Intervention de Jacky Tixier

Réunion du 30 juin 2016 à 10h30
Commission d'enquête sur les conditions d'abattage des animaux de boucherie dans les abattoirs français

Jacky Tixier, président du Mouvement de défense des exploitants familiaux, MODEF de la Creuse :

Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les députés, je vous remercie de m'accorder votre intérêt. Mon syndicat, le MODEF, m'a demandé de venir témoigner de mon expérience en me convainquant que la présentation d'un exemple positif pouvait faire plus facilement bouger les choses que la dénonciation de ce qui n'est pas satisfaisant.

Face à la diffusion de plusieurs vidéos d'abattoirs, le MODEF dénonce l'organisation industrielle des abattoirs qui entraîne de graves dysfonctionnements par rapport au bien-être animal : étourdissement inefficace, cadences d'abattage trop rapides ou encore non-prise en compte de la perception des animaux. Le MODEF revendique que les éleveurs puissent avoir un droit de regard et d'un droit d'agir lors de l'abattage de leurs animaux. Face à ces anomalies, il existe des solutions alternatives pour promouvoir la mise en oeuvre d'outils d'abattage de proximité en lien étroit avec les paysans, en permettant d'éviter le stress des animaux et de les tuer dans de meilleures conditions de proximité.

La plus grande fierté de ma vie professionnelle est de conduire aujourd'hui avec une cinquantaine d'autres paysans le chantier du pôle « viandes locales » en Limousin, un exemple qu'il m'a semblé intéressant de vous présenter. L'objectif est de réunir sur un même site toutes les étapes qui relient les animaux de nos champs aux produits que nous vendons à nos consommateurs. En France, il est rare que tous les flux soient réunis en un même lieu. On y trouve sur 1 100 mètres carrés un abattoir innovant et des box individuels de maturation destinés à obtenir des conditions atmosphériques sur mesure à chaque carcasse. Nous avons des salles de découpe, de transformation froide en steaks hachés, par exemple, et de transformation chaude pour faire des pâtés, des saucissons et des jambons. Nous avons une zone logistique avec du stockage en froid et en surgelé pour mieux gérer nos stocks. Nous consacrons 10 % de notre budget à un centre pédagogique accolé à l'outil où, sur 160 mètres carrés d'écrans tactiles, le grand public pourra découvrir notre savoir-faire et être sensibilisé à la lutte contre le gaspillage car, aujourd'hui, une vache sur cinq sert à nourrir les poubelles. À l'heure des plats carnés « micro-ondables » et des big burgers à la semelle de viande, nous ferons redécouvrir les viandes paysannes et leurs techniques de cuisson. Une bonne viande est une viande que l'on finit ; c'est aussi cela, le respect de l'animal.

Nous sommes reconnus comme acteur de l'économie sociale et solidaire. Nous fonctionnons comme une coopérative d'utilisation de matériel agricole (CUMA), c'est-à-dire que nos membres ont investi dans des parts. Chaque part leur donne le droit d'occuper un ou plusieurs bouchers-abatteurs pendant un total de dix heures trente. Statutairement, chaque part oblige à verser annuellement une cotisation. Ensuite, chaque paysan emploie son crédit-temps comme il l'entend, un peu à la manière d'un forfait téléphonique à carte prépayée. Nous savons donc dès aujourd'hui qui l'utilisera. Notre planning n'est pas dépendant des éventuels utilisateurs ; il est construit pour être régulier avec les éleveurs qui, dans les circuits courts, ont un rythme de vente prévisible qui ne dépend pas du cours de la viande.

L'abattage, uniquement avec étourdissement, représente 15 % de notre activité, soit une dizaine de vaches par semaine. Comme nous avons remis la lenteur au coeur de notre production et que nous n'avons fait aucune économie d'investissement sur cette activité, nous n'avons pas cherché à la rendre rentable. En revanche, notre modèle économique repose sur l'intégration de toutes les marges de l'aval de la chaîne de production, avec la découpe et la transformation qui, elles, sont bien rémunératrices. L'acte de commercialisation reste à la main de chaque éleveur, car c'est la partie la plus rémunératrice. Ainsi, notre outil autonomise les paysans membres par rapport à toute prestation extérieure.

Comme nous sommes propriétaires et comme nous choisissons comment cela se passe, nous ne restons plus en dehors des murs. Et comme nous travaillons tous en circuit court, nous avons pu imaginer un outil spécifiquement conçu pour les besoins qualitatifs de la filière courte. Par exemple, notre ingénieur de projet a dessiné une bouverie circulaire inspirée des étables des grands chevaux de courses et des plans de Temple Grandin. Nous avons travaillé sur la luminosité pour qu'il n'y ait aucune ombre sur le sol, pour que l'avancée se fasse toujours de manière instinctive du plus obscur vers le plus clair, et pour que l'humain, source de stress, soit le moins visible possible. Nous avons travaillé sur la lutte contre les odeurs avec des rideaux brise-vent et des brumes. Nous avons travaillé sur l'acoustique avec une bouverie en bois aux murs irréguliers pour briser les résonances. Compte tenu de la faible vitesse et la courte distance à traverser – moins de cinquante mètres –, il n'y aura plus besoin d'aiguillons électriques. Nous avons prévu des panneaux circulaires coulissants pour l'avancée, selon le principe de l'horloge. Nous avons également inventé l'observatoire, une pièce vitrée donnant une vue d'ensemble sur le quai de déchargement, la bouverie et le hall d'abattage, qui permet à chaque éleveur de constater par lui-même ce qui se passe avec son animal. Nous avons rapproché au maximum le lieu de l'affalement de celui de la mise à mort afin d'éviter les reprises de connaissance, car on sait que dans cet intervalle, le temps joue de façon exponentielle.

