Monsieur le ministre, lors de votre première intervention vous aviez pu vous exprimer longuement dans un propos liminaire qui avait duré plus d'une heure. Dans l'intérêt de notre commission d'enquête, il serait souhaitable que nous disposions d'un temps suffisant après votre présentation initiale pour aborder toutes les questions. Cela ne vous empêche évidemment pas de développer comme vous le souhaitez les points qui vous paraissent importants.
Notre commission d'enquête arrive au terme de ses travaux, et nous remettrons notre rapport au début du mois de juillet. Je saisis cette occasion pour rendre hommage aux hommes et aux femmes qui relèvent de votre ministère, dont l'abnégation et, parfois, l'esprit de sacrifice honorent notre pays. Je pense en particulier au commissaire de la BAC, que nous avons auditionné, qui n'a pas hésité, au péril de sa vie, le 13 novembre 2015, à entrer dans le Bataclan pour neutraliser l'un des trois terroristes qui s'y trouvaient.
Monsieur le ministre, notre commission d'enquête doit établir l'existence d'éventuelles failles, d'éventuels dysfonctionnements. Force est de constater qu'aucun responsable de haut niveau n'a fait l'objet de remise en cause sur le plan professionnel depuis les attentats du mois de janvier 2015. Je rappelle que nous parlons d'attentats qui ont fait cent quarante-sept morts et des centaines de blessés sur l'ensemble du territoire à l'occasion des journées tragiques de janvier et de novembre. Nous nous demandons s'il n'y a aucune responsabilité, qu'elle soit administrative ou politique, concernant ce qu'il faut bien appeler l'échec de nos services de renseignements qui n'ont pu empêcher ces événements.
Nous devons la vérité aux victimes, à leurs familles, et aux Français sur les conditions dans lesquelles les attentats de janvier et novembre 2015 ont pu être perpétrés, sur ce qui n'a pas fonctionné. Je rappelle que le 13 novembre 2015, nous avons subi le plus grand nombre de victimes sur le sol français depuis la Seconde Guerre mondiale. Il faut apporter des réponses et faire des propositions utiles dans l'esprit transpartisan qui a été celui de cette commission d'enquête depuis le début de ses travaux. Elle n'a été animée que par le souci de la vérité, et par celui de permettre une meilleure efficacité de nos services dans l'avenir.
Qui pourrait prétendre, monsieur le ministre – je ne pense pas que cela sera votre cas –, que les attentats de 2015 ne sont pas un échec collectif, même si chacun comprend en ce domaine que le risque zéro n'existe pas ? Le Premier ministre, lui-même, déclarait le 9 janvier 2015 : « Il y a une faille bien évidemment. Quand il a dix-sept morts, c'est qu'il y a eu des failles. » Que dire alors, après les attentats du 13 novembre au Bataclan, à Saint-Denis, et sur les terrasses des cafés-restaurants de Paris ?
Après quelque deux cents heures d'auditions, et des déplacements à l'étranger – nous revenons d'Israël où je sais que vos services vont chercher une coopération efficace –, notre commission d'enquête est bien décidée à passer nos failles au crible, et à faire des propositions fortes pour y remédier. Vous-même, d'ailleurs, avez commencé à tirer les conséquences de ces événements, tant pour la nouvelle organisation du renseignement que s'agissant des doctrines d'emploi de nos forces d'intervention et de secours.
Pour une meilleure clarté de votre intervention, je propose d'aborder dans un premier temps les questions relatives au renseignement et à la coopération européenne en la matière. Dans un deuxième temps, nous pourrions en venir aux nouvelles doctrines d'emploi des forces d'intervention et de secours.
Pour ce qui concerne les questions relatives au renseignement, on entend souvent dire qu'il est facile de refaire le film a posteriori. Mais c'est précisément notre mission pour essayer de comprendre ce qui s'est produit. Nous nous posons une question essentielle : alors que la quasi-totalité des auteurs des attentats de janvier et de novembre 2015 étaient connus de nos services, comment ont-ils pu échapper à tous les radars et commettre leurs attentats en plein Paris ?
