Intervention de Gilles Savary

Réunion du 28 juin 2016 à 17h45
Commission des affaires européennes

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaGilles Savary, rapporteur :

Il y actuellement une initiative, appelée de ses voeux par la France depuis la Commission Barroso, pour réviser la directive sur le détachement des travailleurs de 1996. On se souvient que la Commission Barroso avait atermoyé, aboutissant sur la directive dite « d'application » de la directive de 1996.

Pour bien comprendre la portée de la résolution que je vous propose aujourd'hui, il faut revenir aux sources du détachement. Le détachement est vieux comme le monde, contrairement à ce que disent ses détracteurs. Aux termes de la directive de 1996, il y a détachement quand un employeur, quel que soit son secteur (administration, orchestre, …) envoie un travailleur en mission temporaire dans un autre pays pour y exercer un emploi en rapport avec son activité principale dans son pays d'origine. Les missions exercées dans le cadre du détachement sont diverses : prospection commerciale, service après-vente, collaboration scientifique, artistique, maçonnerie… Le détachement accompagne ainsi dès l'origine les échanges de biens et services entre les nations. L'Union européenne s'est avisée en 1996 d'encadrer cela, et a ainsi défini le détachement comme étant temporaire – mais sans fixer de date – du personnel d'une entreprise dans un pays étranger. Elle a aussi défini le détachement intra-groupe, qui doit aussi faire l'objet d'une déclaration de détachement, par exemple pour un personnel qui dans le même groupe part de Bratislava pour travailler en détachement en France. Il existe un troisième type de détachement : le détachement d'intérim. Une société d'intérim peut aussi détacher dans le cadre du détachement d'intérim un de ses « personnels » - on y reviendra.

Les règles du détachement sont simples : le travailleur détaché doit être payé au salaire minimum du pays d'accueil et l'exercice de sa fonction doit satisfaire à un « noyau dur » de règles impératives du pays, telles que les règles relatives à l'hygiène et la sécurité et au temps de travail. En revanche, il continue à dépendre de son pays d'origine pour sa retraite et son régime de sécurité sociale, et ne cotise donc pas, comme son employeur, en France. Cela veut dire qu'un travail détaché, même quand il est légal, constitue le plus souvent un avantage comparatif pour l'entreprise qui détache, mais pas pour le pays d'accueil, pour lequel s'exerce une concurrence sur son marché du travail tandis que les personnes en détachement ne cotisent pas à son système social dont il tarit le financement. Notons que les bureaux de liaison entre les administrations des différents pays censés contrôler la réalité de l'emploi des travailleurs détachés dans le pays d'origine, mis en place par la directive de 1996, n'ont jamais fonctionné correctement.

Voilà l'essentiel de la directive de 1996, qui a été assez considérablement renforcée par sa directive d'application de 2014, qui a instauré la responsabilité du donneur d'ordre – il ne peut plus être désintéressé de ce qui se passe sur son chantier et doit s'assurer que les travailleurs sur son chantier sont en règle – mais uniquement pour le BTP et uniquement sur la première chaîne de sous-traitance. La directive de 2014 a par ailleurs renforcé les échanges d'information entre les bureaux de liaisons, c'est-à-dire, par exemple, la possibilité pour l'Inspection du travail française de communiquer sur des cas particuliers avec son homologue d'un autre pays, par exemple la Roumanie.

En France, la loi de juillet 2014, dont nous avons été à l'initiative, a instauré la responsabilité conjointe et solidaire du donneur d'ordre, financière pour ce qui est du salaire, pour ce qui est des conditions de logement des travailleurs – qui doivent être dignes – et, au-delà, sur le fait de bien vérifier que le travailleur est déclaré comme travailleur détaché auprès de l'Inspection du travail. À la différence de la directive, nous avons instauré cette responsabilité sur toute la chaîne de sous-traitance et sur tous les secteurs, et nous l'avons accompagnée de la mise en place des sanctions administratives très lourdes – qui sont mobilisables par les préfets ou les Dirrecte - comme la fermeture administrative d'un mois de l'établissement en cas de fraude grave, ou financière, avec une amende pouvant aller jusqu'à 500 000 euros pour le donneur d'ordre. La loi a en outre mis en place un fichier électronique de suivi des travailleurs détachés, et exigé la présence d'un correspondant de langue française dans l'entreprise identifiable, ainsi que les travailleurs soient notés dans les registres de l'entreprise. Ces dispositions ont été renforcées par loi « Rebsamen », qui a mis en place des unités spécialisées dans le travail détaché dans les régions, qui font un énorme travail, sans préjudice des recours judiciaires qui fonctionnent difficilement du fait de l'encombrement de la justice. La loi « Macron » a renforcé les actions administratives et mis en place la carte de congé payé pour les travailleurs détachés – de façon à ce qu'ils soient suivis par la Caisse de congés et donc mieux identifiés –, et la loi « El Khomri » se propose d'aller un peu plus loin, notamment dans les contrôles.

