Monsieur le président, monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui la proposition de loi déposée par notre collègue M. Audibert Troin visant à instituer une carte de famille de blessé de guerre. Notre collègue a travaillé depuis un certain temps sur cette question, mené des auditions et recueilli des témoignages tout à fait intéressants, travail que je tiens à saluer. Si cette question délicate a fait l’objet d’un rapport sérieux, il apparaît néanmoins nécessaire d’en débattre pour comprendre ce qui motive cette proposition de loi et examiner si elle s’avère la plus optimale des solutions.
Sur le fond, ce qui est en jeu est la reconnaissance symbolique de l’impact des blessures d’un ancien combattant sur sa famille. Un blessé de guerre, ce n’est pas uniquement une personne amputée ou handicapée, c’est aussi et surtout une famille en douleur, une famille protégeant ce blessé et s’en occupant. L’appropriation collective de ce phénomène est un enjeu important, comme en ont témoigné les discussions en commission. La reconnaissance symbolique de la nation est évidemment essentielle. Comment ne pas souscrire à ce constat, au moment même où nous célébrons les commémorations du centenaire de la Grande Guerre ? Le philosophe allemand Axel Honneth évoquait la nécessité de la reconnaissance sociale. Les hommes luttent pour cette reconnaissance, ils attendent des autres des signes allant dans ce sens. Si cette reconnaissance est légitime d’un point de vue philosophique, faut-il se contenter d’une mesure symbolique supplémentaire ? En tant que législateur, devons-nous réparer les injustices par des symboles ?
Cette transaction n’est pas anodine au regard de l’horizon de vie des personnes concernées. Il y a des symboles qui n’impliquent pas la délivrance d’une carte mais qui se traduisent par des gestes comme l’inclusion systématique de ces familles aux manifestations républicaines de notre pays. Le débat peut avoir lieu sur cet aspect et la création, à l’initiative du secrétaire d’État, d’un groupe de travail sur le sujet doit être saluée. Nous devons prendre garde à ce que les symboles n’alimentent pas de faux espoirs ; la reconnaissance doit être juste et comprise par ceux qui la reçoivent comme par ceux qui l’expriment. À trop tourner autour des symboles, nous risquons de nous limiter à la fonction de ministère de la parole et de renforcer un sentiment de frustration dans les familles de blessés.
Ce gouvernement a réussi à inscrire la culture mémorielle militaire dans un projet d’avenir, qui invite nos compatriotes à se ressaisir de symboles délaissés et parfois vidés de leur sens. Ainsi l’année 2016 a-t-elle été déclarée « année de la Marseillaise ». Comprendre le contexte de ce chant, son écriture et son utilisation pour protéger la Révolution française est essentiel pour connaître la spécificité historique de notre nation. Ceux qui ont combattu pour notre pays et pour la préservation de nos idéaux méritent une reconnaissance indiscutable se traduisant par des gestes républicains. En ce sens, je suis sûr que le Gouvernement veille et veillera à l’inclusion des familles des blessés de guerre pour témoigner de l’hommage de la nation. Tout ce qui ressort de la reconnaissance s’incarne dans un régime d’empathie républicaine.
Rappelons également que la plupart des recommandations du rapport parlementaire de décembre 2014 sur la prise en charge des soldats blessés ont fait l’objet d’un long travail d’expertise par le ministère de la défense et ont été immédiatement prises en compte par les armées et par les services. Le plan d’action relatif à l’amélioration de la prise en charge du soldat blessé, approuvé en novembre dernier par le ministre de la défense, a été lancé au mois de janvier et les mesures seront déployées avant la fin de l’année 2016. Le Gouvernement a simplifié en 2013 les formulaires de demande de pension pour invalidité, notamment pour les orphelins et les descendants.
Créer une carte, même symbolique, n’irait pas dans le sens d’une simplification réelle. Comment définir la famille ou les ayants droit dans ce cadre ? J’entends l’argument selon lequel un blessé ayant une infirmité permanente est une charge pour la famille, mais la société prévoit également des dispositions pour la prise en charge du handicap. Il faudrait pouvoir améliorer la prise en charge de ces grands blessés. Sur ce point précis, soulignons que le rapport annexé à la loi de programmation militaire 2014-2019 a prévu un effort particulier de reconnaissance à l’égard des militaires blessés en situation de guerre ou en opérations extérieures et la simplification des textes relatifs à l’insigne des blessés de guerre par décret en Conseil d’État. Le ministère présentera au Conseil d’État un décret autorisant l’extension du port de l’insigne pour les blessés psychologiques, ce qui permettra de reconnaître les états de stress post-traumatiques développés par les militaires à la suite d’opérations extérieures.
