Intervention de Jean-Christophe Thiery

Réunion du 1er juin 2016 à 9h30
Commission des affaires culturelles et de l'éducation

Jean-Christophe Thiery, président du groupe Canal :

Monsieur le président, je vous remercie de nous avoir conviés devant cette commission pour vous présenter les récentes évolutions qu'a connues notre groupe.

Vous avez présenté Maxime Saada, qui est le directeur général du groupe Canal+, ainsi que Gérald-Brice Viret, qui cumule les fonctions de directeur de Canal+ et de directeur général des antennes du groupe.

Canal+ aujourd'hui, ce sont 11,2 millions d'abonnés dans le monde, dont près de 6 millions en métropole, les 5 autres millions se partageant entre les territoires d'outre-mer, l'Afrique – où le groupe connaît un développement accéléré –, l'Asie et en particulier le Vietnam mais aussi l'Europe, notamment la Pologne.

Ce sont également 7 000 collaborateurs, dont 4 000 en France, et plusieurs dizaines de milliers d'emplois indirects dans les métiers du sport, du cinéma et des prestations techniques.

C'est un chiffre d'affaires de 5,5 milliards d'euros en 2015, qui se ventile entre les chaînes Canal+, Canalsat et Canal+ Overseas – approximativement 1,5 milliard pour chacune de ces activités –, Studiocanal – 600 millions d'euros – et nos trois chaînes gratuites, D8, D17 et iTélé – 300 millions d'euros.

Canal+ est en outre l'acteur majeur du financement de la création française, notamment du cinéma, mais également du sport.

Pour ce qui concerne la création, si l'on cumule l'ensemble de nos obligations d'investissement et les taxes dont le produit lui est affecté, notre engagement financier s'élève à 800 millions d'euros, investis chaque année dans les métiers de la création : en 2015, notre groupe a ainsi investi 230 millions d'euros dans le cinéma français. Il en est le premier financeur, avec 175 millions d'euros consacrés au pré-achat de films – en 2015, nous avons financé par le pré-achat 128 films, soit la moitié environ des films produits ; un film sur deux en France se fait grâce aux investissements du groupe Canal+.

Quant au sport, le groupe y investit autour de 800 millions d'euros, principalement à travers l'acquisition de droits, essentiellement dans le football ou le rugby. Ces investissements sont vitaux pour les clubs et pour la représentation de nos équipes dans les compétitions européennes.

Le groupe Canal+ se partage aujourd'hui entre quatre activités principales. La télévision payante en France métropolitaine d'abord, d'une part en tant qu'éditeur des six chaînes Canal+ et des dix-neuf chaînes thématiques du groupe, d'autre part en tant que distributeur des chaînes de nos bouquets Canalsat. La télévision payante dans les territoires d'outre-mer et à l'étranger ensuite, au travers de notre filiale Canal+ Overseas – COS. La télévision gratuite, avec les trois chaînes que j'ai mentionnées, qui représentent 6 % de l'audience nationale. La production et la distribution de films enfin, par le biais de notre filiale Studiocanal, leader européen dans la production de films – une vingtaine de films produits ou coproduits chaque année –, l'acquisition et la distribution de films : avec cinq mille longs métrages, Studiocanal possède aujourd'hui le plus large catalogue européen de films.

Selon l'activité, la profitabilité est très contrastée. Si Studiocanal, Canalsat et Canal+ Overseas – qui connaît une croissance accélérée notamment en Afrique, où le cap de 2 millions d'abonnés a été franchi en fin d'année dernière – atteignent des niveaux de rentabilité très satisfaisants, si D8 – qui a réalisé la meilleure audience des chaînes nationales, samedi dernier, avec la retransmission de la finale de la Champions League et a vocation à se rapprocher sur ce terrain des grandes chaînes historiques –, et D17 bénéficient d'une dynamique très positive, iTélé en revanche, du fait d'un contexte concurrentiel extrêmement difficile, subit de lourdes pertes – 20 millions d'euros en 2015. Or ces pertes ne peuvent que s'aggraver du fait du passage en gratuit de LCI et du lancement prochain de la chaîne d'information du service public. Quant à Canal+, elle est dans une situation très compliquée : depuis 2012, la chaîne connaît des pertes, et ses déficits vont en s'aggravant – 264 millions d'euros en 2015, – 400 millions d'euros prévus en 2016.