Le résultat de tout cela est contradictoire. Avec 369 recours pendants devant la justice, une quinzaine de chantiers interrompus, le mouvement de régularisation a abouti à une augmentation statistique du travail détaché en France, soit 286 000 en France actuellement. En outre, comme le souligne un rapport très intéressant de la direction du Trésor, du fait des exonérations sur les bas salaires en France (CICE notamment), ajouté aux obligations de logement, le travail détaché n'est pas forcément meilleur marché, notamment le travail détaché au SMIC.

La Commissaire Thyssen, sous la pression de certains pays dont le nôtre, voyant les législations unilatérales nationales se mettre en place, a proposé une nouvelle directive – j'ai d'ailleurs beaucoup été travailler à Bruxelles avec le DG emploi, Michel Servoz – , visant d'une part à fixer un délai maximal de deux ans au détachement, d'autre part à mettre en place – ce qui était une demande de la France - un bureau de contrôle à Bruxelles qui pourra se substituer aux défaillances des fameux bureaux de liaison, notamment des pays qui n'ont pas une administration très structurée, et par ailleurs à mettre en place un fichier électronique des travailleurs européens – qui mettra sans doute du temps à être finalisé – et, enfin, à faire en sorte que le détachement d'intérim soit soumis aux mêmes conditions d'emploi que le travail local. Par ailleurs, et ceci est très important en l'absence d'harmonisation des salaires minima en Europe, le projet de directive a pour ambition de mettre en place la règle « à travail égal, salaire égal », avec pour objectif que dans un pays donné, la rémunération des travailleurs détachés soit la même que la rémunération moyenne des travailleurs du pays. Ce point est très important : cela signifie que dans un pays qui n'a pas de salaire minimum, il y a en réalité un salaire minimum de branche ou de fait sur lequel doit s'aligner le travail détaché. Cette disposition aurait été décisive pour les abattoirs, par exemple.

Voici les grandes lignes du projet de directive que nous avons accueilli avec beaucoup de ferveur. Ce projet ne traite pas du transport routier, qui a été renvoyé à la Commissaire européenne aux transports, Mme Violeta Bulc. C'est une question très compliquée, pour des travailleurs « hyper mobiles ». Nous avons encouragé le travail de Mme Thyssen, mais – et c'est là que l'on voie les difficultés de l'Europe – onze pays ont activé la procédure dite du « carton jaune », qui contraint la Commission soit à retirer son projet, soit à le renégocier, soit, au moins, à répondre aux critiques soulevées. En tout état de cause, elle ne peut plus redéposer le projet initial. J'avais prévu cette proposition de résolution avant que le carton jaune ne soit déposé. C'est ce projet de résolution qui vous est soumis aujourd'hui.

En voici les grandes lignes.

La proposition de résolution, se félicitant de la démarche accomplie par la commissaire Thyssen – notamment pour le principe « à travail égal, salaire égal » -, relève les limites de la directive de 1996, et son dévoiement avec la mise en place d'un marché de main-d'oeuvre low cost et intérimaire. La proposition de résolution relève en outre que les dérives du détachement des travailleurs sont contraires à la libre concurrence, et donc sont également un problème en termes de concurrence. Le point fort de cette résolution – c'est un peu « mon dada » depuis deux ans – concerne la prestation de service internationale, c'est-à-dire le détachement d'intérim. Les prestataires de services internationaux (PSI) sont en réalité des sociétés d'intérim ad hoc qui viennent démarcher, y compris par voie publicitaire, nos entrepreneurs, leur vantant les mérites des intérimaires détachés : contrat commercial – et donc sortie du droit du travail – engagement sur les délais et les prix. C'est un soulagement dans beaucoup de secteurs, notamment l'agriculture, où l'on peut conclure un contrat de PSI par exemple pour 3 hectares et 3 jours, à prix fixe.

