Intervention de Didier Quentin

Réunion du 29 juin 2016 à 16h15
Commission des affaires étrangères

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaDidier Quentin :

Avec environ 11 millions de kilomètres carrés placés sous sa juridiction, la France détient la deuxième superficie maritime du monde, juste après les États-Unis qui possèdent 11,3 millions de kilomètres carrés, soit 300 000 kilomètres carrés d'écart environ. S'y ajoutent, potentiellement, 1,8 million de kilomètres carrés supplémentaires de fonds marins, grâce aux éventuelles extensions du plateau continental. Or, ce n'est pas le cas pour les États-Unis, qui n'ont pas ratifié la convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) de 1982.

Les espaces maritimes jouent un rôle de plus en plus important. D'une part, la convention de 1982 a renforcé les droits des États côtiers sur la mer. Elle leur a ainsi reconnu certaines compétences et facultés sur la zone économique exclusive (ZEE), qui s'étend jusqu'à 200 milles marins vers le large, bien au-delà de la limite des 12 milles qui marque la mer territoriale. Elle leur a également donné une faculté d'extension du plateau continental, au-delà de ces mêmes 200 milles, lorsque les conditions géologiques sont réunies. D'autre part, placé au coeur de la mondialisation, le transport maritime est en pleine expansion. La convention de 1982 a réaffirmé la liberté des mers et la liberté de navigation, y compris le droit de passage inoffensif dans la mer territoriale et le droit de passage dans les détroits.

Le Général de Gaulle, visionnaire comme très souvent, ne s'y était pas trompé, puisque dans l'un de ses derniers grands discours, prononcé à Brest en 1969, il déclarait : « L'activité des hommes se tournera de plus en plus vers la recherche de l'exploitation de la mer, et naturellement, les ambitions des Etats chercheront à dominer la mer pour en contrôler l'activité et les ressources ». Nous y sommes…

Il convient également de rappeler que l'essentiel des espaces maritimes français est situé dans nos outre-mer, à raison de 97%, et principalement dans le Pacifique (4,8 millions de kilomètres carrés) et dans l'océan Indien (2,67 millions). Ces espaces, qui donnent lieu à des frontières méconnues, notamment avec l'Australie dans l'océan Indien et dans le Pacifique, ainsi qu'avec l'Afrique du Sud, sont en cours de délimitation.

Toutes les notifications à l'ONU ne sont pas encore intervenues. Cela ne fait cependant pas obstacle à l'application des lois françaises dans les espaces concernés. Établir des délimitations est parfois long et difficile, comme c'est le cas avec l'Espagne pour la ZEE en Méditerranée, dans le golfe du Lion.

Les demandes françaises d'extension du plateau continental n'ont, en l'état, abouti que pour la Martinique, la Guadeloupe, les îles Kerguelen et la Nouvelle-Calédonie, ce qui représente 579 000 kilomètres carrés. La demande conjointe avec l'Irlande, le Royaume-Uni et l'Espagne en mer Celtique a été acceptée par la Commission des limites du plateau continental, mais la répartition de l'espace concerné fait l'objet de négociations avec nos trois pays voisins.

La demande relative à Saint-Pierre-et-Miquelon mérite une mention particulière. Elle est tout à fait fondée et sa contestation par le Canada ne doit pas conduire à un déni de droits, en défaveur de la France. Ce point a explicitement été exclu du champ de l'arbitrage de 1992 sur la ZEE. Le droit international n'interdit pas non plus a priori l'hypothèse d'une discontinuité entre la ZEE française et l'extension du plateau continental, d'autant plus que l'île de Sable, qui permet au Canada d'intercaler une partie de sa ZEE, est, comme son nom l'indique, mouvante, et qu'elle pourrait ainsi disparaître dans le futur, par exemple en cas d'élévation du niveau des océans.

Plus éloignés de la métropole que ne le sont leurs équivalents britanniques, les espaces maritimes ultramarins de la France sont parfois contestés. Notre souveraineté est ainsi mise en cause dans l'océan Indien pour les îles Éparses du Canal de Mozambique (Bassas da India, Europa, Glorieuses, Juan de Nova), ainsi que pour Tromelin et Mayotte, aujourd'hui 101ème département français, et dont la population s'est prononcée, à plusieurs reprises, à de très larges majorités pour son maintien dans la République !

Dans le Pacifique, deux îlots, Matthew et Hunter, au large de la Nouvelle-Calédonie, nous sont contestés par le Vanuatu et l'île de Clipperton l'est d'une certaine manière par le Mexique, alors qu'un arbitrage en 1931 s'était positionné en faveur de la France. Ce dernier fait l'objet de critiques ambigües de la part de Mexico, qui a contesté la délimitation de la ZEE, même si l'accord de pêche bilatéral de 2007 au profit de l'armement mexicain, avec des licences gratuites, permet de régulariser dans une certaine mesure la situation. Je me permets, à cet égard, de signaler l'excellent rapport rédigé par notre collègue, Philippe Folliot, qui a été parlementaire en mission sur le devenir de l'Ile de la Passion et qui s'intitulait : « Valoriser Clipperton par l'implantation d'une station scientifique à caractère international ».

Par ailleurs, ces espaces maritimes ultramarins sont, en permanence, soumis aux risques d'activités illégales ou « limites »... Qu'il s'agisse de la pêche illicite, des infractions environnementales, de la recherche minière, gazière ou pétrolière, des autres trafics, notamment des trafics de drogue et d'armes, et de l'immigration clandestine, comme à Mayotte, la vigilance des services concernés doit être constante. Tel est d'autant plus le cas que l'exercice de l'interlope (de la contrebande) est facilité par les progrès de la technologie embarquée sur tous les navires.

