Je suis devenu lanceur d'alerte malgré moi, simplement avec la volonté de faire mon travail, de faire respecter la loi. J'avais mis toute mon énergie, dans l'entreprise dont j'étais directeur qualité, à faire respecter les cahiers des charges de nos grands clients : Auchan, Système U, McDonalds, Lustucru, William Saurin, etc., et de faire respecter la loi sanitaire. J'avais pris note que l'industriel marchait assez allégrement sur la limite – il était plus que borderline ; j'ai tout fait pour le recadrer en lui signalant tout ce qui ne devait jamais se reproduire. Je pensais, dans un premier temps, avoir la latitude pour m'assurer que les fraudes ou les choses qui ne devaient pas se faire ne puissent plus jamais se reproduire. Je pensais que l'industriel ne ferait jamais sauter les verrous que je posais. En fait, je me suis aperçu à l'occasion d'une crise sanitaire avec Auchan que, dans mon dos, on avait dérogé à tout ce que j'avais mis en place. À un moment donné, il faut prendre ses responsabilités. Et comme je suis citoyen, consommateur, père de famille, je me suis demandé ce que je devais faire.
J'ai commencé par en parler à l'administration. Et là, ce fut un grand sentiment de solitude… C'est affreux de dire cela à l'Assemblée nationale ! J'aimerais tellement vous dire que je me suis senti protégé, aidé, accompagné… Mais je viens de prêter serment de dire la vérité, et je me vois mal vous mentir, même pour faire plaisir aux ors de la République.
Quand j'en ai parlé à la responsable départementale de la direction des services vétérinaires, elle semblait acquise, rigoureuse. Mais le cas est monté d'un cran lorsque, de retour d'un week-end, j'ai appris que l'usine avait travaillé pendant le week-end, ce qui n'était pas du tout dans les habitudes de l'entreprise, et qu'ils avaient fait de la remballe de viande avariée que j'avais déjà fait revenir de chez Flunch, car nous avions déjà intoxiqué cinquante restaurants. Bien entendu, jamais rien n'avait été déclaré à l'époque, ni par les services vétérinaires, ni par l'entreprise, ni par les Directions départementales des affaires sanitaires et sociales (DDASS) des restaurants concernés. Tout était resté couvert par un profond silence.
Ce jour-là, lorsque j'ai vu réapparaître cette viande que j'avais mise en destruction presque un an plus tôt, j'ai décidé d'aller trouver l'inspecteur vétérinaire pour qu'il saisisse. Je pensais que nous en resterions là : une saisine permettrait à l'industriel de comprendre qu'il y avait une limite à ne pas franchir. Il n'en a rien été : l'inspecteur vétérinaire est allé pousser la porte du patron en lui disant que son directeur qualité venait de l'informer que sa société avait fait de la remballe, et que ce n'était pas bien… Une heure après, j'étais viré manu militari par la deuxième actionnaire, également directrice générale. En une heure, j'étais mis à pied et disparaissais de l'entreprise pour ne plus avoir accès aux ordinateurs ni aux collègues salariés qui pouvaient attester et témoigner.
Mon premier réflexe a été de me tourner vers ceux qui sont censés me représenter : l'inspection du travail. Mais il m'a été dit que depuis que j'étais mis à pied, elle ne pouvait plus rien faire ni intervenir dans l'entreprise, car le président-directeur général y a pouvoir de police. Pourtant c'était un cas de force majeure, de mise en danger de la santé du consommateur, il y avait urgence ! Mais il m'a été répondu qu'on ne pouvait rien pour moi.
Je me suis retourné vers la direction des services vétérinaires, en la personne de son inspectrice générale, qui est mystérieusement passée aux abonnés absents. J'ai laissé une vingtaine de messages sans qu'elle ne me rappelle jamais. Je me suis adressé à l'échelon supérieur, le directeur des services vétérinaires à Nantes. Lui a rapidement accepté de me donner un rendez-vous, et j'ai eu la surprise d'y retrouver l'inspectrice générale… Il m'a été dit que ce n'était pas la première fois qu'un salarié servait de fusible, mais que l'affaire n'allait pas en rester là. Et elle n'en est pas restée là, c'est sûr : il l'a purement et simplement enterrée !
Un an après, j'ai repris rendez-vous, et il m'a dit que l'on me fournirait l'attestation prouvant que j'avais fait mon travail d'alerte, c'était une question de mois. Un an après, j'ai envoyé une lettre recommandée. Il m'a donné un nouveau rendez-vous, il m'a passé de la pommade, et un an s'est encore écoulé. J'ai repris rendez-vous. Il m'a alors dit que l'attestation était sur le bureau du ministre, et qu'elle allait être signée d'ici à un mois ou deux. Il a laissé le temps s'écouler, jusqu'à ce que le délai au-delà duquel je ne pouvais plus porter plainte contre la DSV soit écoulé. Trois ans et trois mois plus tard, j'ai reçu une belle lettre recommandée me faisant savoir qu'il aurait bien voulu m'aider, mais qu'il n'avait pas pu circonstancier les faits, qu'il n'avait pas pu retrouver l'inspecteur vétérinaire – alors que ce dernier était toujours censé faire partie de son équipe ! – et qu'il ne pouvait donc plus rien pour moi.