Le code des pensions et des invalidités est suffisamment précis pour la qualification et l’appréciation des blessures. Une carte supplémentaire ne risque-t-elle pas de créer de la confusion ? Nous faisons la loi pour clarifier la vie pratique de nos concitoyens ou pour introduire de nouveaux droits. Dans le cas présent, je pense que l’administration des anciens combattants sera sujette à un flux de demandes, peut-être parce que les familles des blessés espéreront obtenir des aides supplémentaires, en vain. N’oubliez pas que la carte d’invalidité donne accès à des avantages dans les transports, que ce soit dans le train ou sur les lignes intérieures. Il faudra expliquer aux personnes concernées que cette carte famille blessés n’octroie aucun avantage particulier. À quoi bon une carte lorsque nous disposons d’un répertoire de récompenses et de distinctions républicaines ? L’examen de cette proposition est en revanche l’occasion de rendre hommage à toutes les forces soignantes, à toutes celles et à tous ceux qui soignent ces blessés, et cela dépasse bien évidemment le cadre familial. L’administration des anciens combattants a été réformée sous votre majorité avec l’institution d’un guichet unique ; votre mesure n’irait absolument pas dans ce sens.
En définitive, je ne suis pas sûr que cette carte soit le véhicule approprié pour cette reconnaissance et qu’elle apporte satisfaction ; je crains même qu’elle n’augmente les frustrations. Partant de ce constat, pourquoi ne pas favoriser la création de grandes fondations comme il en existe ailleurs ? Je pense en particulier au wounded warrior project américain, qui permet à ces familles de bénéficier d’une assistance continue. Ce wounded warrior project a également inclus des possibilités de protection pour les forces de l’ordre intervenant contre les actes terroristes perçus comme des actes de guerre. Il faut peut-être travailler davantage le champ de la médiation pour affirmer cette reconnaissance et lui donner une dimension concrète.
En ma qualité de représentant des Français de l’étranger, j’ai un lien privilégié avec les associations de combattants de ma circonscription. Je pense avec émotion aux cérémonies du 11 novembre qui se tiennent à Londres et au cours de laquelle l’ambassadeur remet régulièrement les insignes de la Légion d’honneur aux vétérans de la Seconde guerre mondiale. Cette cérémonie est également l’occasion de renforcer l’amitié franco-britannique au-delà des deux guerres mondiales. La Fédération nationale des anciens combattants résidant hors de France réunit l’ensemble des associations d’anciens combattants à l’étranger afin que le suivi de leur situation soit le plus efficace possible. Les familles, parfois binationales, de grands blessés sont aussi concernées par cette tragédie. Ce qui compte le plus, c’est de simplifier l’existence de ces familles, de les orienter vers la meilleure aide pour la prise en charge du blessé.
En effet, l’accompagnement des blessés de guerre est peut-être la toile de fond de cette proposition de loi. Comment utiliser les moyens classiques de prise en charge du handicap ? Comment aider aux mieux ces familles unies dans l’épreuve de la blessure et parfois du choc traumatique ? Depuis quelques mois, un secrétariat d’État aux victimes a été créé pour travailler sur la question des familles des victimes des chocs traumatiques, sujet éminemment complexe et qui dépasse largement le cadre militaire ; les études des génocides montrent même que ces chocs se transmettent de génération en génération. Vous voyez qu’une carte peut sembler dérisoire face à cette réalité tragique. Il serait préférable d’assurer les conditions de transmission d’une mémoire vivante, ce que j’appelle une culture mémorielle, au service de notre grand récit collectif.
Pour terminer, j’aimerais me référer à la fresque présentant une galerie de portraits de mutilés, que l’on peut voir dans le grand film de François Dupeyron datant de 2001, La Chambre des officiers. Oui, la guerre a un prix en nombre de morts, en familles endeuillées mais aussi en mutilations, en blessures profondes. Dans ses Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire, le philosophe Jan Patocka évoque ce qu’il appelle cette « solidarité des ébranlés », ceux qui ont une conscience spirituelle du caractère fragile et éphémère de nos constructions sociales, ceux qui ne peuvent plus avoir la même perception des réalités après l’épreuve du conflit. Il écrit : « L’humanité n’atteindra pas le terrain de la paix en se laissant prendre aux leurres de la quotidienneté, en se mesurant à l’aune du jour. Celui qui trahit cette solidarité devra se rendre compte qu’il nourrit la guerre, que c’est lui, l’embusqué à l’étape qui vit du sang des autres. Cette conscience trouve un soutien puissant dans les sacrifices du front des ébranlés. Amener tous ceux qui sont capables de comprendre à éprouver intérieurement l’incommodité de leur situation commode, voilà le sens qu’on peut atteindre au-delà du sommet humain qu’est la résistance à la Force, le dépassement de la force ».
Vous voyez que cette solidarité des ébranlés dépasse largement l’émission d’une carte, et qu’elle doit être reconsidérée. C’est ce à quoi nous assistons à l’occasion des commémorations du centenaire de la Grande Guerre, qui dépassent ce que Johann Michel nommait la « gouvernance mémorielle », nous placent devant les défis de l’Histoire et sonnent comme un appel permanent à la raison. Monsieur le secrétaire d’État, monsieur le rapporteur, c’est au nom de cette « solidarité des ébranlés » que j’aimerais, au nom du groupe socialiste, écologiste et républicain, vous suivre en émettant un avis de sagesse sur l’institution de cette carte. Elle nous semble inadéquate et source de confusion, même si l’intention reste louable. Par conséquent, nous laissons à l’Assemblée le soin de se prononcer sur cette proposition de loi.