Comme le disait Manuelle Frésil, la taylorisation enlève du sens, c'est une évidence. On ne peut pas dire que l'ouvrier ne souffre pas parce qu'il ne voit pas la tuerie. Dans notre film, l'un d'entre eux, qui occupe depuis trois ans un poste assez éloigné de l'assommage et de la saignée, explique qu'à chaque fois qu'une tête de vache découpée arrive devant lui, il se force à s'imaginer que c'est une boîte en carton afin de ne pas trop y penser. Si on en est là au bout de trois ans, c'est bien qu'il se produit quelque chose psychologiquement, et que ça n'est pas simple. Même dans le déni, c'est compliqué.
Nous avons aussi rencontré certains de ceux qui n'avaient pas tenu à l'abattoir ou qui en étaient partis. L'un des ouvriers nous avait parlé de l'un de ses amis qui était venu y travailler, mais qui avait abandonné au bout de deux semaines et qui ne pouvait plus manger de viande. Pour diverses raisons, ces témoignages ne sont pas dans le film. Il y a celui d'un ouvrier qui a travaillé douze ans dans le hall d'abattage. Il nous a raconté que durant ses trois dernières années d'activité, il rejoignait son poste en se cachant les yeux pour ne pas voir. Après avoir quitté son travail, il est resté en dépression pendant deux ans. Ce n'est pas parce que les choses arrivent qu'elles sont nécessairement acceptées. Ce n'est parce que l'on n'en parle pas qu'il n'y a pas du déni. C'est difficile, et c'est d'autant plus difficile qu'il y a la taylorisation.
Lorsque l'on regarde le Sang des bêtes de Franju, on constate que les choses sont aujourd'hui très différentes de ce qu'elles étaient à la fin des années 1940, ne serait-ce que sur le plan sanitaire par exemple – évidemment, sur un grand nombre de points, la situation de l'époque ne serait pas acceptable aujourd'hui. Il n'en demeure pas moins que le film montre des hommes qui sont aux côtés des bêtes, et qui savent ce qu'ils sont en train de faire. Aujourd'hui, les ouvriers d'abattoirs ne savent plus ce qu'ils font alors qu'ils travaillent sur un animal qui était encore vivant un quart d'heure auparavant. C'est cela le problème le plus dur à gérer.