J'ai alors décroché mon téléphone et je lui ai dit qu'il m'avait bien roulé et qu'il était aberrant que la force publique couvre des agissements frauduleux. Je l'ai informé que je ne comptais pas en rester là, que le dossier était au Canard enchaîné et que je le mettrais en première ligne. Quinze jours plus tard, il m'a donné un rendez-vous – comme quoi les choses peuvent parfois se faire dans l'urgence – et m'a informé qu'il avait retrouvé l'inspecteur vétérinaire qui lui avait attesté que j'avais bien fait mon travail citoyen d'alerte, quatre ans auparavant. Imaginez-vous ? On pourrait en rire si le constat n'était pas aussi triste ! Entre-temps, il faut savoir que ce directeur des services vétérinaires avait été promu directeur de la protection de la population. C'est-à-dire qu'il avait englobé la direction des services vétérinaires et direction de la répression des fraudes, lui qui avait couvert la fraude de l'industriel pendant quatre ans et qui avait résisté ardemment pour ne pas émettre la première pièce officielle attestant qu'en tant que lanceur d'alerte, j'avais fait mon travail citoyen !
Tout est dit : l'État a tous les moyens d'empêcher la souffrance animale et la fraude sanitaire et de protéger la santé du consommateur, mais il ne le fait pas. Le rapport de la Cour des Comptes de 2014 est édifiant à ce sujet. Les moyens sont réduits, mais quand ils sont présents, ils ne sont pas utilisés. Quand les moyens sont utilisés et que des sanctions doivent être prises, elles ne tombent pas. Et quand elles tombent, elles sont ridicules au regard des enjeux économiques et aux gains que l'industriel a tirés de la fraude ! Ainsi, si un industriel gagne quelques millions ou quelques centaines de milliers d'euros par la fraude, il recevra au mieux un avertissement, au pire une amende de 500 euros. Mon livre est abondamment illustré de tels exemples concrets, pour lesquels je n'ai jamais été poursuivi en diffamation, alors que je cite nommément toutes les pièces. J'attends les accusations, car nous avons des montagnes de pièces, et entre-temps, la justice a commencé à oeuvrer. Après mon départ, la fête a continué chez l'industriel, alors que j'avais lancé l'alerte auprès des plus hautes sphères de la direction des services vétérinaires et de la protection de la population. On m'a suffisamment reproché d'avoir médiatisé cette affaire ; on ne peut donc pas dire que l'on ignorait mes démarches. Pourtant, la fête a continué, puisque l'industriel est aujourd'hui mis en examen : la personne morale et quatre personnes, dont mon ancienne assistante qualité, qui a repris mon poste de directeur de la qualité, sont mises en examen pour mise en danger de la santé du consommateur pour des faits courants de 2009 à 2013, autrement dit jusqu'à la veille de la perquisition lancée par le procureur.
Cela illustre le dysfonctionnement des services de l'État : on a beau tirer la sonnette d'alarme, il ne se passe rien. Tout au long de la chaîne, tout le monde se complaît à laisser pourrir la situation et à étouffer les affaires. Pendant ce temps, les lanceurs d'alerte paient de leur poste, on leur promet de leur pourrir la vie et de faire en sorte qu'ils ne retrouvent jamais de travail.
Dans un premier temps, j'ai pensé que les grands clients seraient contents de récupérer un lanceur d'alerte, et notamment un directeur qualité « à qui on ne la fait pas » : je sais pertinemment comment les industriels trichent et comment ils font pour présenter des documents officiels falsifiés. Je pensais avoir des ressources, et que l'on viendrait me chercher. Quand j'ai compris que la direction des services vétérinaires couvrirait totalement les agissements frauduleux des industriels, j'ai décidé d'aller trouver les grands clients, notamment Auchan, qui pèse 50 % du marché. On m'a déroulé le tapis rouge, le directeur qualité et le directeur des achats de chez Auchan m'ont mis en confiance, en me disant que ce que j'avais fait était bien, qu'ils avaient besoin de savoir. Prudent, je n'avais apporté que des photocopies pour ne pas me faire détrousser de mes pièces… Ils ont noté, mais ils s'en sont servis pour se renforcer vis-à-vis de l'industriel, sans rien changer. Ils ont continué à s'approvisionner chez lui, et ils l'ont couvert. Lorsque j'ai rappelé quinze jours plus tard, il m'a été dit que j'avais fait le travail que j'estimais devoir faire, et qu'eux allaient faire leur devoir conformément à la politique Auchan. Le résultat a été l'omerta et l'étouffement total. Cela a été la même chose chez Flunch.