Intervention de Raphaël Girardot

Réunion du 22 juin 2016 à 16h15
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Raphaël Girardot, réalisateur du documentaire Saigneurs :

De notre côté, nous avons signé une convention avec M. Langlois, aux termes de laquelle nous nous engagions à lui montrer le film en premier. Il n'avait pas de droit de regard mais il a été notre premier spectateur. Il a été impressionné et il n'a pas du tout aimé le film. Il ne pouvait rien y faire parce qu'aucune disposition de la convention ne prévoyait qu'il pouvait demander le retrait des scènes ou des propos qui lui déplaisaient. Et il s'est rendu compte qu'une procédure en diffamation était vouée à l'échec puisqu'il n'y avait pas de propos diffamatoires ou de montages tendancieux. Les gens disaient ce qu'ils pensaient et nos images montraient la réalité, en particulier concernant les cadences filmées en plans longs sans effets dus au montage.

La convention prévoyait aussi une restriction concernant l'abattage. Elle nous convenait très bien parce que nous avions déjà filmé de tels lieux, notamment pour Archimède, une ancienne émission scientifique d'Arte. Comme Manuella Frésil, je sais que ce sont des images aveuglantes, qui empêchent de penser à quoi que ce soit d'autre pendant au moins les dix minutes suivantes. Toute souffrance d'ouvrier devient alors totalement inaudible. Nous avons donc accepté sans problème de ne pas tourner des images que nous n'aurions pas pu monter, mais nous voulions nous approcher le plus possible de l'endroit de la saignée.

Vis-à-vis des salariés, nous étions suspects puisque nous étions entrés dans l'abattoir avec l'autorisation du patron, même si nous commencions la journée en même temps qu'eux le matin, revêtus des mêmes tenues réglementaires. Où leur expliquer notre projet ? Dans les vestiaires et la salle de pause, où ils ne faisaient que passer, ils nous écoutaient ou pas. Il est vite apparu que nous devions monter avec eux sur les nacelles, non seulement pour nous faire accepter, arriver à leur parler assez longtemps et gagner leur confiance, mais aussi parce que c'est un endroit où on peut parler seul à seul.

Or, si savoir gagner la confiance d'un interlocuteur fait partie de notre métier, nous devions aussi composer avec la réticence éventuelle des ouvriers à s'exprimer devant leurs collègues et a fortiori devant leurs chefs. Que peuvent-ils se dire entre eux ? Est-ce qu'ils acceptent que l'autre sache exactement ce qu'ils pensent ? Dans ce milieu, il faut tenir. Assis côte à côte dans la salle de pause, ils peuvent choisir de ne pas se plaindre, de dire qu'ils n'ont mal nulle part. Sur la nacelle, j'étais moi-même obligé de crier pour que l'ouvrier puisse entendre mes questions. Son collègue du poste voisin pouvait voir que nous discutions mais il ne pouvait rien entendre, et le chef, en contrebas, entendait encore moins.

Nous pouvions aller partout tout en étant surveillés. Nous avions nos casiers, nos tenues. Nous prévenions de notre venue la veille de notre arrivée, et nous restions pendant trois ou quatre jours. Ils ne changeaient évidemment pas les cadences en fonction de notre présence. Nous partions en annonçant que nous reviendrions un mois plus tard et, parfois, nous étions de retour dans les quinze jours, non pas pour les piéger mais pour des raisons de changement d'emploi du temps. Sans vouloir m'appesantir sur nos problèmes de financement, nous devions nous montrer réactifs et venir souvent sur un lieu de tournage.

Est-ce que les salariés ont eu du mal à parler, une fois la confiance établie et le lieu idoine trouvé pour qu'ils puissent se lâcher ? Dans le film, ils ne se lâchent pas terriblement mais ils disent les choses. Le souci n'était d'ailleurs pas de filmer des moments de grande colère. Nous voulions qu'ils sentent que leurs propos étaient audibles et intéressants pour d'autres qu'eux-mêmes. En général, ils ne parlent à personne, ni à leur famille ni à leurs collègues, pensant que s'ils disent tous les jours qu'ils ont mal, ce sera insupportable pour tout le monde. Normalement, on n'a pas le droit d'être à deux sur une nacelle parce que c'est très dangereux. C'était une sorte de baptême du feu. Si quelqu'un prend les mêmes risques que vous et reste là pendant une heure pour vous écouter, il arrive qu'on se décide à lui dire quelque chose. Ils ont accepté de parler même si, jusqu'au bout, ils n'ont pas cru que leur parole pouvait intéresser quiconque.

Quant aux projections, elles ont commencé dans le bureau de M. Langlois. Il était impressionné ; il trouvait que c'était costaud ; il disait qu'il ne pensait pas que c'était comme ça. Il n'avait jamais dû voir son abattoir sous ce jour. Le lendemain, après réflexion, il nous a envoyé un message pour nous dire qu'il voulait faire interdire le film. Nous avons décidé d'aller le montrer tout de suite aux ouvriers pour qu'ils s'en fassent une opinion avant d'avoir celle de la direction via les chefs de ligne. C'était le jeudi. Le week-end suivant, nous étions en projection et nous l'avons montré à un maximum d'ouvriers. Les réactions ont été à la hauteur de ce que nous espérions. Ils étaient étonnés que le sujet puisse intéresser et nous avons eu des commentaires du style : c'est dingue, je ne me suis pas emmerdé pendant une heure et demie ! Ils sont comme ça, un peu francs du collier. Ensuite, ils nous disaient être surpris par la justesse du propos, par le fait que nous ayons rendu la cadence et le bruit de la manière dont ils les vivaient tous les jours. Ils nous ont beaucoup remerciés.

Ces remerciements nous ont soulagés. Quand on fait un documentaire, on a toujours peur d'avoir une vision biaisée. Or nous n'avons eu que des remerciements et la reconnaissance de personnes qui pensaient qu'il était impossible de décrire exactement leurs conditions de travail. Quant aux familles, elles étaient sidérées, abasourdies par la violence de l'endroit. Je me souviens d'une fille disant à son père qu'elle comprenait pourquoi il était stressé au retour du travail. Quand j'entends ce genre de réactions, je pense que j'ai fait mon travail.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion