Vos questions traduisent votre intérêt pour notre entreprise ; elles reflètent aussi l'impatience, dont nous sommes conscients, de nos concitoyens pour ce qui a trait à la connectivité.
Parce qu'il ne m'appartient ni de me prononcer sur la présence de l'État au capital du groupe, ni de définir la stratégie de l'État actionnaire, je me limiterai à quelques observations. La première est que les deux seuls opérateurs historiques européens dont un État est actionnaire sont Orange et Deutsche Telekom – et encore la participation de l'État allemand au capital de Deutsche Telekom n'est-elle que de 10 %, les Länder ayant également des participations, ce qui entraîne une gouvernance différente. La question principale est de s'interroger sur le sens d'une participation publique importante au capital d'une entreprise telle qu'Orange. Qu'en attend l'État ? Des dividendes ? Un rôle défensif en cas de tentative de prise de contrôle hostile ou si l'entreprise traverse une mauvaise passe ? Une garantie de bonne gestion – ce dont quelques exemples dans d'autres domaines peuvent faire douter ? La situation de fait est celle que nous connaissons, et nous n'avons pas à en juger. Nous fixons un cap et nous cherchons à mener le bateau au mieux, en tenant compte des exigences et des contraintes de toute sorte et en essayant d'entraîner tout le monde à bord. Étant donné sa taille, Orange pourrait parfaitement vivre sans la participation publique à son capital – l'État n'est pas une béquille pour nous. Il est vrai que sa présence rassure les salariés : ils sont presque 92 000 en France, dont la moitié sont des fonctionnaires sous statut ; pour eux, la participation publique au capital du groupe n'est pas neutre.
Il est bon que les élus et le Gouvernement s'interrogent périodiquement sur les motifs de cette participation publique à notre capital – qui ne nous pose aucun problème – et sur ce qu'ils en attendent. Elle a de bons côtés et d'autres qui le sont moins, sans que cela soit forcément lié à la qualité de l'actionnaire principal : l'État a parfois le comportement d'un actionnaire qui veut garder le pouvoir, comme on l'a vu dans le dossier relatif à Bouygues Telecom, mais je ne suis pas certain que notre actionnaire principal, eût-il été un actionnaire privé, se serait comporté différemment. On peut avoir une vision « notariale » du sujet, tendant à défendre son patrimoine ou son influence, ou une vision stratégique, consistant à définir ce qui est bon pour l'entreprise, et les deux ne vont pas toujours de pair. Enfin, dans notre secteur, l'État exprime des injonctions contradictoires. Il se comporte parfois en actionnaire ordinaire en exigeant davantage de bénéfices et de dividendes ; mais, parfois, il ne veut pas que l'augmentation des prix à laquelle un actionnaire ordinaire ne verrait aucun inconvénient, ou nous demande d'accroître nos investissements, ce que nous faisons avec ardeur parce que c'est la stratégie de l'entreprise, non par but politique.
La parole du Président de la République est celle qui prime ; il a dit clairement que l'État resterait l'actionnaire de référence d'Orange, sans dire quel serait le niveau futur de sa participation. On verra, au lendemain des élections législatives de 2017, ce que décidera la majorité, quelle qu'elle soit. Je suis incapable de dire si l'État restera indéfiniment au capital d'Orange, mais je pense qu'il est bon de s'interroger sur la raison d'une participation publique dans une entreprise d'un secteur concurrentiel et international. Participation de 23 % de l'État mise à part, notre capital appartient pour 77 % à des investisseurs privés, et la vie que je mène est en tout point conforme à celle des dirigeants de LVMH ou de Carrefour : je ne cesse de m'entretenir avec des fonds américains pour les convaincre du bien-fondé de notre stratégie.
Évoquant la consolidation du secteur, vous avez relevé mes propos relatifs à l'impact du consumérisme en Europe. De fait, je suis frappé par l'exception européenne dans notre secteur. L'Union européenne a eu pour objectif presque unique d'ouvrir à la concurrence par un mécanisme puissant et efficace. Dans les grands services collectifs, le domaine des télécommunications est le seul qui a fait l'objet de cette politique. À cela se conjugue le fait qu'il n'y a jamais eu de politique communautaire pour ce qui nous concerne : nous continuons d'être régis par 28 régulateurs, 28 autorités de la concurrence et la Commission européenne. Dans un tel système, la concurrence s'apprécie au Luxembourg ou à Malte comme en Allemagne ou en France, et c'est ainsi qu'il y a, par exemple, quatre opérateurs en Autriche ou au Danemark. Dans le même temps, China Mobile, le principal des trois opérateurs chinois, a quelque 800 millions de clients ; on comprendra que, dans cette configuration, les questions d'investissement s'envisagent d'une autre manière qu'en Europe. Le Japon, pays très avancé en matière d'infrastructures numériques, compte, quant à lui, trois opérateurs pour 120 millions d'habitants ; il y a beaucoup de concurrence entre eux, et ils se portent très bien.
