Intervention de Jean-Paul Vernant

Réunion du 15 juin 2016 à 9h00
Commission des affaires sociales

Jean-Paul Vernant, Professeur d'hématologie à l'hôpital de la Pitié Salpêtrière :

D'autres pays agitent cette question du prix des médicaments, en particulier depuis au moins cinq ans, les États-Unis où il n'existe pas de régime de santé solidaire et où le prix de certains médicaments est proprement ahurissant, si bien que des malades meurent faute d'avoir accès à ces médicaments. Le prototype de ces médicaments est le Glivec, qui permet de maintenir en vie et en excellent état général les personnes souffrant de la leucémie myéloïde chronique pendant cinq ans, dix ans, quinze ans, vingt ans, trente ans peut-être. Ce médicament aux États-Unis coûtait au départ 30 000 dollars par an, puis il est passé à 90 000 dollars par an, avant de devenir un générique. Par conséquent, les patients qui n'avaient pas cette somme, trop riches pour bénéficier d'une aide d'État ou trop pauvres pour souscrire une assurance santé personnelle, mouraient. Cette situation avait choqué nos collègues américains qui avaient alors publié des textes dans un grand nombre de revues médicales, avant que la presse généraliste aux États-Unis ne s'empare du sujet.

Certes, notre pays n'en est pas encore là, car notre régime de santé solidaire permet de financer ces nouveaux médicaments, mais il n'est pas certain que nous pourrons le faire éternellement. En effet, le prix des innovations thérapeutiques en cancérologie augmente de manière exponentielle : les dépenses en médicaments contre le cancer dans le monde s'élevaient à 24 milliards de dollars en 2004, à 40 milliards en 2008, à 80 milliards en 2014, et elles pourraient atteindre 150 à 160 milliards de dollars en 2020.

Pourquoi ces prix fous ? Parce que la manière dont ils sont fixés a complètement changé. Il y a vingt à quarante ans, les dépenses en recherche et développement (R&D) des laboratoires, ainsi que les bénéfices redistribués aux actionnaires définissaient le prix des médicaments, alors qu'aujourd'hui, il y a une déconnexion totale entre les dépenses des laboratoires et les prix demandés. En effet, les grandes firmes pharmaceutiques dépensent 14 % de leur chiffre d'affaires en R&D, mais leurs dépenses en marketing atteignent 20 % à 30 %, et les bénéfices redistribués environ 20 % – ces derniers sont de beaucoup supérieurs à ceux de l'industrie du pétrole ou de l'industrie du luxe : LVMH dégage 12 % de bénéfices…

Les laboratoires pharmaceutiques ne pouvant plus prétendre que le prix fou de ces médicaments est lié à la R&D, l'argument qu'ils avancent maintenant est celui du service médical rendu : leurs médicaments sont tellement efficaces qu'ils peuvent demander un prix important, disent-ils, quelles que soient leurs dépenses pour les mettre sur le marché. Je remarque simplement que si ce même raisonnement avait été tenu pour le vaccin contre la poliomyélite – vaccin formidable qui a fait disparaître cette maladie dans notre pays –, les malades mourraient encore de cette maladie en France parce que le prix de ce vaccin serait colossal. De la même manière, fait-on payer l'insuline à un prix fou au prétexte qu'elle permet de maintenir dans un état normal des tuberculeux pendant trente, quarante, cinquante ans ? Non !

En fait, l'industrie pharmaceutique définit ses prix en fonction de ce que le marché peut payer. La preuve : aux États-Unis, le Glivec coûtait 30 000 dollars au début des années 2000, mais comme le marché pouvait payer, le laboratoire a décidé de fixer le prix à 60 000 dollars, puis à 90 000 dollars. Ainsi, les États-Unis paient extrêmement cher les médicaments issus des innovations thérapeutiques, et les pays européens, jugés moins riches par les laboratoires, les paient un petit peu moins cher.

La situation risque de devenir difficile à court ou moyen terme dans la mesure où un certain nombre de pays ont d'ores et déjà pris la décision de ne pas payer. Les Anglais ont décidé de dérembourser dans certaines indications onze molécules, dont certaines sont pourtant extrêmement efficaces et que, heureusement, nous utilisons en France. Par exemple, le brentuximab, médicament utilisé en France pour soigner la maladie de Hodgkin, n'est plus remboursé en Grande-Bretagne, où les gens très riches peuvent l'acheter à 60 000 livres par an, alors que les gens qui ne peuvent pas se le payer meurent.

En conclusion, si cette inflation des prix se poursuit, notre système de santé solidaire risque d'être remis en question.

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