Notre chantier est soumis à une charte éthique et écologique. Nous compensons notre empreinte carbone. Notre bâtiment a été conçu dans le respect des bonnes pratiques bioclimatiques. Il est semi-enterré dans une butte afin d'accroître sa passivité énergétique.

Un élu de l'ancienne culture a pu nous prendre pour des hurluberlus. Nous avons dû faire face à de nombreux a priori sur notre capacité de gestionnaire parce que nous sommes des paysans et que cet outil ne vient pas du monde industriel. Nous en tirons la leçon suivante : c'est justement parce que ce projet vient des éleveurs que nous avons pu bouleverser les habitudes des bureaux d'études agroalimentaires – non sans peine. Nous avons finalement été reconnus « projet industriel d'avenir ». Nous avons même dû rejeter des offres bancaires, car nous avions déjà réuni les 3,3 millions d'euros nécessaires. Dans les circuits courts, comme nous le constatons chaque jour, nous savons que c'est la confiance qui est le socle de l'acte d'achat. Pour nous, la qualité et le goût sont ce qui nous permet de constituer durablement notre clientèle. Par qualité, j'entends la façon dont nous produisons, je ne la réduis pas au seul aspect hygiénique – qui est un préalable. Nous nous inscrivons d'ailleurs dans le cadre des normes ISO 22000.

Je peux témoigner qu'il existe une clientèle demandeuse de ces produits issus d'une pratique plus humaine. Cela représente un nombre d'emplois non négligeable et permet de relocaliser les retombées économiques sur un territoire. Nous n'empêchons personne de manger ce qu'il veut. Nous n'opposons personne. Chacun cherchera les meilleures solutions selon son histoire et ses valeurs. Nous n'avons pas été courageux ; simplement, nous n'avions plus le choix. L'abattoir le plus proche de Bourganeuf est aujourd'hui à plus d'une heure de route. Nous connaissons tout de même un peu en bêtes : nous savons que chaque minute dans un camion est un moment de stress en trop. Nous proposons juste un autre modèle qui répond à un besoin que l'on sent croissant, grâce à des consommateurs qui prennent en main leur acte d'achat.

S'il arrive que nous soyons un peu plus chers, notamment en bio, cela s'explique d'abord par le fait que nous nous ne brumisons pas nos carcasses pour vendre de l'eau au prix de la viande, et que les box de maturation sur mesure permettent à la viande de gagner en tendreté et en goût, quitte à perdre jusqu'à 20 %, voire davantage, du poids de nos carcasses. Les grammes de viande que les consommateurs nous achètent ne vont pas se transformer en eau dans leur poêle ou leur assiette. Nous leur demandons de ne pas changer leur budget, mais de manger quelques grammes en moins et de finir leur assiette plutôt que de nourrir les poubelles. Notre slogan est le suivant : « moins mais mieux, moins mais tout ».

Le MODEF considère que les produits agricoles ne peuvent être classés comme de simples marchandises : ils constituent l'alimentation des hommes et des femmes et recouvrent des enjeux vitaux pour les peuples. L'agriculture elle-même n'est pas un secteur économique ordinaire, que certains voudraient assimiler au secteur industriel. En effet, l'agriculture est porteuse de l'enjeu alimentaire, qui consiste à nourrir les êtres humains en quantité, en qualité et en diversité. Les produits agricoles sont la base de la souveraineté alimentaire des peuples.

Le MODEF formule cinq propositions qui éclairent des points déjà étudiés par votre commission et d'autres, qui pourraient répondre à des enjeux que vous avez soulevés.

Premièrement, nous proposons – contrairement à la Confédération paysanne – l'installation obligatoire d'un enregistrement vidéo chronométré et couvrant trois zones : les quais de déchargement, les bouveries et les halls d'abattage, à condition que la finalité de l'autorisation accordée par la CNIL porte uniquement sur la bientraitance, et que le visionnage soit limité à une commission éthique compétente afin que les images soient analysées collectivement et avec le personnel en vue d'améliorer les erreurs commises.

Deuxièmement, nous proposons d'instaurer une limite d'actes d'abattage par jour et par opérateur, ainsi qu'une limite de tonnage annuel par les services vétérinaires de l'État, en fonction du comportement dans l'abattoir.

Troisièmement, nous proposons de formuler clairement des consignes de soutien aux abattoirs de proximité et de donner les moyens aux agents de l'État de détecter les errements, puis d'agir en faveur de l'amélioration du respect animal.

Quatrièmement, nous proposons de clarifier la réglementation en fixant des objectifs de résultats et non plus de moyens autorisés pour l'étourdissement et l'abattage.

Cinquièmement enfin, nous proposons de créer une labellisation exigeante et sous contrôle de l'État pour les acteurs ayant effectivement mis en place des protocoles visant à réduire le stress et la douleur animale.

En espérant faire avancer par l'exemple tous ceux qui, parmi les acteurs de la filière courte mais aussi de la filière longue, ainsi que les consommateurs, veulent inventer l'abattage de ce nouveau millénaire, il me semble que nous sommes dans le sens de l'histoire, car nous sommes dans le sens de plus d'humanité. Je conclurai en cours remerciant pour les travaux importants que vous conduisez dans le cadre de cette commission.

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