Pour l'essentiel, les difficultés de notre groupe et de notre chaîne Canal+ en particulier ont pour origine le bouleversement du paysage concurrentiel : la concurrence en matière d'offre audiovisuelle a en effet explosé au cours des dix dernières années. Nous subissons désormais la concurrence des chaînes gratuites de la télévision numérique terrestre (TNT). Il a à peine dix ans, les chaînes gratuites offertes aux Français étaient au nombre de six ; elles sont aujourd'hui vingt-six. Pour ne prendre qu'un exemple, celui des films, les téléspectateurs ont aujourd'hui accès à une soixantaine de films par semaine, contre dix tout au plus avant 2005.

Nous subissons également la concurrence du piratage, pratiqué par un tiers des internautes. Il en résulte une perte importante d'attractivité pour nos contenus qui devraient être exclusifs. Nous estimons que le piratage représente une perte de plus de 500 000 abonnés pour la chaîne, soit un chiffre d'affaires de 200 millions d'euros. Il va sans dire que cela réduit à due proportion les capacités du groupe à financer la création.

Il faut également compter avec des acteurs transnationaux dotés d'une force considérable, qui commencent à investir très lourdement dans les contenus. Outre les GAFA – Google, Amazon, Facebook et Apple –, qui ont cumulé 435 milliards de dollars de chiffre d'affaires en 2015 et qui, pour Apple et Google, disposent d'une trésorerie de 265 milliards de dollars, Netflix est déjà présent dans 190 pays, avec 80 millions de clients dans le monde, sachant qu'en France, où elle conduit une stratégie très offensive fondée sur des investissements dans des contenus originaux, son activité n'est encadrée par aucune contrainte réglementaire. Le groupe américain Discovery quant à lui, qui pèse 45 milliards de dollars de capitalisation boursière, est propriétaire d'Eurosport et a acquis les droits de diffusion des Jeux olympiques de 2024 et 2028 pour l'ensemble du territoire européen. Enfin, depuis 2012, la chaîne qatarie BeIN Sports a, malgré des pertes importantes – plusieurs centaines de millions d'euros par an – liées à sa stratégie de conquête des 2,5 millions d'abonnés dont il peut se prévaloir aujourd'hui, acquis des droits sportifs premium jusqu'alors détenus par notre groupe.

Enfin, nous subissons la concurrence des opérateurs de télécommunications, qui ont opté pour des stratégies de convergence et investissent dans des contenus premium, notamment sportifs, pour proposer à leurs clients des offres attractives. Ce fut entre autres le cas pour les droits de la Premier League anglaise, en fin d'année dernière, qui ont été acquis au prix fort par Altice. Tous ces opérateurs peuvent amortir leurs investissements sur des bases d'abonnés bien plus larges que les nôtres : 23 millions d'abonnés pour Orange et 13 millions pour SFR Numéricable. Leurs chiffres d'affaires sont également sans rapport avec les nôtres : 40 milliards d'euros pour Orange, soit sept fois le chiffre d'affaires du groupe Canal+.

Tous ces bouleversements ont pour conséquence l'érosion des piliers clés qui faisaient l'attractivité du pôle payant de notre groupe, qu'il s'agisse du sport, du cinéma ou des séries.

Dans le sport, en l'espace de cinq ans, nous avons ainsi perdu les quatre principaux championnats étrangers de football – la Premier League anglaise, la Bundesliga allemande, la Serie A italienne, la Liga espagnole –, ainsi qu'une bonne partie de la Ligue des champions. Nous avons également perdu l'essentiel de nos droits en basketball, en handball, quasiment tout le tennis et la natation.

