Intervention de Françoise Vouillot

Réunion du 7 juin 2016 à 17h30
Délégation de l'assemblée nationale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes

Françoise Vouillot, présidente de la commission « Lutte contre les stéréotypes sexistes et la répartition des rôles sociaux » du Haut Conseil à l'égalité entre les femmes et les hommes, HCEfh, maîtresse de conférences en psychologie de l'orientation à l'Institut national d'étude du travail et d'orientation professionnelle, INETOP-CNAM et responsable du groupe de recherche « Orientation et genre », OriGenre au Centre de recherche sur le travail et le développement :

Je vais vous parler d'orientation – ma spécialité –, comme chercheuse davantage que comme présidente de la commission de lutte contre les stéréotypes du HCEfh, même si ces deux fonctions sont étroitement liées.

L'orientation est fortement concernée par le genre – défini comme système de normes hiérarchisées et hiérarchisantes de masculinité et de féminité –, par les stéréotypes de sexe et par les rôles de sexe, puisque le choix d'une orientation est celui d'une place et d'un rôle dans la société. L'orientation est en fait le révélateur du genre, comme de toutes les inégalités sociales qui traversent l'école et dont elle permet de mesurer l'ampleur et le poids. Elle révèle l'asymétrie des positions occupées par les femmes et les hommes au sein de la société. Elle est à la fois le produit et l'instrument du genre. C'est peu de dire que les recherches sur le genre sont utiles pour décrypter la ségrégation sexuée des choix d'orientation dès l'école, donc celle des métiers. L'orientation anticipe le monde du travail : elle n'est sexuée et hiérarchisée que parce que le travail l'est. En même temps, elle pérennise du même coup en retour la ségrégation socio-sexuée du travail. Le genre est donc un concept utile pour l'action : pour décrypter et analyser le réel et pour proposer des pistes d'intervention.

Dès le premier palier, en fin de troisième, 42 % des garçons se dirigent plus ou moins volontairement vers le lycée professionnel, contre 30 % des filles. Au sein du lycée professionnel, les garçons sont essentiellement présents dans les spécialités de production, les filles dans les spécialités dites de services. Cette répartition n'évolue quasiment pas, comme le montrent bien les statistiques de la DARES (direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques du ministère du travail) et de l'éducation nationale. Les filles sont un peu plus nombreuses à entrer en lycée général et technologique, les garçons un peu plus nombreux à intégrer le lycée professionnel. Dans les séries générales, à l'exception peut-être de la filière économique et sociale, il n'existe pas de mixité équilibrée. Les garçons restent surreprésentés dans la filière scientifique : on y trouve 46 % de filles, et certains y voient une quasi-parité, mais c'est un trompe-l'oeil si l'on rapporte ce chiffre aux 56 % de filles présentes dans l'ensemble des séries générales. En outre, si 80 % des élèves préparant un baccalauréat littéraire sont des filles, ce n'est pas parce que celles-ci plébiscitent la série L – elle ne figure qu'au troisième rang de leurs choix, après S et ES –, mais bien parce que les garçons n'y mettent pas les pieds. De manière générale, très souvent, l'écrasante majorité de l'un des deux sexes dans une filière, puis dans un métier, n'est pas dû à un investissement massif de la part de cette catégorie de sexe, mais à la désertion de l'autre.

Le CEREQ (centre d'études et de recherches sur les qualifications) l'a montré il y a quelques années déjà, et cela reste vrai : 60 % environ de la ségrégation sexuée dans le monde du travail – le domaine professionnel, le métier, la fonction – est fabriquée en amont par les différences d'orientation – ce qui laisse tout de même 40 % de responsabilité au monde du travail.

