Intervention de Bernard Pêcheur

Réunion du 8 juin 2016 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Bernard Pêcheur, président du Haut Comité d'évaluation de la condition militaire :

Comme vous l'avez indiqué, madame la présidente, le rapport que je vais présenter est le dixième rapport thématique du Haut Comité. Chaque année, notre rapport est complété par un suivi d'indicateurs permanents destiné à mesurer l'évolution de la condition militaire dans la durée. Lorsque nous choisissons un thème annuel, nous avons le souci soit de nous projeter dans l'avenir, comme dans le neuvième rapport, consacré à de la prospective à dix ans, soit de coller à l'actualité, comme dans le présent rapport qui traite de la condition des militaires engagés dans les opérations intérieures (OPINT).

L'actualité dramatique et la mobilisation exceptionnelle de nos forces dans l'opération Sentinelle commandaient le choix de ce sujet, d'autant plus que nous avions pu observer dès janvier 2015, alors que nous visitions des unités qui venaient d'être engagées dans l'opération, des difficultés réelles révélant certains dysfonctionnements préoccupants. Ce rapport est également un écho à celui que nous avons produit sur les opérations extérieures.

Le Haut Comité n'est pas juge de la légitimité des missions ni de la conduite des opérations. Une telle discipline paraît d'autant plus nécessaire que l'opération Sentinelle a pu voir ici ou là son bien-fondé contesté. Le 28 juillet 2015, le législateur a pris soin, à l'occasion de la création des associations professionnelles de militaires, de donner une définition exhaustive de la condition militaire, à l'article L. 4111-1 du code de la défense. Si cette définition est beaucoup plus large que celle qui résultait du décret du 17 novembre 2005 relatif au HCECM, les deux ont en commun d'exclure tout empiétement sur le domaine opérationnel. Le Haut Comité s'est donc borné à indiquer que l'engagement de forces militaires sur le territoire national avait un fondement juridique, à l'article L1111-1 du code de la défense, et une assise doctrinale, dans les Livres blancs de 2008 et 2013.

Le Haut Comité a veillé à adopter une approche globale et équilibrée de ces missions intérieures. Sentinelle n'est pas la seule mission intérieure, et l'actualité ne doit pas conduire à rejeter dans l'ombre les autres, qui sont à la fois anciennes et permanentes. En outre, Sentinelle ne mobilise pas seulement l'armée de terre, même si c'est cette dernière qui est essentiellement concernée. Ces autres missions sont l'occasion pour nous d'appréhender les différentes postures de sûreté, air, mer, qui assurent la protection du territoire national, ainsi que de nous pencher sur les missions de sécurité de la gendarmerie nationale, force armée au même titre que les autres, et de rendre hommage au travail exceptionnel des militaires engagés dans des missions de protection civile, qu'il s'agisse des sapeurs-pompiers de Paris, des marins-pompiers de Marseille et des sapeurs-sauveteurs des unités d'instruction et d'intervention de la sécurité civile.

Il faut se méfier des généralisations hâtives. Nous avons constaté une très grande diversité des conditions de réalisation de la mission Sentinelle ainsi que des autres missions intérieures.

Certains militaires, dans ces diverses missions, peuvent avoir le sentiment que leur mission n'est pas reconnue par les autorités politiques comme par l'opinion. Le sentiment n'est pas le même à la brigade de sapeurs-pompiers de Paris (BSPP) ou chez les marins-pompiers de Marseille, d'un côté, et dans les unités d'intervention de la sécurité civile ou dans celles qui assurent la permanence opérationnelle de la sûreté aérienne qui font un travail beaucoup moins connu de nos compatriotes, de l'autre, mais qui est essentiel et présente des sujétions importantes. Dans l'opération Sentinelle, en revanche, au moins après chaque vague d'attentat, une reconnaissance de l'opinion, des témoignages de sympathie s'expriment.