J'affirme, comme nous l'avons débattu avec Chantal Guittet à haut niveau à Berlin, que le détachement d'intérim est le ver dans le fruit européen. En réalité, c'est du déplacement de main-d'oeuvre. Ce sont des entreprises qui récupèrent des gens qui n'ont pas de travail permanent et qui les placent dans un autre pays, comme ils placeraient des chômeurs, souvent qualifiés, pour faire de la prestation low cost. Ce phénomène est devenu invasif, et les chefs d'entreprise dans beaucoup de secteurs, n'ont pas le choix : accepter le système ou mourir. La concurrence ne se fait plus par la qualité ou le savoir-faire, mais par le coût très bas qui est proposé par le prestataire international.

Le détachement d'interim doit rester un détachement d'accompagnement, alors qu'il a créé un marché du travail low cost et dévoyé le marché intérieur de son sens, par le nivellement social. Ceci crée des déséquilibres injustifiables pour les marchés du travail locaux – même si métiers que nos compatriotes ne veulent plus faire, ne parlons donc pas du chômage que cela crée… Si cela se généralisait, on n'aurait plus de cotisations sociales et donc plus de Sécurité sociale… C'est une situation que la Commission européenne ne peut pas ignorer.

Je vous propose que la France soit très proactive sur le sujet. Le rapport a été rédigé il y a quelques semaines ; je ne pensais pas qu'il aurait une telle actualité – cela fait partie des thèmes qui ont pesé dans la campagne anglaise. Je vais en Pologne à titre personnel la semaine prochaine voir des sociétés d'intérim. Que disent les Polonais ? Pour eux, il s'agit de discrimination. Ce n'est pas vrai : il ne s'agit pas d'interdire aux travailleurs Polonais de venir travailler en France, ni que des sociétés polonaises ne peuvent pas venir s'établir en France, mais que, simplement, on ne peut pas récupérer des chômeurs pour les placer à moindre coût sur un marché extérieur. C'est la même chose à Chypre avec de la main-d'oeuvre bulgare. Il y a aussi des Français qui trichent dans les zones frontalières, par exemple en Lorraine où certaines entreprises demandent à leurs ingénieurs de s'inscrire dans des sociétés d'intérim luxembourgeoises, pour les employer via ses sociétés. Cela leur coûte moins cher tandis que les salariés bénéficient d'une couverture sociale supérieure. Tout cela est évidemment extrêmement choquant.

Voilà pour les points 1 à 5.

Sur la procédure du « carton jaune », j'ai une autre interprétation de la subsidiarité : s'il y a quelque chose qui n'est pas contrôlable par un seul État membre, c'est bien la mobilité des travailleurs et le détachement des travailleurs, et notamment des travailleurs ultramobiles, pour lesquels les fraudes sont difficiles à contrôler. Mais si c'est subsidiaire, c'est subsidiaire, et donc on pourra établir des législations nationales unilatérales. On pourrait donc interdire l'intérim dans le cadre de la PSI en France !

Concernant la réforme du règlement de sécurité sociale, la proposition prend acte de reporter à plus tard ce projet. C'est un sujet important : combien coûtent les travailleurs détachés à nos systèmes de sécurité sociale ? Et comment cela peut-il être compensé ? Dans mon esprit, si on ne parvenait pas à réguler le détachement d'intérim, il faudrait au moins demander des compensations pour les systèmes de sécurité sociale.

La proposition de résolution soutient la limitation à 24 mois du détachement ainsi que l'extension à tous les secteurs de la responsabilité du donneur d'ordre. Il s'agit là d'ailleurs d'une sorte de transposition à l'envers du droit français par la Commission européenne, puisque ces dispositions existent déjà dans notre droit national.

Enfin, la proposition de résolution soutient l'instauration d'une durée préalable d'emploi de trois mois avant le détachement du travailleur – c'est une lutte contre l'intérim –, regrette que la proposition ne renforce pas l'encadrement du détachement intragroupe, réitère la proposition de création d'une agence de contrôle du travail mobile en Europe, se félicite que la Commission consolide sa structure de coordination des administrations, invite la Commission à envisager la création d'une carte électronique du travailleur européen, félicite Mme Thyssen pour son initiative et l'encourage, et considère que la France restera vigilante sur l'éventualité d'une subsidiarité sur ces questions, et que, le cas échéant, elle s'autorisera à durcir sa législation.

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