Cette non-mixité de l'orientation et du travail s'accompagne de toute une série d'inégalités professionnelles qui touchent les femmes. Du fait de leur formation, les femmes travaillent dans des secteurs moins considérés et moins rémunérés, dont beaucoup sont bien plus exposés au temps partiel contraint que ceux où les hommes sont majoritaires, ce qui rejaillit sur le salaire, et se caractérisent par des horaires atypiques. On oublie souvent cette réalité quand on justifie par des horaires atypiques le fait que les filles ne s'orientent pas vers certains métiers. L'argument de la force physique requise ne tient pas davantage, d'abord parce que les progrès technologiques ont amélioré l'ergonomie dans plusieurs métiers où les hommes sont majoritaires – ce qui leur bénéficie aussi, d'ailleurs –, ensuite parce que nombre de métiers essentiellement exercés par des femmes, dans les secteurs des services à la personne ou de la distribution, supposent une forte résistance physique. Les recherches sur le genre et l'introduction du concept de genre dans les recherches en ergonomie ont significativement amélioré notre connaissance de l'implication et de la souffrance du corps au travail.

Mais pourquoi les choses se passent-elles ainsi ? Parce que l'on fait tout pour, ai-je coutume de répondre par boutade. Cela se joue dès le cinquième mois de grossesse, lors de l'échographie qui indique le sexe biologique probable de l'enfant à naître, comme l'a montré l'Institut national d'études démographiques (INED), puis au cours des divers processus de socialisation. L'orientation est à la fois le produit et le reflet de cette différenciation.

L'orientation a été d'emblée un objet politique. Le mouvement de l'orientation, né dans les années 1920 en France, pays pionnier, et qui s'est étendu à quelques autres pays européens ainsi qu'aux États-Unis, a professionnalisé la question de l'orientation, afin, comme le disait Parsons, de mettre « le bon homme à la bonne place » – « homme » ne s'entendant pas ici comme un générique. Qui est à quelle place, à quel niveau dans la société ? Tel est l'enjeu. Cela concerne évidemment les rôles respectifs des hommes et des femmes. L'histoire de l'orientation des filles a d'ailleurs commencé par un déni d'orientation, en 1880, avec la loi Camille Sée.

L'orientation est aussi une pratique sociale et une démarche personnelle. Le terme désigne à la fois la répartition des individus dans les différents cursus et filières de formation et les procédures d'accès à ces filières. La division sexuée de l'orientation se situe aux quatre niveaux interdépendants qui caractérisent celle-ci : une politique d'éducation, des procédures d'orientation censées exécuter cette politique, des pratiques et des outils qui accompagnent les projets, enfin les conduites d'orientation des élèves et de leur famille. Mais, pendant des années, on s'est focalisé, avec la meilleure volonté du monde, sur les seules conduites d'orientation des filles vers les filières scientifiques et techniques, sans questionner les politiques, procédures, pratiques et outils. C'est l'objet des conventions interministérielles de 1984 et de 1989 ; celle de 2000 s'étend un peu aux garçons, reprise par celle de 2006 ; quant à la cinquième convention de 2012, son établissement laisse quelques doutes sur l'efficacité des précédentes.

C'est grâce aux recherches sur le genre que l'on s'est aussi intéressé aux garçons. Je l'ai dit, la division sexuée de l'orientation et du travail résulte des conduites d'orientation des garçons autant que de celles des filles. Certaines recherches montrent même que les garçons répugnent encore plus que les filles à s'imaginer dans des filières puis dans des métiers où l'autre sexe est majoritaire, parce qu'ils encourent ce que j'ai appelé une double disqualification : sociale et économique, car les métiers concernés sont moins considérés et moins rémunérés ; identitaire, ce qui les préoccupe bien plus à quinze ou seize ans. La balance différentielle des sexes – pour reprendre le concept forgé par Françoise Héritier – fait qu'un garçon se dégrade lorsqu'il choisit un « truc de fille ». Les recherches sur le genre nous ont permis de mettre en lumière que cela concerne autant les garçons que les filles.

La recherche a également mis en évidence cet oubli total des politiques d'orientation, des procédures, des pratiques et outils, en particulier dans le rapport que j'avais piloté pour la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) et qui dressait le bilan de vingt-cinq ans de littérature sur les discriminations de sexe et l'orientation. On perd un temps infini en négligeant la manière dont, de manière systémique, ces trois autres niveaux servent le genre, alimentent les stéréotypes de sexe et, par là, la division sexuée de l'orientation.

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