On a effectivement trouvé dans ces pays un meilleur compromis qu'on ne l'a fait en Europe, où l'on a érigé en dogme la concurrence pour la concurrence, avec pour seul but des prix les plus bas possible, quelles qu'en soient les conséquences pour les opérateurs. Il en résulte que beaucoup d'entre eux sont continûment en perte depuis des années, singulièrement tous les nouveaux entrants. Tel est le système européen. Tout cela a aussi été rendu possible par le fait que des équipementiers, notamment chinois, et dont aucun ne fabrique plus dans l'Union européenne, ont construit et financé des équipements de réseau en Europe, pour les mettre gratuitement à la disposition des nouveaux entrants, leur permettant de casser les prix. Telle est la situation en Europe ; elle me fait « bouillir », c'est vrai, et elle n'est pas sans lien avec l'entretien du réseau.
N'oubliez pas que les prix pour les télécommunications « mobile » et « fixe » sont en France dans la très basse moyenne des prix européens du secteur. En Belgique, le prix de l'abonnement mensuel pour un téléphone fixe est en moyenne de 79 euros, et il n'y a pas un mètre de fibre optique. Si la Belgique est mieux classée que la France, c'est parce qu'on y trouve essentiellement le câble ; j'y reviendrai plus en détail. Les prix moyens dans la téléphonie mobile ont baissé de 45 % en France depuis l'arrivée du quatrième opérateur qui nous a été imposé et qui, en cassant les prix, a détruit l'équilibre de marché préexistant, lequel permettait aux opérateurs, dans une concurrence maintenue, d'investir comme ils devaient le faire pour assurer la qualité des infrastructures. Nous nous sommes adaptés, comme il le fallait, mais nous avons perdu plus de 2 milliards d'euros de marge que nous n'avons plus pour investir dans la fibre, le cuivre, les zones blanches… On ne peut avoir à la fois les prix les plus bas possible et les infrastructures les plus rapidement déployées et de meilleure qualité – même si la France n'a pas trop à rougir des comparaisons, car beaucoup d'inexactitudes sont proférées à ce sujet.
Ces questions sont liées à celle de la consolidation, autrement dit à l'effort de l'industrie des télécommunications visant à résorber la fragmentation des opérateurs ; ils sont 140 en Europe. Constituer des pôles plus importants permettrait de mieux équilibrer investissement et satisfaction des consommateurs. Malheureusement, cette tentative se heurte à la politique anti-concentration de la Commission européenne qui, pour résumer, accepte que l'on passe de quatre à trois opérateurs en France à condition que l'on en recrée ensuite un quatrième… La Commission refuse d'admettre que, parce que nous sommes un secteur industriel comme les autres, nous cherchons comme les autres à atteindre la taille critique qui nous permettra d'optimiser nos investissements au bénéfice, aussi, de nos clients et non au seul bénéfice de nos actionnaires. Il est donc compliqué d'aller plus avant dans la consolidation marché par marché en Europe, mais l'on peut encore y parvenir en faisant converger « fixe » et « mobile » ; c'est ce qui nous a amenés à faire une acquisition importante en Espagne.
Ensuite se pose la question lancinante de la constitution d'acteurs européens plus gros que ceux qui existent aujourd'hui. Il y aurait sûrement intérêt à le faire car, dans une économie mondialisée, la taille compte : face à Google, Amazon, Microsoft ou Apple, je serais plus fort si je pouvais faire état 300 millions de clients en Europe plutôt que de 80 millions ; devant ces interlocuteurs, je n'ai pas tout à fait le même poids que le patron de China Mobile qui représente 800 millions d'utilisateurs. De plus, le groupe Orange pourrait faire mieux dans bien des domaines avec une présence élargie. Nous nous voyons comme un acteur européen et n'en resterait-il qu'un ou deux à terme, nous serions de ceux-là. C'est la vision que je défends et qui a été validée. Cet objectif peut nous amener à faire des mouvements sur la scène européenne pour renforcer notre emprise. En France, je pense qu'à court terme, on ne parlera plus de consolidation.
