Intervention de Michel Barnier

Réunion du 7 juin 2016 à 16h30
Commission des affaires européennes

Michel Barnier, conseiller spécial du président de la Commission européenne pour la politique de défense et de sécurité :

Je ne prétends pas répondre à toutes les interrogations, dont certaines excèdent le champ de ma mission. Même si j'ai mon opinion d'homme politique patriote et européen, vous comprendrez que je ne veuille pas engager la Commission européenne en m'exprimant.

Joaquim Pueyo et Yves Fromion m'interrogent sur cet objectif de dépenses de défense d'un montant équivalent à 2 % du PIB pour chaque pays. Tout d'abord, il ne s'agit pas forcément de 2 % destinés à la défense européenne. Si la France augmente ou maintient son effort budgétaire pour l'armée, y compris en investissant dans la rénovation de sa dissuasion, cela peut faire partie des 2 %. Dans le même ordre d'idées, en Allemagne, le ministre des finances déclare – fait inhabituel pour un ministre des finances – que le budget militaire doit être augmenté afin de rénover les forces armées. L'objectif est d'enrayer le mouvement de baisse de tous les budgets militaires nationaux constaté depuis dix ans – et la baisse des dépenses de recherche et d'innovation est encore plus sensible, puisque notre budget en la matière a diminué de plus de 30 %.

Plusieurs industriels me disaient récemment, madame Chabanne, que les programmes de construction militaire d'aujourd'hui reposent sur la recherche faite il y a vingt ans. Par conséquent, la recherche qu'on ne fait pas aujourd'hui, à cause de cette baisse de 30 %, ce sont autant d'emplois que ne comptera pas notre industrie dans vingt ans, et pas seulement notre industrie militaire, car les applications civiles de la stratégique ou militaire sont nombreuses. La clé, pour moi, c'est donc l'investissement dans la recherche. Heureusement, la baisse a été stoppée.

Il faut ensuite considérer, à l'intérieur des budgets nationaux, la qualité des dépenses. Les dépenses de personnel représentent 33 % du budget militaire américain, mais 51 % de la somme des budgets militaires des vingt-huit États membres de l'Union européenne. Consacrant moins d'argent aux dépenses de personnel, les États-Unis en mettent plus dans la recherche ou l'innovation.

Au-delà du budget et de l'effort engagé pour atteindre ces 2 % – et pas seulement parce qu'un sommet de l'OTAN a fixé cet objectif –, il est nécessaire, plus encore, de faire plus ensemble. Ayant été commissaire au marché intérieur pendant cinq ans, je sais que l'Europe ne doit pas être naïve, qu'il faut des protections – je me suis moi-même dressé contre le grand vent d'ultralibéralisme en reconstruisant la régulation financière –, mais je ne suis pas protectionniste. La première protection, ce n'est pas le protectionnisme, c'est l'investissement en commun : ce qu'on ne peut plus faire chacun chez soi, chacun pour soi, il faut le faire ensemble. Jamais le budget européen n'a été utilisé pour des dépenses de recherche liées à des matériels ou des technologies militaires. Nous essayons, à travers l'action préparatoire évoquée par l'un d'entre vous, de mettre le pied dans la porte. Cela représentera 60 à 90 millions d'euros ; je ne peux pas donner un montant exact, mais j'espère que ce ne sera pas moins. Ce n'est pas symbolique. Des experts, de hautes personnalités, dont Mme Guigou, ont participé à un groupe de travail réuni par la commissaire Bieńkowska, ont travaillé sérieusement pour identifier les sujets : les matériaux, les technologies clés, les composants, sur lesquels nous devons préserver ou retrouver notre autonomie, notre indépendance, notre souveraineté industrielle. Et si nous mettons le pied dans la porte, c'est pour que les prochaines perspectives financières 2021-2027 comportent une ligne budgétaire nouvelle, consacrée aux dépenses pour la recherche militaire et l'industrie militaire, sans amputer le budget civil de la recherche, dont j'estime pour ma part le montant à 3,5 milliards d'euros sur sept ans. Comment encourager consolidations et restructurations, madame Chabanne ? Pour la Commission européenne, la clé est de mener des programmes communs, des recherches communes. Les industriels, les laboratoires qui travaillent ensemble sur les drones, les technologies ou des matériaux conduisent à des opérations de restructuration, de consolidation ou de mutualisation industrielle.