Dans le cinéma, la TNT gratuite, le piratage, la VOD – vidéo à la demande – et la SVOD – vidéo à la demande avec abonnement – ont considérablement banalisé nos contenus exclusifs et, en matière de séries enfin, nous devons faire face aux investissements considérables de nos concurrents américains et à l'ambition qu'ils affichent de distribuer eux-mêmes leurs contenus, en exclusivité. À titre d'exemples, Netflix a prévu de dépenser 5 milliards de dollars dans ses programmes cette année, Amazon ayant opté pour une stratégie identique, appuyée sur un investissement du même ordre – Café Society, le dernier film de Woody Allen a ainsi été financé par Amazon. Dans le même temps, nous produisons nos créations originales, dont nous sommes légitimement fiers mais auxquelles nous consacrons un budget beaucoup plus modeste, de l'ordre de 60 millions d'euros en 2016.

Cette situation explique les pertes croissantes des chaînes Canal+. En effet, Canal+ connaît un effet ciseaux très marqué depuis quelques années, dans la mesure où, d'une part, la télévision est une industrie de coûts fixes, qui ne cessent d'augmenter du fait de la pression concurrentielle accrue – le coût de nos programmes a ainsi augmenté de 150 millions d'euros en trois ans – et où, d'autre part, le nombre des abonnés à Canal+ et Canalsat connaît parallèlement une baisse importante – en moyenne 300 000 abonnements en moins chaque année depuis 2012. Il en résulte des pertes non soutenables à terme.

Pour remettre Canal+ sur la voie du succès, nous avons deux priorités. La première est de redonner à nos abonnés des programmes premium, la seconde est de remettre ces mêmes abonnés au coeur de toutes nos actions.

Nous nous devons donc en premier lieu de proposer à nos abonnés le meilleur des programmes, en exclusivité. Dans le sport tout d'abord, cela implique de conclure des accords stratégiques qui permettent de remédier à la fragilisation de ce pilier, sur lequel reposent nombre d'abonnements – le sport est en effet la seconde motivation après le cinéma pour s'abonner à Canal+.

C'est dans ce contexte que nous avons entamé il y a plusieurs mois des discussions avec BeIN Sports, dans l'optique d'une coopération prenant la forme d'un accord de distribution exclusive des chaînes BeIN. Ce projet nous permettrait de proposer à nos abonnés une offre élargie incluant les meilleures compétitions sportives, sans léser ni le consommateur ni les fournisseurs d'accès à internet (FAI), au sein desquels la chaîne pourrait continuer d'être distribuée. Comme vous le savez, nous sommes dans l'attente de la décision de l'Autorité de la concurrence sur ce projet.

Il nous faut également offrir à nos abonnés les meilleurs programmes de cinéma. Canal+ est le premier financeur du cinéma en France, et nous entendons le rester afin de consolider ce second pilier de notre offre. Nous menons actuellement une réflexion pour éditorialiser davantage dans nos grilles de rentrée les programmes cinématographiques. Dans le contexte d'une offre de films qui a explosé, la valeur ajoutée aujourd'hui tient en effet dans l'éditorialisation et l'événementialisation de notre offre cinéma.

Nous entendons en second lieu remettre nos abonnés au coeur de nos actions, ce qui passe par une redéfinition – en cours – du rôle et de la durée des plages en clair. Il est en effet difficile à un abonné qui paie pour des contenus exclusifs de comprendre que sa chaîne payante diffuse cinq à six heures de contenus gratuits quotidiens, qui profitent à tous, et ce d'autant plus que les plages en clair n'ont que peu de lien avec l'offre cryptée proposée aux abonnés. Du reste, aucun des grands acteurs internationaux de la télévision payante, souvent dans une situation plus florissante que la nôtre – c'est notamment le cas de HBO ou de Sky –, n'a de plage en clair.

Au-delà de ces orientations, nous pensons que le groupe Canal+ a vocation à servir une ambition plus large, fixée par son conseil de surveillance et son président, Vincent Bolloré : constituer avec Vivendi un leader international dans la création et la distribution de contenus, diffusant dans le monde entier la culture francophone, européenne et latine. Nous pensons en effet qu'il n'y aura pas d'avenir pour un Canal+ isolé et que l'avenir de notre groupe se joue dans une intégration réussie au sein du groupe Vivendi.