Vous connaissez les cas qui nous ont été soumis, et qui sont les plus emblématiques. Samy Amimour, le terroriste abattu sur la scène du Bataclan par le commissaire de la BAC que j'évoquais, avait été auditionné par la direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), en octobre 2012. Cette année-là, il avait été placé sous contrôle judiciaire, et il avait échoué dans un projet de départ vers la Syrie où il s'est finalement rendu en septembre 2013 avec Ismaël Omar Mostefaï. Ce dernier faisait lui-même l'objet d'une fiche S, mais il avait pu quitter le territoire national.
Chérif Kouachi avait été arrêté pour avoir participé à la filière de recrutement djihadiste dite « des Buttes-Chaumont ». Il avait séjourné dans un camp militaire en Irak. Il s'était radicalisé en prison entre 2005 et 2008, avant de réapparaître, en 2013, dans l'enquête relative à la tentative d'évasion de Smaïn Aït Ali Belkacem, condamné comme artificier de l'attentat du RER Saint-Michel de 1995.
Il y a également son frère, Saïd Kouachi, dont les services de renseignements savaient qu'il était allé s'entraîner au Yémen, en 2011, au côté d'Al-Qaïda, et qu'il faisait l'objet d'un mandat de recherche depuis le 7 janvier 2015.
Enfin, citons le cas d'Abdelhamid Abaaoud, qui a pu circuler en 2015, en Europe, alors qu'il avait été localisé à Athènes – nous avons pu le vérifier sur place –, juste avant l'assaut de la cellule de Verviers en Belgique.
À l'évidence, c'est un échec. Les grands chefs de vos services l'ont dit eux-mêmes au cours de leurs auditions. Vous en avez tiré les conséquences immédiatement après la décapitation perpétrée à Saint-Quentin-Fallavier par Yassin Salhi qui avait échappé à toute surveillance alors qu'il avait été fiché par les renseignements généraux (RG) de 2006 à 2008 pour s'être radicalisé dans sa ville natale de Pontarlier. Je crois que c'est à la suite de cet événement tragique que vous avez pris la décision de créer l'état-major opérationnel de prévention du terrorisme (EMOPT), sur lequel vous voudrez bien nous apporter quelques précisions. Nous avons en effet découvert, au cours de nos travaux et de nos déplacements en province, l'extrême complexité de l'organisation du renseignement français, qui peut faire craindre un défaut de coordination ou, en tout cas, une déperdition d'information.
Je rappelle, pour mémoire, le nom des principaux services que nous avons auditionnés et qui disposent chacun de leur propre fichier : la direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le service central du renseignement territorial (SCRT), la sous-direction de l'anticipation opérationnelle (SDAO) de la gendarmerie nationale, la sous-direction anti-terroriste (SDAT) de la direction centrale de la police judiciaire, la direction du renseignement militaire (DRM), la direction du renseignement de la préfecture de police de Paris (DRPP), et la direction nationale du renseignement et des enquêtes douanières (DNRED). Je le répète, tous ces services utilisent leur propre ficher – certains se recoupent, mais ce n'est pas toujours le cas.
Il existe également plusieurs cellules de coordination que nous avons pu visiter : l'unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT), le coordonnateur national du renseignement auprès du Président de la République, et, désormais l'EMOPT, sans compter les cellules de coordination interservices, qu'il s'agisse par exemple des cellules Allat ou Hermès. Au point où nous en sommes, on peut se demander s'il ne faudrait pas un « super-coordonnateur » pour coordonner les coordonnateurs, tant le millefeuille est complexe. Le chef de l'antiterrorisme israélien que nous avons rencontré avant-hier nous a avoué qu'il ne savait toujours pas aujourd'hui qui était son interlocuteur en France !
Monsieur le ministre, pouvons-nous continuer à entretenir ces querelles de chapelles en France ? Ne faut-il pas rationaliser et hiérarchiser le renseignement sous un seul commandement, comme l'on fait les Américains après le 11 septembre, en créant notamment une base commune du renseignement. Le sénateur Philippe Dominati, dans le rapport d'information qu'il a consacré au renforcement de l'efficacité du renseignement écrivait, en octobre 2015 : « L'éclatement de l'architecture administrative actuelle se traduit par une déperdition de moyens et un risque de conflit d'attribution entre les services. »
Je vous cède la parole, monsieur le ministre, après avoir sans doute été un peu long, mais il était important que nous fassions part des premiers résultats de nos travaux.