Ce qui me paraît important, aussi, c'est la qualité de ces dépenses, pour faire plus ensemble. Je rappelle ce que veut le président Juncker, avec des objectifs qui rejoignent ceux de l'Agence européenne de défense : 35 % en coopération pour les équipements ; 20 % en coopération pour la recherche et le développement.

Je lie cette question des budgets et de la part qui peut en être mutualisée à celle d'Yves Fromion sur le Semestre européen. En matière de défense européenne, malgré toutes les déceptions passées, toutes les réponses insatisfaisantes aux crises ou aux défis d'aujourd'hui, je recommande de ne pas être fataliste : il n'y a de fatalité que si on le veut bien. Si nous franchissons la première étape de cette stratégie globale sur la sécurité collective, avec les mots-clés que les ministres seront ensuite chargés de décliner, que l'on appelle cela Livre blanc ou non, si la Commission, encouragée par cette déclaration solennelle et politique, fait un vrai plan d'action et prévoit de mettre tous les moyens que j'ai évoqués au service de la base industrielle et technologique et de recherche, si un nouveau Conseil européen évalue, au mois de décembre prochain, le travail fait en commun, nous ne pourrons pas nous arrêter là. C'est en cela que le Semestre européen est important. Il faut un processus dynamique et continu. Nous ne pouvons pas nous arrêter à un Conseil européen au mois de décembre et prétendre que tout est fait. Il faudra de gros efforts, vérifiés régulièrement, comme sur la convergence budgétaire et fiscale dans la zone euro, une planification, une vérification du respect des engagements. C'est cela, le Semestre européen.

L'opération Sophia a été lancée rapidement, sous l'impulsion personnelle de Mme Mogherini, avec le service diplomatique, dans des délais extrêmement courts. Il n'est pas possible d'aller au bout du mandat fixé. L'objectif global de cette opération est évidemment d'arrêter les trafics d'êtres humains et de neutraliser les modes d'action des trafiquants, mais, actuellement, faute d'un mandat des Nations unies ou de l'accord d'un gouvernement d'union nationale de Libye, nous ne pouvons intervenir dans les eaux territoriales de la Libye. Aujourd'hui, nous faisons donc des opérations de sauvetage en mer, ce qui n'est déjà pas négligeable : 15 000 rescapés ont été secourus, 200 navires détruits, 70 trafiquants mis hors d'état de nuire et remis à la justice italienne. Naturellement, comme les flux de migration s'accroissent, mon opinion est qu'il faut maintenir Sophia, l'évaluer et obtenir un plus fort soutien des Nations unies. Les flux en Méditerranée ne vont pas se tarir, même s'ils sont différents : réduits du côté de la Turquie, grâce à l'action commune des Européens et de la Turquie, plus importants sur d'autres secteurs. La mise en oeuvre de l'embargo sur le trafic d'armes, décidée la semaine dernière, marque aussi un progrès. L'opération Sophia est imparfaite, ou incomplète, mais c'est une bonne mission, qu'il faut poursuivre.

La feuille de route de la Haute Représentante est-elle à la hauteur, monsieur Pueyo ? Ce que j'ai appelé, pour ma part, la « feuille de route », tout à l'heure, c'est le Livre blanc, la déclinaison de la stratégie, mais peut-être ne parlons-nous pas de la même chose. J'appelle donc à soutenir Mme Mogherini – que le Président de la République et le Gouvernement la soutiennent lors du Conseil – pour qu'indépendamment du résultat du référendum britannique elle fixe l'ambition politique la plus élevée possible. Tout dépend de cela. Au passage, cher Yves Fromion, je ne pense pas que vous ayez vu la totalité du projet de Mme Mogherini : elle travaille et consulte par « morceaux ». Le document qu'elle proposera comptera quelques dizaines de pages et une partie importante sera consacrée à la PSDC, en deux volets. Je souhaite que cette partie soit conservée et renforcée mais le président de la Commission européenne, membre du Conseil européen, dira ce qu'il pense, comme il l'a fait devant la Fondation Robert-Schuman, madame la présidente. Il faut également que le Président de la République, que je verrai dans quelques jours, fasse entendre très fortement la voix de la France sur cette question – mais je le lui ai déjà dit en tête-à-tête, et je sais qu'il le fera. Une parole commune franco-allemande serait souhaitable, mais, soyons clairs, oui, Allemands sont assez volontaristes sur cette question. J'ai souvent parlé avec la ministre fédérale de la défense, Mme Ursula von der Leyen, et je note une disponibilité d'esprit et une mobilisation de moyens en Allemagne actuellement. Si la France en est d'accord – et je crois que c'est le cas de Jean-Yves Le Drian –, il sera possible de bâtir une proposition franco-allemande commune, qu'appuieront le président de la Commission et aussi d'autres États.