Aujourd'hui, le marché mondial des contenus est dominé par les Américains – GAFA et grands studios – mais également par des acteurs asiatiques. Présent dans l'image avec Canal+, dans la musique avec Universal, leader mondial de cette industrie, dans le spectacle avec l'Olympia, dans les jeux vidéo avec l'acquisition en cours de l'éditeur Gameloft, Vivendi peut, face à eux, devenir le leader de l'édition et de la distribution de la culture francophone et européenne.

Ce projet est d'autant plus important qu'il prend corps dans un contexte critique, marqué par l'absence de grand acteur européen dans le champ de la distribution de contenus culturels : dans le classement mondial, aucune plateforme européenne ne figure parmi les vingt premières plateformes internet ou les quinze premières plateformes pour mobile, qui sont pourtant amenées à jouer dans le futur un rôle majeur dans la distribution des oeuvres audiovisuelles. Vivendi entend donc relever ce défi dans la création comme dans la distribution de contenus, grâce à la diversité de ses actifs, car je ne vois pas qui d'autre serait aujourd'hui, en France ou en Europe, capable de le faire à sa place.

L'intégration de Canal+ au sein de Vivendi doit renforcer notre capacité à produire des contenus premium exclusif, sachant que Vivendi a déjà effectué de nombreux investissements en Europe pour renforcer ses capacités audiovisuelles : entrée au capital de Banijay-Zodiak, l'un des plus grands producteurs et distributeurs indépendants de programmes télévisuels au monde, à hauteur de 26 % ; acquisition de 30 % de la société Mars Films, l'un des leaders français en matière de production et de distribution cinématographiques. Quant à notre filiale Studiocanal, elle mène une politique particulièrement active dans le domaine des séries télévisées, avec sa prise de participation majoritaire dans la société de production allemande Tandem Communications, leader européen dans la production et la vente de séries télévisées internationales, et sa prise de participation dans la société anglaise Red Production Company, spécialiste des séries télévisées de qualité en langue anglaise.

Enfin, Vivendi lance des initiatives inédites avec la production de nouveaux formats. Nous avons créé une société, Studio+, qui produit et réalise actuellement un ensemble de mini-séries digitales conçues pour les mobiles. D'ici la rentrée, nous proposerons ainsi à plusieurs opérateurs de télécommunication français ou étrangers des dizaines de mini-séries, d'une durée totale d'une heure, divisées en dix épisodes d'environ cinq minutes.

L'intégration de Canal+ au sein de Vivendi renforcera également la capacité de sa filiale à distribuer ses oeuvres via un plus grand nombre de canaux et dans un plus grand nombre de pays. Vivendi est en effet en train d'étendre ses canaux de distribution dans le digital – le groupe a acquis Dailymotion, deuxième site mondial de partage de vidéos en ligne, même si la société est encore loin derrière Google –, mais également dans la télévision, avec le projet d'acquisition de la chaîne à péage italienne Mediaset Premium et d'autres projets de coopération avec le groupe Mediaset, dont la taille est comparable à celle du groupe Canal+. Vivendi étend également ses canaux de distribution dans les télécommunications, au travers des prises de participation dans Telecom Italia et l'espagnol Telefónica, à hauteur respectivement de 24,9 % et 0,95 %. Il se développe enfin dans le commerce « B to C » (Business to Consumer), avec une prise de participation dans le capital de la Fnac et des projets de partenariat.

Le groupe Canal+ est en train de concentrer ses efforts sur le redressement de son activité de télévision payante en France. Nous faisons face à une situation préoccupante, qui nous impose de réinventer un modèle, l'ancien modèle n'étant plus adapté à un environnement concurrentiel radicalement différent de ce qu'il était il y a quelques années. C'est un enjeu crucial pour la chaîne, pour notre groupe, mais aussi, plus largement, pour la création française et l'exception culturelle de notre pays, à laquelle nous savons que vous êtes tout particulièrement attachés – tout comme nous –, car elle est une part importante de notre identité.

Nous pensons que la réussite du groupe Canal+ passera par son intégration harmonieuse au sein du groupe Vivendi, qui se déploiera sur les marchés mondiaux en développant des contenus issus de notre culture française et européenne.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion