Intervention de Pierre Chirac

Réunion du 22 juin 2016 à 9h00
Commission des affaires sociales

Pierre Chirac, directeur de publication de la revue Prescrire, président de l'association Mieux prescrire :

Je déclare n'avoir pas de lien d'intérêt avec les firmes pharmaceutiques, les assureurs ni les régulateurs. Comme tous les salariés de Prescrire, et notamment la centaine de médecins et de pharmaciens, je dépends des 30 000 soignants qui financent cette revue.

Tout d'abord, une précision sur les mots s'impose. On entend parler de l'innovation et de son prix ainsi que de la capacité de notre système de protection sociale à accueillir cette innovation. En fait, cela a été dit plusieurs fois ici même jeudi dernier et les dirigeants de l'Agence européenne du médicament l'ont reconnu dans un courrier publié sur leur site la semaine dernière : « innovation » veut simplement dire « nouveauté » et non pas « progrès » – ce dont peu de soignants et de patients se doutent. La plupart des innovations n'apportent pas de progrès tangible pour les patients ; certaines s'avèrent des régressions thérapeutiques. Prescrire n'est pas seule à faire ce constat regrettable. Des cancérologues américains ont ainsi publié une étude montrant que les 71 médicaments anti-cancéreux mis sur le marché entre 2002 et 2014 en vue de traiter les tumeurs solides n'avaient permis qu'un allongement de deux mois seulement en moyenne de la durée de vie. Les auteurs de cette étude se demandent si les patients et les responsables politiques en sont bien conscients – sans doute ne le sont-ils pas.

La première chose à faire pour que le débat sur le prix de l'innovation ait un sens pour la population et les malades est de parler de progrès thérapeutique et non d'innovation, et de savoir en effet quel peut être son prix. Comme le montre très bien le communiqué de presse des Entreprises du médicament (LEEM), on peut guérir ou prévenir des maladies graves pour quelques euros. Mais tous les exemples donnés par le LEEM sont fondés sur des médicaments et des vaccins anciens, voire très anciens, qui n'ont jamais été très chers. Il faut bien se rendre compte que depuis quelques années, nous sommes entrés dans une nouvelle époque, celle des prix extravagants, exorbitants, inacceptables. Ces prix d'aujourd'hui ne sont pas corrélés aux coûts – passés et futurs – de recherche et développement des médicaments. Il serait d'ailleurs très intéressant d'imposer la transparence dans ce domaine, car le seul chiffre disponible, calculé par la même équipe aux États-Unis depuis quarante ans, n'est pas crédible : le PDG de GlaxoSmithKline, Andrew Witty, l'a lui-même reconnu il y a quelques années en disant qu'il s'agissait de l'un des plus grands mythes de l'industrie.

Les firmes défendent de plus en plus leurs prix en parlant de la valeur de leurs médicaments ou des économies qu'ils pourraient entraîner. Une étude réalisée par des cancérologues des États-Unis sur 58 médicaments mis sur le marché entre 1995 et 2013 montre que leur prix a augmenté beaucoup plus vite que leur intérêt thérapeutique. L'expérience de la commission d'évaluation économique et de santé publique de la Haute Autorité de santé (HAS) montre que les études médico-économiques des firmes sont extrêmement faibles, voire carrément trompeuses. Ces modèles médico-économiques sont fondés sur des hypothèses fragiles et des données issues d'essais cliniques de plus en plus limités puisque la tendance est aujourd'hui malheureusement à des mises sur le marché sur la base d'une évaluation clinique très limitée et très peu probante.

Dans le domaine de l'hépatite C, la firme Gilead justifie le prix outrancier de son sofosbuvir, Sovaldi, par de prétendues économies à venir. Mais cette analyse est fortement mise en cause par un institut américain, l'Institute for economic and clinical review¸ qui ne voit d'économies qu'en vingt ans dans le meilleur des cas, et à condition de ne traiter que les patients les plus atteints, qui ne sont pas les plus nombreux. Les cancérologues dont je viens de citer l'étude font remarquer que, en réalité, le prix des médicaments anticancéreux correspond aujourd'hui à la « disposition à payer » – willingness to pay – des patients via la collectivité ou les assureurs, disposition qui résulte de calculs économiques extrêmement contestables fixant le prix d'une année de vie en bonne santé entre 100 000 et 200 000 euros selon les pays. Voilà à quoi tient aujourd'hui le prix des anticancéreux. En résumé, dans les domaines du cancer, de l'hépatite C et de biens d'autres maladies, les firmes demandent des prix correspondant à la capacité maximale de paiement des patients et des systèmes de prise en charge financière de soins des pays les plus riches de la planète.

Cette tendance lourde des firmes pose dans le monde entier de très nombreux problèmes éthiques, sanitaires et économiques que chacun peut imaginer. Elle pose aussi de nombreux problèmes à la recherche elle-même. Comme l'a déclaré en 2014 le directeur du centre anticancéreux le plus réputé des États-Unis, tous les efforts de recherche et développement sont aujourd'hui concentrés sur les mêmes micromarchés, niches qui bénéficient de facilités liées au statut de médicament orphelin. Ils prennent l'exemple d'une catégorie de cancer du poumon pour lequel il existe une dizaine de médicaments en développement, concernant quelques milliers de patients aux États-Unis. Ces médicaments seront sans doute mis sur le marché à 100 000 euros.

Dans une déclaration sur les médicaments, le Conseil de l'Union européenne a demandé la semaine dernière que la Commission européenne enquête sur cette situation contre-productive de concentration sur des micro-niches de la recherche et développement pharmaceutique aujourd'hui.

Et, puisque je parle de l'Europe, je terminerai sur cet aspect. La France peut agir dans le domaine du prix des médicaments, notamment si elle s'associe à des initiatives internationales – du G7 ou de l'Europe. Elle doit notamment s'allier à d'autres pays pour négocier les prix avec les firmes, pour demander et obtenir la transparence sur les coûts de recherche et développement et pour refuser que s'impose ce concept de valeur promu par les firmes, qui n'est qu'un modèle économique fondé sur des hypothèses fragiles et contestables.

En conclusion, les prix pratiqués par les firmes relèvent aujourd'hui d'une financiarisation de celles-ci, qui trouvent plus rentable pour leurs actionnaires de vendre un médicament à 100 000 euros à un nombre réduit de patients plutôt que dix fois moins cher à dix fois plus de patients qui en auraient besoin. Soignants, patients et responsables politiques doivent en prendre conscience rapidement pour arrêter cette dérive mortifère. La société a besoin d'une industrie pharmaceutique prospère – mais pas exagérément – qui fabrique à un haut niveau de qualité des médicaments vraiment utiles sans rupture de stock, mais sans non plus monopoliser ni épuiser les ressources de la société et de la collectivité.

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