Merci à Laure Béréni d'avoir présenté le genre comme un système construit, hiérarchisé, et à l'intersection d'autres formes de construction sociale en termes d'identification et d'identité.
Les études de genre font l'objet de controverses théoriques, et il est faux de les présenter comme une idéologie exclusive qui va s'imposer comme système normatif. Il s'agit d'un savoir interdisciplinaire qui s'inscrit dans des disciplines, mais aussi dans les relations entre disciplines, autour de l'analyse de cette construction sociale hiérarchisée, imbriquée, de ce que doit être un homme et de ce que doit être une femme dans différents types de sociétés.
Pour vous présenter en quoi ces études, dans leur pluralité, éclairent l'action publique et politisent la question de l'égalité entre les femmes et les hommes, je souhaite développer trois idées.
Tout d'abord, ces études influent sur la mise à l'agenda d'un sujet de politique publique. Et les pouvoirs publics et politiques prennent en compte ce qu'ils considèrent comme un problème dans la mesure où, et à condition que, ils considèrent qu'il relève de la compétence des autorités publiques. Il sera intéressant de voir en quoi les études de genre contribuent à mettre à l'ordre du jour les politiques d'égalité entre les femmes et les hommes.
Ensuite, existe-t-il une spécificité des politiques d'égalité entre femmes et hommes, et en quoi les études de genre éclairent cette spécificité ?
Enfin, les arbitrages de politique publique sur ces sujets sont, comme tous les arbitrages politiques, éminemment clivants et idéologiques. Les études de genre peuvent aider à faire apparaître cela.
Voyons tout d'abord le processus de mise à l'agenda d'un sujet de politique publique. Comme l'expliquait Laure Béréni, il existe une construction sociale, un système normatif, autour de ce qui est jugé comme légitime ou illégitime dans l'éducation et le comportement des hommes et des femmes, des petits garçons et des petites filles. L'attachement à la binarité est assez marqué, ce que l'on peut d'ailleurs questionner. Une politique publique en faveur de l'égalité entre femmes et hommes sera mise à l'agenda quand il sera considéré qu'une différence constatée entre les femmes et les hommes est illégitime, et non pas tant que l'on considérera que c'est le reflet d'une complémentarité naturelle, ou qui est perçue comme légitime.
Dans le processus de dénaturalisation des inégalités entre femmes et hommes, les études de genre jouent un rôle central en amenant à considérer qu'un sujet est un problème public et politique, et qu'il peut relever de la sphère de compétence des autorités publiques.
Deux exemples illustrent cette idée. Le premier est assez révélateur, puisqu'il porte sur un sujet qui apparaît aujourd'hui consensuel : la lutte contre les violences dites « domestiques » ou « intrafamiliales ». Elle n'a pas toujours été considérée comme faisant partie des compétences des autorités publiques : il était postulé qu'elles étaient de l'ordre du privé. Le droit transcrivait cette norme, puisque jusque dans les années 1967, il existait une excuse de provocation si le conjoint suspectait que sa conjointe le trompait. La démocratie et les rapports d'égalité ne passaient pas la porte du foyer. Comme le montrent les travaux de Geneviève Fraisse, s'il y avait eu démocratisation de la sphère publique, tout a été fait pour qu'il n'y ait pas de contagion dans la sphère privée.
Ce sont les travaux théoriques et la pression des militantes et des militants féministes qui ont imposé l'idée qu'il fallait démocratiser le privé, que le privé était politique. Le « triangle de velours » a joué ici son rôle, et vu sous l'angle des cycles de politiques publiques, l'enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (ENVEFF) en 2001 a joué un rôle fondamental. Elle a permis l'émergence d'un diagnostic, mais aussi de faire évoluer la norme de ce qui est considéré comme juste et injuste, et de ce qui entre dans le champ de compétence des acteurs.
Autre exemple : une tribune intitulée « Stop aux mutilations des personnes intersexuées » a été publiée hier par le journal Libération, à l'initiative d'un collectif qui regroupe des militants et des juristes et des chercheurs, dont Éric Fassin. Elle contribue au débat actuel, dont vous êtes acteurs du fait de l'amendement au projet de loi de modernisation de la justice du XXIe siècle qui propose la démédicalisation du changement de sexe à l'état civil, déposé par Pascale Crozon et Erwann Binet.
Les travaux théoriques ont largement contribué à remettre en cause une vision naturalisante et essentialisante de cette binarité entre femmes et hommes, en particulier, l'ouvrage collectif : Mon corps a-t-il un sexe ? Sur le genre, dialogues entre biologies et sciences sociales, coordonné par Évelyne Peyre et Joëlle Wiels.
Il existe une spécificité des politiques d'égalité dans l'approche cognitive des politiques publiques. Je fais ici référence aux travaux de Pierre Muller, selon lesquels les choix de politiques publiques sont avant tout des idées en action, des idées qui sont incarnées dans des actions. Des travaux démontrent que l'une des spécificités des politiques d'égalité entre femmes et hommes est leur transversalité. Il faut aller au-delà des secteurs de politiques publiques, et votre délégation, à l'intersection des différents domaines de compétence des commissions permanentes, en est l'illustration. On ne peut pas travailler sur l'égalité professionnelle sans travailler sur la déconstruction de la socialisation primaire de la complémentarité, aussi bien dans les familles que dans les écoles, qui reflète les orientations genrées.
Les travaux de l'économiste Françoise Milewski font apparaître que cette transversalité impose de porter une attention essentielle à la cohérence des politiques publiques. Si l'on est attentif à l'égalité entre femmes et hommes en matière d'emploi, mais pas dans la politique familiale – notamment si la politique familiale favorise la sortie de l'emploi ou le temps partiel pour les femmes –, alors les politiques publiques ne seront pas cohérentes. Cette transversalité a donc de vraies conséquences, ainsi que l'imbrication des différents instruments des politiques publiques que sont l'égalité des droits, l'action positive ou le gender mainstreaming.
Les études de genre, dans leur pluralité, montrent que le consensus dans l'opinion et parmi les acteurs publics en ce qui concerne l'égalité entre femmes et hommes ne doit pas faire oublier qu'elle se rattache à des conceptions différentes de ce que l'on juge légitime dans le cadre des « contrats de genre ». Il est important de pouvoir s'allier pour défendre certaines causes ; mais il l'est aussi d'être en désaccord sur d'autres sujets, selon le projet de société que l'on porte et ce que l'on définit comme un ordre juste.
On peut ainsi se réjouir que la clause de l'Européenne la plus favorisée ait été votée à l'unanimité par l'Assemblée nationale, mais la limite de ce genre d'exercice apparaît rapidement. Que les députés français soient favorables à la clause de l'Européenne la plus favorisée, ne veut pas dire grand-chose : l'enjeu va être de déterminer ce que l'on considère comme le plus favorable, le plus juste, le plus légitime, et alors des clivages politiques vont se dessiner à nouveau. Les politistes qui travaillent sur les programmes électoraux des partis politiques font apparaître qu'au-delà d'une rhétorique égalitaire maintenant partagée sur presque tout l'échiquier politique, des divergences apparaissent à propos des contrats de genre. En particulier, l'analyse des politiques familiales promues fait clairement apparaître le clivage entre la droite et la gauche sur ces enjeux.
Il est donc intéressant de politiser les politiques d'égalité entre femmes et hommes, autant pour dénaturaliser et désessentialiser le diagnostic sur la position des hommes et des femmes dans la société française que pour en faire un enjeu de démocratie, au-delà du clivage entre privé et public, et assumer qu'il existe des clivages sur ce sujet au coeur du pluralisme politique.