Intervention de Pierre Hinard

Réunion du 8 juin 2016 à 18h15
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Pierre Hinard :

Vous avez entendu mon témoignage : vous comprenez donc que je n'ai absolument pas été surpris des révélations contenues dans les vidéos de L214. Quand j'ai pris mon poste de directeur qualité, ce n'était pas moi qui suis allé chercher l'entreprise, c'est elle qui est venue me chercher car j'avais une aura d'homme de qualité et d'agronome expérimenté sur les filières bio animales. L'industriel avait besoin de cette aura de qualité pour faire bonne figure auprès de ses grands clients.

Je suis né en bio, de parents pionniers des causes animales et de la notion de bien-être animal. Il y a quarante ans, lorsque l'on parlait de bien-être animal, on nous rigolait au nez. Aujourd'hui, tout le monde s'en réclame et se l'approprie alors que nous étions ridiculisés. Les notions de sensibilité et de bien-être animal sont les premières avancées des cahiers des charges bio.

Moi qui suis issu de ce milieu, dans lequel la sensibilité animale d'un être vivant est très importante, quand j'ai pris mon poste le premier jour et que je suis allé sur la chaîne d'abattage, j'ai été horrifié. Je me suis aperçu que les salariés, notamment les tueurs et ceux qui amènent au piège et à la saignée, sans être de mauvais bougres, étaient abrutis par la cadence et étaient habitués à mal faire, sans avoir aucune conscience qu'ils faisaient mal.

J'avais rapporté à la directrice générale de l'entreprise que son frère, qui était le PDG, avait tendance à ne pas y porter d'attention particulière, l'important à ses yeux étant la cadence sur la chaîne. Comme c'était un métier difficile, on allait même jusqu'à payer un coup à boire à cinq ou six heures du matin, ce qui était parfaitement contraire à toutes les normes et à la politique de l'entreprise. Introduire des boissons sur le lieu de travail alors que l'on utilise des objets contondants est impensable. Mais ce sont des pratiques qui existent, parce que cela permet aux gars de tenir l'effort : ils rechigneront moins à faire un quart d'heure supplémentaire, ils ne le décompteront pas.

Je ne suis donc pas surpris du tout. Il faut savoir que L214 ne l'a pas fait uniquement pour de petits abattoirs. En 2008, il me semble qu'ils ont fait la même chose dans l'abattoir Charal de Metz. À l'époque, cela n'a pas fait un grand scandale, parce que la société civile et les médias n'étaient pas prêts. Nous n'étions pas encore sensibles à cette thématique, et cette vidéo était passée sous les radars. J'ai re-visionné les images : elles étaient pourtant inacceptables pour un groupe comme Bigard. Mais il n'y a pas eu de scandale à l'époque.

Tout cela est également possible parce qu'il y a une pression sur le recrutement. Les industriels sont lancés dans une course effrénée pour gagner plus et dépenser moins, en recrutant des gens toujours moins bien payés. Un ex-collègue, salarié sur la chaîne d'abattage, a été mis en contact avec moi alors que je suis considéré comme un pestiféré. Il m'a rappelé que lorsque j'étais au poste de directeur qualité, sur quarante personnes sur la chaîne d'abattage, il y avait cinq roumains que le patron avait testés pour tenter de faire pression à la baisse sur les salaires. Aujourd'hui, il ne reste plus que cinq français… Les roumains sont majoritaires, et le patron va maintenant chercher des guinéens pour les payer encore moins cher. Voilà qui dit tout de la pression permanente sur les salaires. Lorsque j'étais en poste, j'ai vu arriver les roumains. Même l'inspecteur vétérinaire, pourtant déjà totalement corrompu, se plaignait de ne pas pouvoir faire son boulot puisque le gars en face ne comprenait rien quand on lui expliquait qu'il faisait de mauvais gestes. Comment voulez-vous faire appliquer la politique sanitaire à des ouvriers qui ne parlent pas un mot de français, et quand on permet à un industriel de recruter sans former ni même apprendre la langue ?

Qui plus est, parmi la cohorte des techniciens vétérinaires, des gens sont recrutés sans aucune compétence : des vendeuses de boulangerie sont reconverties comme techniciens vétérinaires. Ce sont des gens qui n'ont jamais fait d'élevage, qui n'ont jamais élevé un animal. M. Yves Daniel, qui est aussi éleveur, pourra en attester : un éleveur s'est battu pour sauver une vie à la naissance, au vêlage. Il ne lui viendrait pas à l'idée de ne pas faire attention à la mise à mort de son veau ou de son boeuf, par respect pour la vie qu'il a fait évoluer chez lui. Même si donner la mort reste un acte brutal, on peut quand même le faire avec le minimum de souffrance, et en le respectant au maximum. Encore faut-il en avoir conscience ; or cette conscience vient du contact avec la sensibilité de l'animal, et il faut avoir vécu avec les animaux pour l'expérimenter. Ces techniciens vétérinaires n'ont jamais vécu avec des animaux, c'est à déplorer.