Il serait toutefois imprudent de ma part, cher Charles de La Verpillière, de brosser cette typologie que vous demandez. J'ai parlé de vingt-huit traditions politiques, militaires et diplomatiques différentes. Certaines viennent de très loin, et sont très opposées, mais tout ce que je vous ai dit, mesdames et messieurs, est possible à vingt-huit et intéresse les vingt-huit États membres. D'ailleurs, fait assez nouveau, la Commission a entamé la semaine dernière des consultations ciblées sur le plan d'action dont je vous ai parlé comme d'un accompagnement de la stratégie globale. Elle consulte, chapitre par chapitre, les États membres sur ce plan, qui touche davantage à l'industrie, à la recherche, aux incitations fiscales. Nous fournissons des debate papers, pour que les États membres s'approprient ce plan d'action et qu'il ne tombe pas d'en haut, d'un seul coup, à la fin de l'année. Je les sens intéressés, leur réaction est positive, et nous allons continuer ce travail.

Dans le cadre du Livre blanc – quelque dénomination que l'on retienne –, la question d'Athena et du partage du fardeau du financement devra être posée. Jean-Yves Le Drian dit souvent que la solidarité, actuellement, c'est 10 %. Il faut aller au-delà de cette solidarité à 10 %. Pour ce faire, la confiance, mot-clé prononcé par Gilles Savary, est nécessaire. J'espère qu'elle sera possible à vingt-huit, sur la base de ce que nous faisons, y compris avec les Britanniques, si, comme je le souhaite, ils restent. Je sais qu'il est possible de travailler avec eux. Pendant cinq ans, j'ai été chargé du sujet le plus sensible pour les Britanniques : le dialogue avec la City, les services financiers. J'ai proposé quarante et un textes de régulation financière pour mettre en oeuvre le discours du Bourget… (Sourires.) Ce n'est pas qu'une plaisanterie : c'était la feuille de route qui m'incombait, à la suite du G20, en tant que vice-président de la Commission européenne chargé de la régulation financière. J'ai rebâti la régulation financière de l'Union européenne. Sur trente-neuf de ces quarante et un textes, nous avons obtenu l'accord des Britanniques. Nous ne sommes pas allés aussi loin que nous aurions voulu ou pu, mais nous sommes parvenus à des accords qui marquaient des progrès – les deux exceptions concernent les bonus, dont la limitation a finalement été imposée à la City malgré les Britanniques, et les ventes à découvert. C'était ma stratégie que d'avoir les Anglais à bord, et je pense possible d'agir de même, avec les précautions nécessaires, de manière pragmatique, sur la défense, dans le cadre de la déclinaison de la stratégie globale.

Cher Yves Fromion, j'ai l'espoir que la PSDC ne sera pas marginalisée.

En ce qui concerne l'OTAN, pas d'idéologie ! L'une des clés, pour travailler au sein de l'OTAN, est la procédure des « nations-cadres », que les Allemands poussent d'ailleurs beaucoup actuellement. Elle consiste pour un pays, par exemple l'Allemagne, à devenir chef de file d'un programme de coopération bilatérale, trilatérale, parfois multilatéral, dans le cadre de l'OTAN, sur des questions concrètes. En regardant ce qui se passe, je me dis – à titre personnel – que la France pourrait utilement faire la même chose. Ces programmes communs sont ensuite utilisables dans la défense européenne, sans demander la permission à l'OTAN – j'ai posé la question à des responsables de l'Alliance. Peut-être est-ce plus facile ainsi pour les pays concernés : travailler d'abord grâce à ce concept de nations cadres et, ensuite, si le travail fait en commun, en matière de soutien médical, d'hélicoptères ou de technologie, est utilisable par la défense européenne, il est possible de l'utiliser sans demander la permission. En tout cas, ne faisons pas d'idéologie à propos de l'OTAN et de l'Union européenne, il s'agit d'être pragmatique.

Madame Chabanne, je vous ai déjà donné quelques éléments de réponse mais, en matière d'industrie, la prévention coûte moins cher que la réparation, d'une manière générale. Pour éviter de réparer des dégâts industriels ou des pertes totales de substance de notre industrie, il faut anticiper, faire de la prévention, et, pour moi, c'est la recherche en commun, qui permettra, demain, des programmes de construction.

