Je souhaiterais d'abord rappeler quelques chiffres : depuis 1974, aucun budget n'a été voté en équilibre, et la dette publique n'a cessé de progresser, passant de 20 % du PIB à la fin des années 1970 à près de 96 % du PIB aujourd'hui, soit 2 096 milliards d'euros à la fin de l'année 2015. Cette situation de fort endettement est inédite sous la Ve République, mais elle ne l'est pas dans l'histoire : en 1944, par exemple, l'endettement a atteint près de 280 % du PIB, avant d'être réduit drastiquement sous l'effet de l'inflation et de retomber à moins de 30 % du PIB en 1950.
Pour ce qui est de la période actuelle, je voudrais souligner trois points.
Le premier est qu'un fort niveau d'endettement public n'est pas propre à la France : la plupart des pays industrialisés ont suivi ce même chemin, alors même que les orientations politiques et idéologiques étaient sensiblement différentes. Dans ce phénomène généralisé d'endettement, une partie importante relève donc des mécanismes de fonctionnement du système économique et financier tel qu'il s'est développé depuis une quarantaine d'années.
Le deuxième point est que la dette touche également le secteur privé, dans des proportions plus importantes encore que le secteur public. Le secteur privé non financier en France est ainsi endetté à hauteur de 124,8 % du PIB en 2015, et l'endettement du secteur financier, à l'échelle de la zone euro, atteint près de 150 % du PIB.
Enfin, la dette publique ne se résume pas uniquement à un fardeau : elle est d'abord liée à la constitution du bien public. Ce n'est donc pas tant le niveau de la dette publique qui importe que sa soutenabilité, c'est-à-dire notre capacité à l'honorer sans nous appauvrir et sans réduire excessivement nos marges de manoeuvre.
Or, malgré la réduction des taux d'intérêt sous l'effet de politiques monétaires ambitieuses, le taux apparent sur l'ensemble de notre dette publique – 2,2 % – demeure largement supérieur au taux de croissance, ce qui alimente un « effet boule de neige », que le président Gilles Carrez avait mis en évidence dès 2010 dans ses précédentes fonctions de rapporteur général.
Face à ce constat, il nous a semblé nécessaire d'analyser les causes multiples de notre endettement, avant de traiter du sujet de la gestion de la dette et de la question de sa transparence, dont parlera Nicolas Sansu. Enfin, nous nous sommes interrogés sur les solutions qui pourraient réduire notre endettement tout en maintenant la capacité à investir et à appuyer le développement de l'activité, point que présentera Jean-Pierre Gorges.
Je profite de ma position de premier orateur pour saluer les équipes de l'Agence France Trésor (AFT), dont le professionnalisme a été reconnu par tous les interlocuteurs que nous avons auditionnés. Leur travail a, certes, une limite : celle d'un financement fortement contraint et qui a profondément évolué en quelques décennies. C'est pourquoi nous avons aussi souhaité analyser les phénomènes à l'oeuvre dans la progression de l'endettement, lesquels relèvent, selon notre analyse, de trois causes principales.
La première est, bien entendu, le déficit permanent de l'État. La part des dépenses publiques en proportion du PIB est ainsi passée de 35 points de PIB en 1960 à 56,8 points en 2015. Dans la mesure où la hausse concomitante des prélèvements obligatoires n'a pas suffi à couvrir la dépense publique, la différence a été nécessairement financée par l'endettement. Je tiens néanmoins à rappeler l'effort poursuivi depuis 2012, qui a permis de diviser par deux le niveau du déficit public par rapport aux points hauts atteints en 2009 et 2010.
La Cour des comptes cependant a constaté un net recul de la part de l'investissement dans les dépenses : en 2015, sur un accroissement de l'endettement de 93 milliards d'euros, seuls 11,7 milliards ont été consacrés à l'investissement, soit 12 %. La progression de l'endettement répond donc essentiellement à celle des charges d'activité de l'État : personnel, fonctionnement, mais aussi dépenses d'intervention.
Parallèlement, les recettes en pourcentage du PIB ont baissé de façon permanente. Un vrai travail d'évaluation dynamique des recettes et des dépenses fiscales mérite donc d'être mené et suivi.
La croissance de l'endettement tient à un second facteur majeur : l'évolution du mécanisme de financement de l'État, laquelle est intervenue en même temps qu'un durcissement de la politique monétaire : je veux parler de la disparition du « circuit du Trésor », qui permettait à l'État de drainer l'épargne des banques et des particuliers, à des conditions qu'il définissait lui-même. Il pouvait, en outre, compter sur la banque centrale pour lui fournir des avances, voire pour monétiser sa dette. Ce système, qui permettait à l'État de se financer sans trop de difficultés, a progressivement été remplacé par un financement passant exclusivement par les marchés.
