Je vais y venir.
J'ai mené avec un collègue en 2014-2015 une recherche sur le rôle des procédures d'orientation dans l'accès des garçons et des filles à la première scientifique, à résultats scolaires identiques. Rien n'avait été fait sur le sujet depuis 1989. Nous avons constaté que, quand on a dix de moyenne en sciences en seconde, la probabilité de demander une première scientifique en fin d'année est inférieure de quatorze points si l'on est une fille. Les conseils de classe ne corrigent pas cet écart. Mais quand j'évoque ces recherches, qui montrent bien l'utilité du concept de genre, j'ai l'impression de prêcher dans le désert !
Quant aux pratiques, elles ne font l'objet d'aucune étude.
S'agissant des besoins, des entreprises s'engagent actuellement, sous différentes formes, pour la mixité des métiers. Rappelons d'abord que c'est l'égalité que nous visons ; la mixité en est un instrument, mais elle ne permet pas de la garantir. Il semblerait que ces entreprises aient intérêt à la mixité : dans tel ou tel domaine ou métier en tension, elles peuvent avoir besoin de recruter soit des femmes, soit des hommes, et elles élargissent le recrutement, sortant des schémas des métiers « sex-typés », augmentant ainsi la probabilité de recruter les meilleures personnes pour ces postes. Ce raisonnement est compréhensible et plutôt logique, à condition de ne pas se laisser prendre au leurre de la complémentarité.
Mais, en amont, le fait que l'orientation soit fortement sexuée n'empêche pas l'école de fonctionner. Seuls certains lycées professionnels peuvent avoir intérêt à étendre leur recrutement aux filles pour conserver telle ou telle section « masculine » – l'inverse est moins vrai. À cette exception près, l'école ne pâtit nullement de la non-mixité. Le seul enjeu de la mixité est démocratique. Dès lors, comment mobiliser l'école ?
Je travaille beaucoup sur cette absence de demande sociale qui obligerait les politiques à se montrer plus audacieux, plus interventionnistes, plus exigeants. Pourquoi trente ans de politiques publiques sur cette question n'ont-ils pas produit les effets escomptés ? Premièrement, en raison d'une naturalisation du social – en l'occurrence, des choix d'orientation des filles et des garçons. Alors que l'effet de l'appartenance sociale sur l'orientation est reconnu comme une inégalité et généralement déploré, s'agissant du caractère sexué de l'orientation, on ne parle plus que d'une différence, que certains attribuent à la nature, à la destinée de chaque sexe, y compris parmi les enseignants – d'où le caractère indispensable de la formation du corps éducatif. La seconde raison est la façon dont, en matière d'orientation, on a mis le sujet au centre de son propre parcours, en le rendant autonome et responsable, capable de faire des choix réalistes. On a ainsi relégué à l'arrière-plan tous les autres facteurs qui sous-tendent ces choix.
Les adultes – parents et enseignants – émettent à l'intention des jeunes des injonctions paradoxales. Ils propagent le genre en demandant aux filles d'être féminines, aux garçons d'être masculins, voire virils. Mais, à l'adolescence, les jeunes, qui s'intéressent beaucoup moins à l'orientation qu'à la question de savoir si les garçons regardent les filles et réciproquement – c'est la norme d'hétérosexualité, qui est au coeur du genre –, instrumentalisent les choix d'orientation pour défendre et manifester une identité sexuée conforme. C'est alors que les adultes, qui les ont élevés selon les normes de masculinité et de féminité, leur disent tout à coup que les métiers n'ont pas de sexe. Et l'on s'étonne que cela ne fonctionne pas !
Si l'on veut que les études de genre contribuent à changer le réel et le social, il faut favoriser leur diffusion. J'irai plus loin : il faut cesser de faire pression sur les enseignants-chercheurs et les enseignantes-chercheuses pour qu'ils publient dans des revues qualifiantes, à comité de lecture, etc., qui ne sont lues que par ceux de leurs pairs qui travaillent à peu près sur le même sujet. On a ainsi pu me reprocher de publier dans des revues qui n'étaient pas « louables » : cela n'apportait rien à mon curriculum vitae de chercheuse, cela nuisait même à l'équipe, etc. Il faut valoriser la vulgarisation des productions des chercheurs en sciences humaines et sociales.