S'agissant de la vidéosurveillance, j'avais rédigé un article suite aux scandales : Le Monde m'avait demandé de réagir et j'avais proposé d'instaurer une transparence totale dans les abattoirs.

Aujourd'hui, il est plus compliqué de visiter un abattoir qu'une centrale nucléaire. Ce n'est pas normal. La vidéosurveillance sur les postes d'abattage, d'étourdissement et de saignée me paraît donc indispensable : cela permettra de garder une trace de ce qui s'est fait. Certains protestent au nom de la vie privée du salarié, mais je ne vois pas quels actes de nature privée peuvent être commis dans un endroit aussi glauque qu'une chaîne d'abattage ! C'est juste de l'enfumage pour ne pas mettre ces mesures en oeuvre. Dans l'espace public, nous sommes sous vidéosurveillance sur l'autoroute ou quand nous allons retirer de l'argent dans les distributeurs de billets. Si nous nous émouvons plus du devenir des billets de banque que de la sensibilité et la vie animale, cela en dit long sur notre société…

La vidéosurveillance doit s'accompagner de la transparence totale. Il faut que le législateur autorise les associations de protection animale à entrer dans un abattoir n'importe quand. Je ne parle pas des plus extrémistes, mais le préfet peut agréer des associations telles que l'oeuvre d'assistance aux bêtes d'abattoirs afin qu'elles puissent entrer dans les abattoirs, sans que l'industriel ne soit en mesure de refuser.

La seule chose qui fonctionne, ce sont les contrôles inopinés. Je suis éleveur et producteur en bio, et nous sommes contrôlés de façon inopinée par l'organisme de certification – dans mon cas, c'est ECOCERT. C'est la seule solution valable. On rétorque qu'il y a des audits des services vétérinaires et des grands clients ; c'est vrai, mais ces visites sont prévues, un rendez-vous est pris. Lorsque j'étais directeur qualité, l'industriel passait avant les visites pour que je donne les consignes, et les jours d'audit, il déplaçait certains salariés puisqu'il a la maîtrise totale du personnel. Il faut donc que les contrôles soient inopinés. L'État sait pertinemment ce qu'il faut faire.

Il est vrai qu'il n'y a certainement pas assez de vétérinaires et de techniciens vétérinaires, mais si déjà ceux qui sont en place avaient la volonté de faire leur travail ! Dès mon arrivée, le premier jour, j'avais exprimé le souhait de bien travailler et de faire de belles choses avec l'inspecteur vétérinaire. Mais il m'a répondu que nous n'étions pas là pour travailler ensemble. Pourtant, pour faire progresser les choses, ce serait utile.

Il y avait une douzaine de techniciens vétérinaires sur le site. Aujourd'hui, une procédure pénale est en cours, le procureur et le juge sont allés les chercher : dix sur douze sont soit frappés d'amnésie, soit ne savent pas ou ne veulent pas parler. Ce sont des fonctionnaires de l'État qui font de la rétention d'information, car ils ont appris dans l'administration qu'il vaut mieux ne rien voir, ne rien savoir, ne rien dire. Voilà qui en apprend encore beaucoup sur le fonctionnement de l'administration ! Aujourd'hui, dans cette équipe, seules deux personnes ont fait leur travail citoyen, alors que les fonctionnaires auraient dû lancer l'alerte avant moi. Eux voyaient tout, ils étaient payés pour cela et ils sont indépendants : ils ne risquent pas de perdre leur poste, eux…

C'est une autre chose à faire pour améliorer la condition animale : faites que les inspecteurs vétérinaires et les techniciens vétérinaires ne soient pas fonctionnaires à vie. Ils doivent être responsabilisés dans leur travail et dans leur tâche. S'ils ne font pas leur boulot, ils doivent être sanctionnés, ils doivent être cassés, ils doivent être mutés, ils ne doivent plus être fonctionnaires. J'ai dû enfoncer des portes, repousser les murs, et à chaque étape, à chaque niveau hiérarchique, on organisait l'omerta. L'Assemblée nationale doit donner les moyens de responsabiliser les gens, responsabiliser la fonction publique. Tous ceux qui ont couvert toutes les fraudes et la mise en danger de la santé des consommateurs et des enfants sont toujours en poste, ils ne sont pas inquiétés, et s'ils ne veulent pas témoigner, ils ne témoignent pas. Le directeur a même été promu directeur de la répression des fraudes ! C'est le pompon !

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