Les règles d'exportation sont actuellement des compétences nationales, comme vous l'avez rappelé, et la France fait son travail. Cependant, si nous allons vers plus de coopération industrielle, nous devons réfléchir à une convergence des réglementations nationales en matière d'exportation. J'observe d'ailleurs que les États-Unis, qui, eux, sont un État fédéral, ce que nous ne sommes ni ne voulons être, viennent de décider de simplifier considérablement leur standard d'exportation pour une partie de leurs matériels militaires, pas les plus sensibles, pour faciliter massivement les exportations de leurs industries vers le reste du monde. Je pose donc la question, ici comme dans le cadre des instances européennes, de la disparité des politiques d'exportation, qui peut décourager les coopérations et affaiblir les capacités d'exportation. Je souhaite à tout le moins un dialogue politique sur cette question. La Commission devrait en soutenir l'idée dans le cadre de son plan d'action et indiquer qu'elle est prête à y travailler.

Vous avez dit un mot des aides d'État. Olivier Guersent, mon directeur de cabinet pendant cinq ans à Bruxelles, aujourd'hui directeur général chargé des services financiers, auprès du commissaire britannique, est sans doute le Français qui connaît le mieux les questions de concurrence et d'aides d'État : c'était le directeur de la lutte anticartels lorsque je l'ai nommé à la tête de mon cabinet, en 2010. Il m'a dit qu'il n'y avait d'exemple de politique d'aides d'État et de concurrence qui ne s'adapte pas lorsqu'une stratégie est définie ; en revanche, en l'absence de stratégie, la concurrence libre et non faussée, avec tout ce qu'elle a de libéral, s'impose, parce qu'il n'y a rien en face. Je recommande donc que l'on travaille à cette stratégie globale. Affirmons notre volonté d'une autonomie stratégique de l'industrie européenne, en ce qui concerne des technologies clés, des composants clés, des secteurs clés. Le jour où cette stratégie se heurtera à la politique d'aides d'État, je pense que cette dernière s'adaptera. S'il n'y a pas de stratégie, c'est la politique de concurrence libre et non faussée qui s'applique.

Gilles Savary a bien fait de parler de « temps de retard », mais la réalité est encore plus grave. Avec l'euro ou sur Schengen, que s'est-il passé ? Des dirigeants européens prennent, à l'aide des traités, des décisions importantes, stratégiques. Cela demande un tel effort politique qu'au lendemain de la prise de décision – par exemple au lendemain du référendum sur le traité de Maastricht, ou de la conclusion du traité d'Amsterdam, qui a intégré l'accord et la convention de Schengen aux traités – il y a une sorte de respiration très longue, et on ne fait pas ce qui est le plus difficile, qui est pourtant tout aussi nécessaire : on fait l'euro, on en profite avec des emprunts abondants et pas chers, on s'endette excessivement – pas seulement les Grecs –, et on ne fait pas la coordination économique, budgétaire, fiscale et sociale que Jacques Delors avait recommandée. On fait Schengen, le plus facile, la liberté de circulation, sans la gestion commune, sinon fédérale, des frontières extérieures… et on en subit les conséquences aujourd'hui. En matière de défense, nous n'en sommes pas encore là, car nous n'avons pas encore pris les décisions, mais tirons les leçons de l'expérience. En raison des menaces intérieures et extérieures, sans parler des menaces hybrides – qui concernent la cyber-sécurité, la protection de nos infrastructures stratégiques d'énergie et de télécommunications, l'espace –, je recommande de tirer les leçons du passé. Faisons peut-être moins vite mais faisons ensemble, et tout ensemble.

Voilà les enjeux. La stratégie globale doit être globale et forte. Le plan d'action, le livre blanc, doit la nourrir, et, ensuite, pendant ce semestre européen régulier, l'ensemble des institutions européennes doivent mettre en oeuvre. Il est une chose qu'on ne trouvera jamais dans un traité ou une directive européenne, c'est la volonté politique. Je forme donc le voeu que le président de la République, le Gouvernement et vous-mêmes, parlementaires, souteniez cette volonté politique. Dans une réunion du Conseil européen, si la France et l'Allemagne, ensemble, avec d'autres, l'Italie, l'Espagne, la Pologne, disent des choses, cela fait bouger les lignes. Je le sais.

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