Un autre point que le Haut Comité relève dans son rapport est que les sujétions sont fortes dans les unités engagées dans ces missions. Si ces dernières nous paraissent correctement indemnisées, il faut néanmoins avoir présent à l'esprit que le souci de coller à la mission par des régimes indemnitaires adaptés complexifie l'édifice indemnitaire. C'est le revers de la médaille. Vous trouverez en page 47 du rapport un tableau qui restitue bien cette complexité.

Les absences du domicile sont fréquentes et durables, ce qui n'est pas sans peser sur la vie de famille. Au 13e bataillon de chasseurs alpins (BCA) de Chambéry, nous avons pu constater, en nous entretenant avec les militaires d'une section, que les vingt-quatre militaires de cette section avaient 186 jours d'absence du domicile en moyenne et que parmi eux, neuf avaient été absents plus de deux cents jours, dont quatre, plus de 220 jours et un, 252 jours. Dans les unités de gendarmerie mobile, la moyenne est autour de 220 jours d'absence. Nous avons par ailleurs constaté, chez les militaires engagés successivement en OPEX et en OPINT, que les absences du domicile familial étaient mieux supportées quand elles étaient motivées par une OPEX. Quand le militaire se trouve à une heure et demie de train de sa famille, il peut se sentir frustré de ne pas pouvoir aller la voir, et la famille peut-être plus encore.

Partant de ces constatations, le Haut Comité a défini quelques propositions. S'agissant de Sentinelle, nous avons souligné le caractère extrêmement sensible de la question de l'hébergement. Nous avons pu constater, y compris encore à l'automne 2015, que, pour certaines zones d'intervention, en particulier dans la région parisienne, les conditions d'hébergement étaient fort inégales, parfois correctes, parfois très médiocres. Il existait encore des points noirs début 2016. Ce sujet doit rester un point de vigilance pour le commandement et le soutien.

Dans son rapport, le Haut Comité salue des mesures décidées par le Gouvernement au cours de la mission : le bénéfice de l'indemnité pour services en campagne (ISC) et de l'indemnité pour sujétion d'alerte opérationnelle (AOPER), la procédure d'octroi en urgence de la protection fonctionnelle, la médaille de la protection militaire du territoire qui, au début, devait être payée par les militaires à qui elle était accordée, au prix de 25 euros – il y a été mis bon ordre. Sentinelle étant venue s'insérer dans des programmes, elle a bouleversé la programmation et par conséquent l'organisation familiale, et tout ce qui vient soutenir la vie de famille pendant ces absences, tel que les crèches, doit être revu et amélioré.

Au-delà de Sentinelle, le Haut Comité recommande de porter une attention particulière à la programmation des activités. C'est un point très important pour la vie personnelle et familiale des militaires. Peu d'agents publics sont soumis à des contraintes aussi fréquentes, y compris du fait de la préparation opérationnelle. Les militaires ne s'interrogent pas sur la mission, mais ils se demandent si celle-ci leur permettra d'entretenir leur aptitude opérationnelle. Or cette préparation est souvent la variable d'ajustement. Les effectifs de renfort donneront de l'oxygène mais il nous paraît important de permettre aux militaires de récupérer cette aptitude, ainsi que de récupérer au plan personnel.

Je terminerai ces propos par quelques considérations, à nos yeux fondamentales, formulées dans le présent rapport, dont certaines réitèrent des observations énoncées dans le précédent.

Il nous semble essentiel que le socle salarial de la condition militaire soit consolidé et les équilibres généraux préservés. Le Haut Comité souligne à cet égard l'importance des échéances de l'année 2016. Le Président de la République a annoncé, le 14 janvier, la transposition aux militaires du protocole sur les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations négocié en 2015 par le Gouvernement avec les organisations syndicales de fonctionnaires. C'est un point fondamental. On ne peut revaloriser la situation des fonctionnaires sans tenir compte de la parité avec les militaires. La parité, depuis 1948, est plus dans les têtes que dans les textes, mais c'est quelque chose d'essentiel.