Plusieurs interventions ont porté sur les infrastructures du réseau cuivre. Je le comprends. En dépit du contexte précédemment évoqué – les prix parmi les plus bas d'Europe et la perte de ressources essuyée depuis l'arrivée du quatrième opérateur en France –, Orange investit chaque année en dépenses d'investissement et d'exploitation, la somme considérable de 3,5 milliards d'euros dans ce réseau ; c'est là qu'interviennent essentiellement nos 18000 techniciens et une grande partie de nos experts réseau. Le réseau cuivre, long d'un million de kilomètres d'artères, compte 15 millions de poteaux et 16 000 noeuds de raccordement répartis sur l'ensemble du territoire français – et, étant donné la géographie de notre pays et son étendue, on comprendra qu'il est nettement plus facile d'entretenir un réseau fixe en Belgique ou aux Pays-Bas qu'en France.
Comme tous les gestionnaires de réseau, nous devons régulièrement faire face à des phénomènes naturels particuliers. Après les récentes inondations, nous avons ainsi mobilisé très rapidement plusieurs centaines de personnes pour procéder aux réparations nécessaires. À Nemours, notre principal répartiteur était noyé. Il nous en coûte plus de dix millions d'euros, qu'aucune assurance ne couvre. Il faut admettre que des impondérables touchent tous les gestionnaires de réseaux et que tous les moyens que l'on peut déployer ne permettront pas de prévenir inondations et tempêtes. J'ajoute qu'en pareils cas, c'est bien souvent parce que la distribution d'électricité est en panne que les téléphones mobiles ne fonctionnent plus. Nous sommes très attentifs à l'entretien du réseau cuivre et, contrairement à une idée répandue, nous n'avons jamais réduit les moyens qui y sont alloués. Mais outre que ce réseau, qui date pour l'essentiel de quarante ans, a vieilli et que, c'est vrai, la boucle locale s'est dégradée en certains lieux, nous devons nous adapter aux travaux qui ont lieu en permanence et sur les routes et dans les centres villes.
Nous sommes alertés depuis longtemps des difficultés rencontrées. Nous menons un travail spécifique avec l'ARCEP, qui suit attentivement cette question, et nous lui présentons des rapports réguliers sur l'état du réseau cuivre. Cela fera peu pour apaiser votre exaspération, mais il se trouve que notre dernière réunion relative à la qualité de service sur le réseau cuivre a eu lieu fin mai, et le communiqué publié par l'ARCEP a fait état d'une amélioration visible sur l'ensemble du territoire. Cette année, grâce aux efforts que nous avons déployés, les indicateurs de qualité de service pour le service universel sont conformes, avec un délai moyen de six jours pour un dérangement. Nous n'abandonnons pas le réseau cuivre : c'est l'un des canaux que nous utiliserons pour apporter le très haut débit là où il n'y aura pas de fibre optique avant longtemps. Et même si, un jour, c'est exact, il n'y aura plus de réseau cuivre dans des zones importantes, il faut préparer cette migration. Le réseau cuivre sera encore utilisé quelques années et nous devons donc l'entretenir aussi bien que possible. Ce n'est pas parfait, j'en suis conscient, mais nous ne relâchons pas notre effort.
Notre place dans le classement européen tient à ce que, pour apporter le très haut débit, nous avons fait le choix de la fibre optique. Cela n'est pas le cas en Allemagne, en Belgique, en Italie, au Royaume-Uni, mais seulement en France et en Espagne – deux pays où Orange est fortement implanté. Si l'on met sur le même plan les deux modes de raccordement, nous sommes moins bien classés parce que le déploiement de la fibre est encore en phase de démarrage mais la situation va se normaliser assez vite et, à long terme, la France a fait le meilleur choix possible.
Nous nous sommes efforcés à donner de la visibilité sur les conditions de déploiement de la fibre en signant des conventions avec des collectivités territoriales. Personne ne nous y obligeait, mais nous avons voulu fournir aux élus un cadre leur permettant de suivre le déploiement que nous opérons sur nos ressources propres. Mettez-vous un instant à notre place, celle d'un opérateur qui veut garder la maîtrise d'une opération lourde mobilisant des milliers de personnes et un tissu dense de sous-traitants. Nous pilotons ce déploiement ; il faut nous laisser la capacité de le faire dans les meilleures conditions, et pour cela de nous adapter en fonction des problèmes que nous rencontrons, sans être contraints par le carcan d'une date-butoir impérative. Nous sommes des industriels, nous procédons avec le maximum de clarté possible à l'égard des collectivités territoriales mais nous devons conserver un minimum de maîtrise technique. Globalement, le déploiement ne va pas assez vite, mais c'est inévitable : il faut un peu de temps pour que les choses se fassent et, dans les territoires dont on parle, nous sommes les seuls qui déployons la fibre optique – vous ne pourriez faire état de la même impatience vis-à-vis de mes confrères.