, puisque nous ne sommes pas capables de faire demain matin l'Europe sociale – les mêmes normes pour tous – et qu'en réalité aucun État membre n'en veut, tous demandant l'application du principe de subsidiarité aux systèmes sociaux. La vraie question, c'est le détachement de travailleurs, quand il est conçu comme un second marché du travail, sur lequel des travailleurs d'un pays sont proposés à un autre aux conditions différentes. C'est indiscutablement un facteur de déséquilibre du marché intérieur et de déséquilibre de la concurrence. Sans doute pourrait-on en saisir la Direction générale « Concurrence » et ne plus traiter cette affaire comme une question purement sociale : on ne peut pas résister à une concurrence low cost, car nous ne sommes pas soumis aux mêmes règles du jeu. Et si, demain, des travailleurs d'Ouzbékistan, du Kazakhstan venaient en Bulgarie ou en Pologne ? Les entreprises bulgares ou polonaises non plus ne pourraient résister à cette concurrence.

Les règles du marché intérieur et de la concurrence sont faites pour parvenir à plus d'efficacité, à des services de meilleure qualité, mais la concurrence ne saurait passer par une course au moins-disant social – en fait de concurrence, ce serait une distorsion de concurrence. Oui au marché intérieur, oui à la concurrence, non aux distorsions de concurrence, qui passent par le recours à des moyens inéquitables et des règles du jeu différentes. Un jeu concurrentiel, c'est cela : même règles, mêmes charges, et que le meilleur gagne ! Ce n'est pas : règles différentes, charges différentes, et que le moins cher gagne !

C'est le détachement de placement qui est en cause : on prend une main-d'oeuvre qui n'a pas de travail constant et régulier dans son pays, on la recrute pour l'envoyer dans un autre pays, parce qu'elle est moins chère, pour exercer un métier qui n'est même pas celui de l'entreprise d'origine, puisque c'est une entreprise d'intérim. Le lien avec le métier de l'entreprise d'envoi est essentiel, car c'est cela qui fonde le détachement, depuis le fond des âges. C'est avec l'abandon de ce lien – les maçons étant envoyés par des entreprises d'intérim et non plus des entreprises de maçonnerie – que le détachement s'est mué en recrutement de travailleurs low cost, envoyés ensuite sur d'autres marchés pour y faire une concurrence par le coût du travail, c'est avec l'abandon de ce lien que le détachement est sorti de son lit. Cette dérive nous vaut aujourd'hui des problèmes, notamment avec l'opinion publique, car elle dégrade l'image de tous les types de détachement. C'est très dangereux.

J'en viens à la subsidiarité, car j'ai noté un certain flou entre nous. Un certain nombre de collègues pensent que la subsidiarité, c'est la souveraineté nationale, mais ce n'est pas le cas. La subsidiarité est le principe en vertu duquel un problème donné est traité au niveau où il est le plus efficace de le traiter. Dans beaucoup de domaines, nous considérons que c'est le niveau national et que la Commission européenne empiète inutilement sur les prérogatives des nations. Nous demandons donc, au nom du principe de subsidiarité, qu'elle ne s'en mêle pas ; c'est très fréquent. Il est terrible, en revanche, que nous n'arrivions pas à traiter des sujets comme l'immigration ou les réfugiés au niveau européen. La subsidiarité devrait permettre une régulation européenne. Or ces questions sont en train de faire exploser l'Europe ! Quand on traite ces problèmes internationaux au plan national, chaque État tend à devenir concurrent de l'autre, parce que chacun essaie de voir ses intérêts. Or, dans ces domaines, la subsidiarité voudrait que l'on dise à l'Europe : « C'est à vous de faire le travail ! »

Il me semble, de même, que le principe de subsidiarité voudrait que les questions du travail illégal, des travailleurs hypermobiles soient traitées au niveau de l'Union européenne. La France est traversée par des camions de toute l'Europe, conduits par des travailleurs payés 191 euros par mois, qui dorment la nuit sur les aires d'autoroute parce qu'il y a une douche à la station-service. En réalité, ils font du travail déguisé, car ils gardent le camion le week-end, et on ne leur donne pas de congé hebdomadaire – parce qu'ils sont loin et qu'on s'arrange ainsi. Nous ne savons pas gérer cette affaire au seul niveau national. Certes, si nous protestons, des pays nous rétorqueront qu'ils sont libres de faire conduire leurs camions par les chauffeurs qu'ils veulent, au tarif qu'ils veulent, pour aller de Belgique en Espagne ou d'Espagne en Allemagne, mais il faut une régulation européenne. Essayons de nous mettre d'accord sur le niveau pertinent pour traiter du problème, comme le veut le principe de subsidiarité, mais, pour moi, c'est le niveau européen.

J'en viens à une question très peu traitée. En France, nos retraites, nos soins de santé, nos frais d'hospitalisation sont financés par des charges payées sur les revenus du travail. Plus nombreux sont les travailleurs qui ne paient pas ces charges en France, moins le financement de notre système de protection sociale est assuré. À la limite, tous les travailleurs pourraient être des travailleurs étrangers, pour des raisons de coût, et il n'y aurait plus de sécurité sociale. Nous ne pouvons pas évacuer cette question. Le travail détaché massif assèche les comptes sociaux.

Je terminerai sur les transports. La France a unilatéralement pris des mesures législatives, et il n'est plus possible d'imposer que le congé hebdomadaire soit pris sur le lieu de travail. En d'autres termes, il est interdit d'obliger des chauffeurs de poids lourds à rester dans leur cabine et à y vivre, parfois par 45 degrés à l'ombre. C'est une réalité que je connais pour avoir suivi de nombreux contrôles. Les chauffeurs ne peuvent pas rentrer chez eux, parce que cela coûterait trop cher, et ils ne peuvent pas vivre ailleurs, parce qu'on ne leur paie pas l'hôtel ; en réalité, on ne leur donne pas leur congé.

Nous avons beaucoup de difficultés à contrôler le respect de cette législation – que ceux qui tiennent à ces pratiques soient rassurés ! – mais nous avons vraiment besoin d'une législation européenne. Ces travailleurs franchissent les frontières plusieurs fois par semaine et rendent le détachement très compliqué à établir. Il faut des idées un peu nouvelles, comme celles développées pour la marine marchande par l'Organisation maritime internationale et par l'Organisation internationale du travail. Trouvons un modus vivendi et définissons un socle minimum de droits sociaux pour ces travailleurs hypermobiles qui franchissent les frontières à longueur d'année. Cela concerne les routiers mais aussi les travailleurs aériens.

J'espère que nous pourrons continuer ce dialogue.

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