Le rapport salue le protocole signé par le ministère de l'Intérieur le 11 avril dernier, qui transpose à la gendarmerie les revalorisations de la fonction publique civile ainsi que certaines mesures spécifiques accordées à la police nationale. Le Haut Comité a indiqué un certain nombre d'orientations en vue d'assurer le même équilibre avec les militaires des armées. Les mesures annoncées en mai par M. Le Drian dans le plan d'amélioration de la condition du personnel vont dans cette direction. Reste que les délais devront être tenus.

Il convient d'assurer dans la durée la cohérence statutaire et les équilibres structurels entre la gendarmerie et les armées. Pour cela, il nous paraît essentiel que, sous l'autorité des deux ministres, le directeur général de la gendarmerie et le chef d'état-major des armées assurent un pilotage stratégique des évolutions conduites dans les deux ensembles.

De même, on ne parviendra jamais à réaliser un équilibre si l'on part de l'idée, en fait erronée, que les logiques présidant à la gestion de la gendarmerie et des armées sont identiques. En termes de ressources humaines, les armées obéissent à une gestion de flux. L'impératif de jeunesse conduit à ce que 100 % des militaires du rang, 50 % des sous-officiers et 25 % des officiers soient des contractuels. La gendarmerie n'a pas les mêmes objectifs et est gérée dans une logique de stock, comme les fonctionnaires. Dans ces conditions, les flux, à parité de grades, peuvent être différents. La solution n'est donc pas d'aligner systématiquement les rythmes des déroulements de carrière.

Nous avons à cet égard réitéré la proposition de notre précédent rapport, à savoir la nécessité d'articuler la logique de flux des armées avec la logique de stock de la fonction publique civile. Autrement dit, les militaires des armées doivent pouvoir trouver dans la fonction publique civile des développements de carrière. Un militaire de la BSPP doit pouvoir rentrer dans un service départemental d'incendie et de secours (SDIS) – je choisis volontairement cet exemple. Un militaire doit pouvoir poursuivre une carrière à l'Office national des forêts, dans un parc national. Il y a là un enjeu majeur de bon emploi des militaires et d'optimisation de la gestion des ressources humaines de l'État et des collectivités publiques.

Il existe déjà des dispositifs, tels que celui de l'article L. 4139-2, l'ancien 70-2, permettant des reclassements et qui concerne 1 500 militaires chaque année, mais ce dispositif est utilisé comme un instrument de gestion des parcours individuels. Ce que nous proposons, c'est la création de véritables voies de recrutement systématiques, avec des modalités adaptées de validation de l'expérience professionnelle.

Nous ne proposons pas, au nom de la condition militaire, de renoncer à ce qui fait l'aptitude opérationnelle de nos forces, à savoir la capacité d'adaptation et d'endurance, une certaine forme de rusticité. Nous ne demandons pas pour nos militaires sur le territoire national le maximum de confort ; nous considérons qu'il fait partie de leur aptitude de parfois vivre dans des conditions difficiles. Mais, sans abandonner ce nécessaire postulat de rusticité, nous disons que l'engagement de Sentinelle dans la durée n'est pas neutre : ce qui est acceptable au Mali ou en République centrafricaine l'est moins, dans la durée, sur le territoire national. Nous ne proposons pas d'aligner les conditions d'hébergement de nos militaires sur les civils, mais la question est sensible sur le territoire national.

La multiplication de ces missions sert de révélateur des tensions très fortes qui pèsent sur nos armées. Il est absolument nécessaire de leur redonner de l'air, pour leur aptitude opérationnelle mais aussi pour leur moral, lié à la vie de famille et à la capacité d'entretenir son savoir professionnel. Ce qui se joue en ce moment est essentiel du point de vue de la condition militaire. La crise a été dramatique ; elle est, du point de vue de la prise de conscience collective quant à la nécessité de donner des moyens d'action à nos militaires, sans doute salutaire.

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