Dans ce contexte, il importe de prendre en compte plusieurs évolutions avec une grande attention.

Premièrement, la sécurité des mers se dégrade. La piraterie connaît un renouveau, même si elle peut être efficacement combattue, comme dans la Corne de l'Afrique, avec l'opération européenne Atalante de lutte contre la piraterie maritime au large des côtes somaliennes, qui est un véritable succès, dans le cadre de la force navale européenne (Eunavfor). Le développement croissant des autres activités et trafics illicites, qui va jusqu'aux trafics d'êtres humains et aux migrations illégales, est tout aussi préoccupant. Ce sont autant de menaces surveillées par les États, mais aussi par les organisations internationales, en particulier l'Organisation maritime internationale (OMI).

Deuxièmement, la géopolitique maritime évolue. La suprématie reste, certes, à la marine américaine, garante de la liberté des mers ; mais le développement de la marine de guerre chinoise, qui n'est plus une flotte côtière, « d'eaux jaunes », et devient une flotte de haute mer, « d'eaux bleues », est aussi rapide que spectaculaire. Le Chef d'état-major de la marine française, la « Royale », nous a avoué, avec une nuance d'envie dans la voix, que les Chinois fabriquaient chaque année une quinzaine d'unités, et pas des vedettes garde-côte… La marine russe est, pour sa part, en plein renouveau. Le développement des flottes militaires n'est pas limité à ces deux pays. En Asie, notamment, et en Australie, mais aussi au Royaume-Uni, entre autres, l'heure est à l'acquisition de capacités nouvelles. Pour ce qui est de l'Angleterre, en ces temps de Brexit, il y a peut-être un certain avenir pour une coopération franco-anglaise dans ce domaine.

Troisièmement, la fonte des glaces ouvre en Arctique de nouveaux espaces, avec certains désaccords, que ce soit sur le régime des passages du Nord-Ouest et du Nord-Est, sur lequel la Russie et le Canada ont leurs propres visions, différentes de celles des éventuels usagers, et sur le partage des extensions du plateau continental.

Quatrièmement, la situation en Mer de Chine suscite beaucoup d'inquiétudes. Dans un contexte historique, géographique et politique compliqué, deux litiges de souveraineté opposent la Chine à ses voisins.

L'un est au Nord, avec le Japon, à propos des îles Senkaku. L'autre est en Mer de Chine du Sud, et concerne les deux archipels des Spratleys et des Paracels. La Chine se dresse ainsi contre le Viet Nam, les Philippines, la Malaisie et le Brunei. Ces deux différends sont sources d'incidents, avec un vrai risque d'escalade.

Fondée sur des arguments d'ordre historique, notamment sur sa situation précoloniale de suzeraineté, mais aussi sur une interprétation extensive du droit de la mer, ainsi que sur la recherche d'un contrôle effectif des eaux par la construction, et parfois la militarisation, d'îles semi-artificielles et d'infrastructures – il est même question de centrales nucléaires en mer ! -, la position de la Chine suscite des réactions internationales, très fermes et fondées sur le droit.

Au Nord, la réaction du Japon a été soutenue par les États-Unis. Au Sud, une procédure d'arbitrage, encore en cours, a été intentée par les Philippines. L'Association des Nations de l'Asie du Sud-Est (ASEAN) et les États-Unis ont marqué leur désapprobation et ont protesté. Les armées américaines, l'US Navy, et l'US Air Force font régulièrement des missions sur place, pour réaffirmer les principes de la liberté des mers et la liberté de survol.

La communauté internationale ne peut, pour sa part, rester insensible à des événements qui tendent à mettre en cause le droit international et qui interviennent dans un espace aussi important sur le plan stratégique, et par lequel transite, en outre, une très large part du commerce mondial.

Au regard de ces enjeux, il est impératif que la France affirme une volonté politique, à la hauteur de l'importance de ses espaces maritimes et de ses ressources. Eric Tabarly disait « La mer, pour les Français, c'est ce qu'ils ont dans le dos quand ils regardent la plage ! » ou bien encore : « Les Gaulois sont d'indécrottables terriens… ». Notre pays possède des atouts de premier plan, et à travers lui l'Union européenne. Il serait temps de valoriser davantage ces atouts, grâce notamment à une vision stratégique pertinente comme avec le Livre bleu de 2009, toujours d'actualité, et à la stratégie nationale de sûreté des espaces maritimes d'octobre dernier.

Avant de laisser le soin à Paul Giacobbi de vous présenter ces atouts et les priorités qu'il conviendrait de mettre en oeuvre sur les moyens et longs termes, je me permets d'émettre un voeu à l'aube de la campagne présidentielle que nous allons bientôt connaître.

A deux reprises, en 1981 avec François Mitterrand et le programme élaboré par M. Louis Le Pensec, et en 19881995 avec Jacques Chirac, qui avait été pilotin dans sa jeunesse, il a été question de redonner « une grande ambition maritime » à la France. Malheureusement, cette brillante idée, pour reprendre une expression chère à notre ancien Président, a fait « pschitt… ».

J'espère qu'il n'en sera pas de même dans le proche avenir et je serais tenté de lancer un SOS : « France, n'oublie pas ta mer… ».

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