Cela devait permettre à l'État d'accroître sa capacité de financement – ce qui a été le cas –, mais aussi de rendre la dette plus transparente et de mieux maîtriser la masse monétaire. Force est de constater que ces derniers objectifs n'ont pas été atteints. Si l'État peut en effet faire appel aux liquidités à l'échelle internationale, cet appel au marché a un coût considérable : entre 1978 et 2014, la France a versé 1 254 milliards d'euros d'intérêts pour la dette de toutes les administrations publiques confondues.
La transparence n'existe pas plus, et même plutôt moins, sur les détenteurs de la dette publique. Quant à la volonté de mieux maîtriser la masse monétaire, la disparition du circuit du Trésor n'a pas empêché l'émergence de bulles financières ou immobilières.
La question de la dépendance de l'État à l'égard des marchés doit donc être posée sérieusement.
Enfin, dernier facteur, il ne faut pas oublier le poids du ralentissement général de la croissance et de l'inflation sur le niveau actuel de notre endettement en terme de ratio par rapport au PIB ; d'autant que la croissance joue non seulement sur le ratio de dette, mais aussi sur les recettes fiscales. Entre 2008 et 2009, au moment de la crise financière, les recettes fiscales nettes de l'État ont chuté de 40 milliards d'euros – cette chute a été due en partie aux dépenses fiscales, en particulier au bouclier fiscal –, alors que les dépenses n'ont augmenté que de 12 milliards d'euros. Dans certaines situations, c'est bien l'absence de recettes qui creuse le déficit, plus que l'augmentation des dépenses.
Quelles leçons peut-on retenir de ces mécanismes de progression de l'endettement ?
D'une part, que le budget de l'État se retrouve constamment pris en étau : d'un côté, des baisses d'impôts sont nécessaires pour stimuler la croissance et engendrer des recettes fiscales supplémentaires ; de l'autre, ces baisses de recettes entraînent un accroissement du déficit si elles ne sont pas suivies d'une hausse significative de l'activité ou d'une réduction des dépenses publiques. C'est pourquoi une politique raisonnée consiste à trouver des solutions pour favoriser l'investissement et l'activité sans nécessairement alourdir le déficit. C'est ce que fait le Gouvernement depuis 2012 en stabilisant le niveau des prélèvements obligatoires, tout en dégageant des marges de manoeuvre pour les entreprises.
D'autre part, cela doit nous conduire à nous poser des questions sur le rythme de remboursement soutenable pour notre pays. La soutenabilité de la dette dépend, en effet, de l'écart entre le taux de croissance et le taux d'intérêt apparent applicable au stock de dette publique. Chaque fois que le taux de croissance est inférieur au taux d'intérêt apparent, le poids de la dette par rapport au PIB s'accroît, sauf coupe drastique dans les dépenses publiques.
Enfin, la gestion de la dette présente des paradoxes qui ne sont pas sans risque : alors que l'endettement public a augmenté de plus de 30 points de PIB depuis 2008, la charge de la dette est restée stable, voire a légèrement diminué, pour représenter 43,8 milliards d'euros en 2015.
Cela est dû à la faiblesse actuelle des taux d'intérêt, situation inédite qui peut se retourner à moyen terme. Le risque sur la dette publique serait alors important : pour une augmentation de taux d'intérêt de 1 point, la charge de la dette serait supérieure de 2 milliards d'euros dès la première année. L'impact étant cumulatif au fur et à mesure des réémissions de dette, la charge de la dette serait, en 2025, supérieure de 16,8 milliards d'euros à celle de 2016.
C'est pourquoi il est nécessaire de s'intéresser plus en détail aux modalités de gestion de la dette, point que traitera mon collègue Nicolas Sansu.
Avant de lui céder la parole, je tiens à rappeler que la situation n'est pas catastrophique, contrairement à ce que j'entends parfois : le déficit tend à être maîtrisé, le Gouvernement s'y employant depuis le début du quinquennat. Il reste encore des efforts à faire, mais les résultats montrent que la France est sur la bonne voie.
Pour le reste, je souhaite vous faire partager un point de vue plus personnel : au cours des auditions, nous avons pu apprécier le rôle joué par la Caisse d'amortissement de la dette sociale (CADES). Je trouverais particulièrement intéressant de mettre en place un mécanisme similaire à la CADES pour la dette de l'État, avec l'objectif d'éteindre celle-ci à long terme, en établissant un échéancier mettant en oeuvre la stratégie de désendettement de l'État.